Enjeux et évolutions de la formation initiale et continue des professeurs

Intervention de Christophe Kerrero, recteur de Paris, auteur de l’ouvrage École, démocratie et société (éd. Berger-Levault 2016), lors du colloque « La formation des professeurs des écoles, un enjeu majeur pour le XXIe siècle » du mercredi 19 mai 2021

Je centrerai majoritairement mon propos sur la formation des maîtres du premier degré, le maillon le plus important.

Comme vous l’avez indiqué, Monsieur le Ministre, la formation des maîtres est d’abord un moyen de parvenir à une fin. Quel est le professeur des écoles dont nous avons besoin pour relever les défis du XXIe siècle ?

On peut retenir, sans être très original, trois finalités : des professeurs qui instruisent, ce qui signifie une bonne maîtrise des disciplines fondamentales, des professeurs qui éduquent et enfin des professeurs qui transmettent des valeurs. Tout cela pour que l’École continue de « faire nation », ce qui est, avec la République, sa mission première. C’est ce que dit Jean-Michel Blanquer depuis quatre ans quand il indique qu’il faut élever le niveau général dans la justice sociale. Ce sont les deux axes de sa politique éducative.

Cela fait désormais trente ans que les Écoles Normales ont été transformées, d’abord en IUFM. Cela fait trente ans que la formation spécifique, réservée jusque-là aux Écoles Normales, a été confiée à l’université. Et cela fait trente ans que s’exprime l’insatisfaction des acteurs sur le résultat de la formation. Et nous constatons, vous l’avez rappelé les uns et les autres, qu’en trente ans les résultats de nos élèves aux évaluations nationales comme aux évaluations internationales n’ont cessé de diminuer. Notre École a du mal à lutter, comme l’a rappelé Éric Charbonnier, contre les difficultés scolaires mais aussi et surtout contre les inégalités sociales et scolaires. Et, nouveauté depuis quelques constats Pisa, le nombre d’excellents élèves diminuant également, l’École a désormais du mal à former une élite suffisante. De réforme en réforme de la formation des maîtres (IUFM, ESPE, INSPE), ce qui est en soi un sujet, nous n’avons pas trouvé un point d’équilibre satisfaisant. Tous ces éléments interrogent notre système et, si l’on prend l’exemple des mathématiques – je parle sous le contrôle de mon ami Charles Torossian –, en 2019, 74 % des étudiants de première année de master MEEF dans le premier degré étaient inscrits l’année précédente en licence de Lettres, de Langues, ou de Sciences humaines et sociales, et ne recevaient donc de formation en mathématiques que lors de la très courte année de préparation au concours. Le résultat, rappelé par Éric Charbonnier, c’est que nous sommes maintenant les derniers en résolution des problèmes dans les classements internationaux.

Comme tout le monde l’a dit autour de la table, la situation est très clairement insatisfaisante et – vous l’avez dit, Monsieur le ministre – préoccupante pour l’avenir de notre pays.

Pourquoi tant de difficultés à trouver un point d’équilibre dans la formation des maîtres ? Ou, pour reprendre votre interrogation, qu’est-ce qui fait que cela ne marche pas ?

Marie-Danièle Campion l’a rappelé, pour l’avoir vécu aussi bien dans son rôle actuel que dans son rôle de rectrice, cela ne marche pas parce qu’il y a trop de tensions à gérer. Nous sommes au cœur de tensions que, depuis des années, aucun ministre n’arrive à « dépasser » au sens pratiquement hegelien du terme.

Tension entre enseignement universitaire et enseignement pratique. Nous devons en effet inscrire le futur professeur dans une tradition scolaire et, en même temps, lui donner un bagage universitaire solide tout en lui permettant désormais de bénéficier de la recherche en matière pédagogique et dans les nouvelles approches des sciences cognitives. Or, vous le savez, nous héritons d’un système qui est particulièrement cloisonné entre le premier degré et le second degré, mais aussi entre le secondaire et le supérieur et j’ajouterai même entre le primaire, le secondaire, le supérieur et la recherche. Ce monde cloisonné est tout à fait opposé à ce qui est nécessaire, c’est-à-dire lancer des ponts pour former des maîtres. Donc on cloisonne à tous les étages alors qu’il faut impérativement avoir une notion de liaison et décloisonner les choses pour arriver à relever les défis d’aujourd’hui. IUFM, ESPE, INSPE, selon qu’on les appelle par un nom ou par un autre, apparaissent comme un lieu un peu bâtard alors qu’ils devraient être le carrefour réflexif de ce qu’est un maître.

Autre point de tension très fort entre l’alignement quasi idéologique de la formation des professeurs des écoles et celle des professeurs du secondaire, avec une domination qui est celle de la licence monodisciplinaire, de surcroît souvent en sciences de l’éducation et non pas en mathématiques ni en Lettres. Nous nous heurtons là à l’un des problèmes majeurs de nos systèmes éducatifs fondés sur l’héritage du lycée post-napoléonien. Il y a comme un sentiment d’inégale dignité entre premier et second degré, entre supérieur et scolaire. La hiérarchie, jadis des ordres aujourd’hui des degrés, est un obstacle à une formation à ajuster en fonction des différents besoins. Pourtant – et ce n’est pas montrer de l’indignité vis-à-vis de l’un et l’autre métiers – le primaire et le secondaire sont éminemment différents. Il suffit de penser au nombre de disciplines : un professeur des écoles enseigne jusqu’à huit disciplines alors qu’un professeur de collège ou de lycée en enseignera une ou deux au maximum ; l’âge des élèves ensuite, 3 à 11 ans pour les professeurs des écoles, 12 à 17 ou 18 ans pour les professeurs des collèges et lycées ; enfin la visée pédagogique : pour le professeur des école, il s’agit de structurer l’esprit des élèves par de solides connaissances fondamentales alors que le professeur du collège puis du lycée va devoir enrichir le savoir des élèves en s’appuyant sur ce socle de connaissances fondamentales. Tout cela est résumé dans le jargon des métiers : le professeur des écoles « fait classe » alors que le professeur de collège ou de lycée « fait cours ». Et, comme toujours en France, on a choisi d’aligner par le haut. Je rappelle que, sur le collège unique, le choix qui a été fait – contrairement à d’autres pays qui ont fait le choix d’une école moyenne, une école fondamentale – a été de s’aligner sur le petit lycée, ce qui a certainement perdu un certain nombre d’élèves. Et pour le professeur des écoles, mais aussi pour le professeur de collège et de lycée, on a fait le choix de la masterisation, comme si la reconnaissance devait passer par le modèle du supérieur le plus exigeant. Entendons-nous, il faut reconnaître le rôle essentiel du professeur des écoles et le titre de professeur des écoles lui-même n’est pas à remettre en question, pas plus que la masterisation (je crois qu’aujourd’hui ce serait illusoire). Mais c’est certainement davantage par une reconnaissance financière et une priorité affichée donnée au premier degré que nous pourrons faire que l’égale dignité entre les premier et second degrés soit une réalité. Toujours est-il que le choix de la licence monodisciplinaire est un sujet pour la formation des professeurs des écoles. Comme l’a montré Éric Charbonnier, dans tous les autres pays d’Europe le modèle qui prévaut est celui d’une licence spécifique pluridisciplinaire, suivie d’un master professionnalisant, sans l’étape du concours qui est aussi une spécificité française. Par parenthèse, mais c’est aussi un des points de tension de notre système, on pourrait dire que le maintien du concours dit inconsciemment la défiance des deux mondes, le monde scolaire et le monde universitaire. D’une certaine façon, « l’employeur » – même si Marie-Danièle Campion n’aime pas ce mot – ne reconnaît pas à l’université sa capacité à former les professeurs des écoles. Mais les torts sont bien partagés car jusqu’à une époque récente l’université ne s’intéressait que très peu à la formation des maîtres et elle s’intéresse encore très peu à la formation des professeurs des écoles.

Pourtant, le chemin d’un réel progrès dans la formation des maîtres du premier degré ne peut passer que par une évolution des licences. Or ces licences pluridisciplinaires n’existent pas (ou très peu) en France et l’autonomie des universités n’a pas permis de les développer au cours de ces dernières années. Le ministère de l’Éducation nationale est donc contraint à des détours, sinon à des ruses. Parmi ces ruses il y a le parcours préparatoire au professorat des écoles qui sera en activité à la rentrée prochaine où 50 % du temps de la licence est effectué à l’université dans des licences de français, de mathématiques, et 50 % est effectué dans des lycées. Ce modèle sera développé à la rentrée dans 20 académies.

Mais comment avancer encore plus loin ?

En ce moment-même la réforme de la formation initiale se déploie.

Marie-Danièle Campion a rappelé dans son exposé l’ambition de la réforme et l’énergie qui est déployée par nous tous pour la mettre en œuvre. Elle pousse à son terme d’une certaine façon la logique de masterisation, le concours maintenant placé en fin de master et master professionnalisé puisque, en plus des cours disciplinaires les étudiants bénéficient de contrats d’alternance dans les classes, ce qui est en soi un vrai progrès. Comme l’a dit Jean-Michel Blanquer c’est en quelque sorte la dernière chance pour que réussisse le modèle de la formation des professeurs confiée à l’université. Comme toutes les réformes il conviendra de l’évaluer. Il faudra dépasser un certain nombre de complexités.

La mise en place de cette réforme n’est pas simple. Mais si chacun joue le jeu ce sera un progrès indéniable.

Cela sera-t-il suffisant ? Sans doute dans le second degré. Pour le premier degré il faudra évaluer si cette réforme permet de doter les professeurs des écoles de savoirs suffisamment solides en matière pluridisciplinaire mais aussi d’aptitudes didactiques et pédagogiques robustes. N’oublions pas en effet les deux principes essentiels à une bonne formation des professeurs des écoles : la nécessaire pluridisciplinarité de la formation. On ne peut pas concevoir un professeur qui ne maîtrise pas à la fois la langue française, les éléments essentiels du raisonnement mathématique et scientifique et un peu d’histoire de notre nation.

L’autre caractéristique essentielle de la formation est la pratique, avec des stages pratiques en alternance, une formation prise en charge par des professeurs en place eux-mêmes chevronnés et, comme le disait Charles Torossian, des échanges de pratiques entre pairs.

Quelles sont les pistes possibles ?

La première piste serait de développer les parcours préparatoires au professorat des écoles et/ou de convaincre les universités de créer des licences pluridisciplinaires. Mais ce sera un dispositif très coûteux pour la nation et il faudra former l’ensemble des candidats.

La deuxième piste si, par malheur, la réforme en cours ne donnait pas les résultats escomptés, serait de récupérer la formation des maîtres du premier degré pour la confier au ministère de l’Éducation nationale en créant des écoles du professorat des écoles. Soit ces écoles seraient en lien avec les universités pour délivrer les équivalents de masters soit elles délivreraient des diplômes d’école tout en préparant au concours.

Dans tous les cas, l’Éducation nationale doit se doter de professeurs capables d’enseigner le français et les mathématiques à égale dignité et en évitant – point important que l’on n’a pas encore assez souligné – d’écarter un certain nombre d’étudiants issus de famille modeste, écueil induit par la masterisation. Tout nouveau parcours devra être pensé comme une ascension sociale, un peu comme Jules Ferry l’avait pensé lui-même au moment de la création des instituteurs. Il faut donc penser à des bourses dès la licence, parce que la masterisation, en rallongeant le temps d’études, est un handicap pour les étudiants de famille modeste. La crise de l’enseignement montre que le vivier des futurs professeurs n’est plus comme naguère dans la classe moyenne supérieure, il est dans les classes populaires qu’il faut aller chercher. C’est d’ailleurs la meilleure assurance d’une ascension sociale méritocratique relancée par cette voie.

Enfin un aspect de la formation doit encore être davantage développé, comme Charles Torossian l’a indiqué, c’est la formation continue. Il faut encore professionnaliser la formation continue qui était vécue ici et là comme un supplément d’âme et pas du tout comme une façon de piloter le système éducatif. D’abord, parce qu’il faut s’occuper des professeurs qui n’ont pas reçu en formation initiale toutes les bases, notamment en mathématiques (c’est tout l’objet du plan Villani-Torossian), ensuite parce que c’est la clef de la professionnalisation de qualité et enfin parce que c’est le plus sûr chemin pour aller vers l’égale dignité entre les professeurs des différents degrés. De gros progrès ont été faits depuis quelques années. À Paris a été initié dès 2017 un plan lecture qui a d’une certaine façon fait école et a permis de monter le plan français national et le plan mathématiques.

Les moyens accrus dans le premier degré sont une occasion unique de repenser la formation continue des maîtres du premier degré et le plus sûr moyen d’abattre les cloisons puisque, comme le disait Charles Torossian, l’enjeu est de redonner confiance à tous les acteurs. Les professeurs doivent accepter d’ouvrir leurs classes en confiance pour montrer leurs pratiques sans craindre ce fameux « jugement » très français. C’est le sens de ce que l’on développe à travers le mot de « constellation » pour que peu à peu, de la même façon que l’évaluation doit devenir extraordinairement banale au quotidien, ouvrir sa classe devienne un réflexe professionnel, en confiance, pour ne plus se sentir jugé mais au contraire regarder les choses, comprendre comment on peut évoluer dans sa pratique professionnelle sans se sentir déjugé.

C’est vraiment l’ouverture des champs entre les écoles, entre les établissements et les écoles, entre l’université, les écoles et les établissements qui est le plus gros chantier à venir, je crois.

Si j’en juge par ce que nous avons essayé d’initier avec le test de « fluence » qui permet de compter le nombre de mots maîtrisé par un élève à l’entrée en sixième, nous avons vu véritablement le désarroi des professeurs de français et des principaux de collège qui se retrouvaient face à ce que, certes, ils pressentaient, la difficulté en lecture de presque 20 % des élèves… Mais comme c’est objectivé ils se sont trouvés très démunis dans la façon d’appréhender la correction de ces difficultés. Nous avons là encore un moyen d’en finir avec la hiérarchie entre secondaire et primaire, puisque c’est le premier degré qui a les clés pour corriger les difficultés en lecture des élèves de sixième, et de démontrer que la maîtrise de la langue n’est pas l’affaire du seul professeur de lettres mais bien de l’ensemble des professeurs.

Il faut aussi jeter des ponts à l’intérieur des écoles, entre l’école et le collège mais aussi entre l’école et la recherche. On cite souvent la maternelle française comme assez exemplaire. Mais, quand on regarde de près, c’est se reposer sur un grand nombre de lauriers. Et en tous cas on reste souvent arc-bouté sur des modèles très anciens, comme le modèle Montessori, sans faire de l’école maternelle le champ des possibles au regard de la recherche, notamment en sciences cognitives. Un travail s’appuyant sur les recherches d’Olivier Houdé, Stanislas Dehaene, Grégoire Borst… peut permettre de remettre en action et de repositionner le professeur des écoles, particulièrement celui de la maternelle, comme un intellectuel capable de travailler en lien avec la recherche la plus pointue pour rechercher les mécanismes pédagogiques les plus adaptés pour faire évoluer sa pratique. Les sciences comportementales, le travail sur l’empathie, le travail sur l’apprentissage des très jeunes enfants constituent un champ encore trop largement inexploré que l’on doit regarder pour avancer et obtenir de meilleurs résultats.

Pour terminer ces propos je dirai que la formation à Bac + 5 pour l’ensemble des professeurs a montré l’ambition intellectuelle de la nation pour ses maîtres. Mais cela ne doit surtout pas nous faire oublier qu’on ne forme pas des professeurs des écoles comme des professeurs de collège et de lycée et que l’alternance avec la pratique est irremplaçable pour tout professeur, comme pour un médecin.

On le sait, le développement intellectuel, social, économique d’un pays passe par la qualité de son école. À cet égard, l’enquête PIAAC (Programme d’évaluation internationale des compétences des adultes) de l’OCDE montre la corrélation entre le taux d’emploi de la population active et leur maîtrise des savoirs fondamentaux. Donc le redressement économique de notre pays, vous l’avez indiqué, Monsieur le ministre, passe avant tout par un redressement éducatif. C’est un travail de longue haleine. Il faut s’en donner les moyens. Mais si l’on se souvient que la civilisation est d’abord la transmission, c’est bien le sillon qui a été engagé depuis quatre ans par le gouvernement et par Jean-Michel Blanquer. Une voie tracée qu’il faut poursuivre en retenant ce que disait Charles Torossian, c’est-à-dire ne plus considérer l’erreur comme une faute ou un jugement mais bien comme un brouillon qui permet d’aller vers une sorte de chef-d’œuvre qui est la création du jeune citoyen.

L’« École de la confiance » est donc loin d’être un slogan. C’est la volonté de redonner aux professeurs l’enthousiasme qui leur est tout à fait nécessaire et d’obtenir des résultats au quotidien afin de s’inscrire dans une dynamique qui permet d’aller vers une École du progrès.

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Le cahier imprimé du colloque « La formation des professeurs des écoles, un enjeu majeur pour le XXIe siècle » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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