Libéralisation du marché du gaz et du partenariat à long terme

par Francis Guttman, ambassadeur de France, ancien Président de Gaz de France

Intervention prononcée lors du colloque du 14 décembre 2004 Approvisionnement énergétique de l’Europe et politique de grand voisinage

Le gaz naturel est un produit nouveau, il n’a pas quarante ans, c’est très peu d’années, et pourtant il a connu, pendant ce laps de temps relativement court, un grand développement et de profondes transformations.

Il y a quelques années encore, la situation en Europe était très simple. Elle comportait un petit nombre de grands acheteurs européens et pour l’essentiel un petit nombre de fournisseurs extérieurs.

Le coût de transport était particulièrement élevé -cinq à six fois celui du pétrole-. Les acheteurs étaient donc conduits à s’adresser aux fournisseurs les plus proches et à rechercher auprès d’eux une sécurité à long terme d’approvisionnement à des prix à peu près corrects. Pour les fournisseurs, ce qui importait, c’était précisément d’avoir des débouchés proches et qui soient suffisamment sûrs à long terme pour leur permettre de mobiliser les moyens nécessaires au financement de leurs investissements. Leurs rapports se trouvaient ainsi fondés sur des contrats « take or pay ».

Troisième caractéristique de cette situation de l’Europe : les sociétés gazières, acheteurs ou fournisseurs, étaient plus ou moins liées à l’Etat. Ceci pouvait présenter un risque de politisation des rapports. Comme Secrétaire général du Quai d’Orsay, en 1982-83, j’ai connu les vaines interventions américaines pour que le gouvernement interdise à Gaz de France d’acheter le gaz russe d’Urengoï. En 1988, Président de Gaz de France, j’ai eu à dénouer l’affaire du gaz algérien ; en 1981, le gouvernement français avait voulu assurer une relance des relations générales avec l’Algérie en lui consentant un prix favorable, mais ensuite, peu à peu, les choses s’étaient gâtées et, en 1988, ce problème du gaz était devenu l’élément premier pourrissant les rapports entre les deux pays.

D’un autre côté, il était bon que l’Etat soit ainsi proche des producteurs et des consommateurs, et, au total, tout fonctionnait plutôt bien, malgré les crises passagères.

Deux séries d’événements ont fait qu’en quelques années la situation a été profondément changée. L’une tient à l’Union européenne, l’autre à l’évolution générale de l’industrie du gaz à travers le monde.

L’Union européenne trouvait prodigieusement choquant ce régime européen du gaz. Un petit club de sociétés plus ou moins étatiques, des contrats à long terme « take or pay », tout ceci semblait parfaitement iconoclaste au regard de l’idée qu’on pouvait avoir d’un marché unique libéral. Les discussions ont commencé tendant à remettre en cause le système. Elles ont duré à peu près une douzaine d’années. La difficulté première a été de convaincre Bruxelles que, lorsqu’on invoquait la sécurité d’approvisionnement, ce n’était pas pour faire obstacle à la libéralisation, mais parce qu’il y avait un réel problème de sécurité d’approvisionnement de l’Europe. Il faut rendre justice aux partenaires fournisseurs de la France, s’ils sont entrés dans le débat, ils n’en ont pas tiré prétexte pour le politiser. Et pourtant, il aurait été possible, à l’Algérie par exemple, de dire qu’il était paradoxal pour l’Union européenne de lancer le processus euro-méditerranéen de Barcelone, et de ne pas vouloir prendre en compte la nécessité pour l’Algérie de stabiliser ses débouchés gaziers. De même, il était paradoxal de se préoccuper de la stabilité de la Russie nouvelle, et ne pas vouloir assurer la continuité de ses fournitures de gaz.

Mais enfin, tout le monde a fini par être raisonnable, il n’y a pas eu de drame politique, et, vous le savez, on est arrivé finalement à des arrangements. Les contrats « take or pay » ont été sauvés. Mais des dispositions nouvelles ont été instaurées. D’abord, concernant la clause de destination. Pour résumer, si on prend l’exemple italien, l’ENI italienne peut maintenant revendre en Italie du gaz algérien ou russe, mais les Russes ou les Algériens peuvent vendre en Italie du gaz à d’autres que l’ENI. D’autre part, il y a des possibilités d’importations « spot ». Enfin, les gaziers traditionnels sont obligés de mettre à disposition des importateurs, quels qu’ils soient, contre rémunération, leurs propres réseaux de transport.

On pourrait penser qu’au fond tout cela est à peu près satisfaisant. Avec les contrats « take or pay », la sécurité d’approvisionnement, pour l’essentiel, est assurée et la face est sauvée pour Bruxelles avec ces dispositions sur le « spot », la clause de destination, etc. En réalité la situation est beaucoup plus complexe, car il y a eu les évolutions gazières générales que je voudrais maintenant rapidement résumer.

• Le premier facteur a été une certaine internationalisation de l’industrie gazière, internationalisation largement due à deux phénomènes : d’une part, la progression du gaz naturel liquéfié, et, d’autre part, le fait que les coûts de transport ont commencé de diminuer tout en restant tout de même assez lourds. Ils ont diminué du fait de la taille des méthaniers, de la taille des installations de liquéfaction, etc. Aujourd’hui, on peut transporter du gaz dans des conditions raisonnables à plus de 10.000 kilomètres.

• Deuxième facteur, la place prise par la production d’électricité à partir de gaz. Les électriciens représentent dès maintenant un grand débouché de celui-ci, qui est appelé à augmenter. L’inconvénient est que les électriciens n’ont pas une vision très claire de ce que sera leur développement à partir du gaz, que, d’autre part, ils n’ont pas l’expertise des gaziers quant à l’achat du gaz. Pour l’heure, ils sont donc souvent un facteur plutôt perturbateur, avec des erreurs de prévision de certains électriciens, comme on en a vu en Europe, pour ne pas parler de la Californie. Cette évolution électricienne est fondamentale, elle n’est pas actuellement un facteur de stabilité.

• Troisième élément, l’intervention de plus en plus active des pétroliers. Pendant longtemps, les pétroliers ne poussaient pas trop au développement du gaz naturel, dans lequel ils voyaient un concurrent pour le pétrole. A présent, ils ont pris pleinement conscience de l’importance du gaz naturel. Ce sont principalement eux qui ont la capacité financière pour faire les investissements requis par le développement du gaz avec les sociétés nationales productrices. Or, les pétroliers n’ont pas la préoccupation première de sécurité d’approvisionnement qui était celle des gaziers traditionnels consommateurs ; ils ont beaucoup plus une pratique, et surtout une motivation tenant au marché.

Tout ceci évidemment modifie profondément les données de la situation gazière pour l’Europe, alors que la consommation mondiale ne cesse de progresser. Elle représente aujourd’hui 20 % de la consommation mondiale d’énergie, le gaz naturel est en train de dépasser le charbon. Avec l’internationalisation, les Etats-Unis achètent à l’Algérie, à la Norvège et concurrencent l’Europe auprès de ses fournisseurs traditionnels. Certes, l’Europe va en Oman, au Qatar, etc., mais c’est plus lointain et, là, elle est de plus en plus concurrencée par les achats d’une Asie en plein développement. Or, tandis qu’elle a à faire face à cette concurrence, elle-même a des besoins de plus en plus importants en gaz et devient donc de plus en plus dépendante de l’extérieur. La France l’est, hélas, depuis un certain temps, à plus de 95 %. Mais c’est l’Europe tout entière qui le devient de plus en plus. Deux facteurs vont accroître cette dépendance : premièrement, la diminution progressive de la production britannique, et deuxièmement l’élargissement de l’Europe, si bien que celle-ci, avant quinze ou vingt ans, sera dépendante à plus de 75 % de ses importations de gaz.

Alors, bien sûr, notre sécurité en approvisionnement est en principe assurée avec la sauvegarde des contrats. Certes aussi la Russie, l’Algérie, la Norvège ont intérêt à conserver des débouchés importants en Europe. Mais l’internationalisation croissante du commerce du gaz leur permettra de plus en plus de diversifier leurs débouchés sans nécessairement privilégier l’Europe. La question qui se pose pour les Européens est donc de savoir comment, outre les contrats « take or pay » et, aussi, d’éventuels investissements sur place, ils peuvent renforcer leurs relations gazières avec, notamment l’Algérie et la Russie. De ce point de vue, il me paraît exister deux approches, qui sont complémentaires, aucune des deux n’étant en elle-même suffisante.

• La première est économique. Les grands producteurs de gaz, comme l’Algérie par exemple, mais c’est vrai aussi de la Russie, de la Norvège, ne peuvent plus se satisfaire de vendre du gaz à des gens qui vont ensuite le commercialiser dans leur pays, en tirant, seuls, profit de cette valorisation. Il y a douze ans, quand j’étais Président de Gaz de France, j’avais proposé à la Sonatrach, à Total, à EDF, la construction d’une centrale électrique au gaz à Fos et une association en participation depuis le gisement jusqu’à la vente de l’électricité, c’est-à-dire qu’on mettait en commun les coûts et on partageait les profits. La vérité « historique » m’oblige à dire que Sonatrach et Total étaient d’accord et que c’est EDF qui a rendu impossible la réalisation de ce projet. Mais enfin, les temps ont évolué et, par exemple, la Sonatrach est en train de passer avec les Espagnols un accord qui va lui permettre d’être largement associée au produit de la commercialisation du gaz en Europe, hors d’Espagne du moins. Il y a dans cette sorte d’intégration plus grande, cette combinaison d’intérêts entre grands fournisseurs et grands acheteurs, un facteur de renforcement des liens, qui me paraît indispensable.

• Mais il y a aussi l’approche politique, pas au sens que j’évoquais en commençant. Notre sécurité d’approvisionnement dépendra de la politique d’ensemble que nous saurons mener vis-à-vis de nos grands fournisseurs. Avec l’Algérie, une nouvelle phase de rapports entre les deux pays est engagée. L’Algérie trouve un intérêt politique dans le renforcement des liens avec l’Union européenne et avec la France. Cela s’inscrit d’ailleurs dans une évolution générale des pays du Maghreb.

Le problème avec la Russie est beaucoup plus compliqué. Français ou Européens se demandent parfois si la Russie est européenne ou asiatique. Je pense que la préoccupation majeure de M. Poutine est d’être Russe, Russe au sens de la nation impériale de toujours. Il ne s’agit pas de faire plaisir aux Européens, il s’agit de défendre l’intérêt de la Russie et tout ce qui permet à la Russie de retrouver, au-delà des crises qu’elle a pu connaître, sa grandeur et sa puissance passées. Or, de ce point de vue, nous nous trouvons avec une Russie qui contrôle de plus en plus ses sociétés d’hydrocarbures, il n’y a pas que Gazprom, mais je cite notamment Gazprom, en face d’Européens, dont le marché s’est libéralisé, dont les sociétés gazières s’éloignent de plus en plus de l’Etat, si bien qu’il est évident que le gaz peut devenir plus aisément, dans les rapports entre la Russie et l’Europe, l’instrument de moyens unilatéraux de pression dans certaines situations. On ne peut donc pas penser la sécurité européenne d’approvisionnement du gaz, notamment en provenance de Russie, sans la replacer dans la perspective plus générale des rapports de l’Union européenne avec la Russie, en particulier des grands pays occidentaux. (-Car, ce n’est pas médire des nouveaux Européens de l’Est de dire qu’il n’est jamais bon de confier les relations de grand voisinage à des voisins qui sont par trop immédiats-).

Je résume : le gaz naturel reste évidemment un élément majeur des relations de voisinage avec l’Algérie, avec la Russie, mais ce serait une erreur de penser qu’il suffit aujourd’hui de quelques concessions commerciales opportunément consenties pour assurer la sécurité de nos approvisionnements. Il y a à rechercher les formes d’une plus grande implication d’intérêts, ce sont les formules d’intégration que j’évoquais tout à l’heure. Il y a à prendre conscience de ce que le gaz est un élément, certes important, mais un élément parmi d’autres de relations politiques d’ensemble qui sont, elles, l’essentiel.

Monsieur le Ministre, je vous remercie.

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