France-Allemagne : quel partenariat pour quelle Europe ? : conclusions de Jean-Pierre Chevènement

Intervention prononcée lors du colloque du 7 septembre 2005 France-Allemagne : quel partenariat pour quelle Europe ?

Mesdames, Messieurs, avant de conclure, je veux adresser mes très chaleureux remerciements aux intervenants qui ont développé des points de vue, non pas contradictoires, mais quelquefois contrastés, presque toujours complémentaires.

Nous sommes à un moment particulier de la relation franco-allemande, avec les élections du 18 septembre et ce qui en sortira, nous sentons bien que nous sommes à la fin d’un cycle, mais d’un cycle court. La relation franco-allemande n’a jamais été une relation sans quelques nuages, ce n’est pas « un long fleuve tranquille » mais, sans vouloir tomber dans un optimisme excessif, je voudrais dire pourquoi, sur l’avenir, je reste fondamentalement confiant.
Tout d’abord, l’exposé de Thierry Le Roy nous le rappelait, la réunification a permis une relation assainie entre la France et l’Allemagne. Elle a créé en Europe les conditions d’une stabilité géopolitique de longue durée. D’abord parce que, pour la première fois, l’Allemagne a des frontières reconnues, à l’est comme à l’ouest. Elle n’est plus ressentie comme un danger par ses voisins.
Les tensions sur l’affaire yougoslave ont débouché sur l’OTANisation du problème. Les Américains se sont saisis de la question et c’est une leçon que nous ne devons pas oublier.
On peut dire, je crois, que L’Allemagne, surtout avec le Chancelier Schröder, a retrouvé une identité nationale « normale » :
Elle assume le passé de la période nazie : je pense au monument à la Shoah, à Berlin.
Elle défend sans complexe ses intérêts et ses choix : on l’a vu au sommet de Nice ou face à la guerre d’Irak.
Elle a adopté la conception civique de la nation en mai 1999, en renonçant au droit du sang.
Elle a renoncé progressivement à l’idée d’une Europe « postnationale » qui, au fond, entretenait un malentendu avec la France, avec une grande partie de l’opinion française comme on vient de le voir. August Winckler parle de « nation post-nationaliste », tout à fait différente du concept d’Europe post-nationale cher à Habermas. Nous sommes dans une période où les nations ne sont plus tentées par le nationalisme, ce facteur virulent, maladie de la nation, semble calmé. Nous écoutions Egon Bahr nous dire le 24 mai 2005 à Paris: « L’Europe ne sera jamais un Etat fédéral » mais une « Union de nations ». Nous l’avions bien compris . Réciproquement, l’idée d’un «deutscher Weg » ne fait plus peur en Europe : l’Allemagne apparaît comme une démocratie « postnationaliste » consciente de ses responsabilités.
En même temps, il faut ajouter que la fin de la menace soviétique (ou russe) crée les conditions d’une grande Europe pacifique, propice aux coopérations, bien que non dépourvue de risques futurs de tensions géopolitiques. Je pense au Caucase, à l’Ukraine, dont on voit bien qu’elle pourrait devenir un foyer de tensions, accessoirement à la Transnistrie ou encore au problème des minorités russophones dans les pays baltes qui ne se sont pas vu reconnaître la nationalité du pays où elles habitent. Tous ces risques de tensions peuvent aussi être instrumentés du dehors… L’avenir non plus n’est pas un « long fleuve tranquille ».

Je crois que les difficultés mêmes de la réunification ont contribué à dissiper les craintes françaises.
Le fardeau des Länder de l’Est est la conséquence d’une unification monétaire mal pensée. Les transferts : 70 Milliards d’euros par an, soit 4 % du PIB, sont considérables.
Evoquerai-je la similitude des problèmes économiques (les délocalisations), sociaux (le chômage : plus de 4 Millions en Allemagne, 2,5 millions en France), une immigration mal maîtrisée, des problèmes budgétaires, une incapacité à respecter le critère de Maastricht fixant à 3 % du PIB le déficit public maximum. Tout cela rapproche la France de l’Allemagne. Dans nos malheurs, nous trouvons des raisons de nous regarder avec sympathie (au sens étymologique du terme).
J’ajoute enfin le vieillissement démographique, plus préoccupant encore Outre-Rhin qu’en France, contribue à la relativisation des antagonismes. Nous pouvons même craindre une Allemagne trop faible du point de vue de sa démographie : ce n’est pas une bonne affaire pour le France.
Dans le monde unipolaire et globalisé, on ne dit pas assez que l’Allemagne et la France sont confrontées aux mêmes problèmes :
Après le krach de Wall Street, la chute du dollar et l’appréciation de l’euro constituait un facteur de marasme économique, comme la faiblesse relative de l’euro par rapport à un dollar fort avait été un facteur de dynamisme : cela joue non seulement sur les exportations mais aussi sur les investissements des entreprises multinationales. Bien évidemment, le mouvement des délocalisations est encouragé par un euro fort.
Avec la globalisation, nous devons faire face à la concurrence des pays à bas salaires (PECO- Chine) et aux délocalisations industrielles que j’évoquais à l’instant.
Après le 11 septembre, nous avons le défi d’un certain bellicisme américain, la fuite en avant dans une intervention militaire au cœur de l’Eurasie dont chacun voit bien que l’enjeu principal est le contrôle des ressources pétrolières du golfe arabo-persique et de la Caspienne, au risque d’attiser une « guerre des civilisations » et le facteur d’entraînement qu’il comporte pour l’Europe, voisine du monde musulman. Voilà encore un défi, pas assez explicité dans notre relation, auquel nous devons faire face ensemble.
Enfin, j’ajoute le défi énergétique avec le renchérissement brutal et continu du prix du pétrole et la dépendance toujours accrue de nos économies pour leur approvisionnement extérieur.

Je voudrais laisser une place au débat, je vais donc raccourcir mon propos.
Il me semble que notre partenariat franco-allemand n’est pas à l’abri de tensions liées souvent à la conjoncture électorale
Le couple Mitterrand-Kohl que j’ai bien connu, de l’intérieur même, n’a pas été sans nuages.
François Mitterrand a fait pas mal de concessions en matière de libéralisme économique à partir de 1983 en échange de la monnaie unique ;
sur la réunification il a tenu bon quant à la fixation de la frontière avec la Pologne mais il l’a acceptée ;
il a laissé filer sur l’affaire yougoslave ;
il s’est laissé imposer l’élargissement dès 1993 sous Balladur sans le négocier véritablement. Il en est résulté l’adhésion – nécessaire mais mal préparée – des Peco en 2004.
Jacques Chirac lui-même s’est très vite trouvé déséquilibré par la cohabitation (juin 1997- mai 2002). Au fond, c’est en 2002, avec la crise irakienne que la relation franco-allemande est apparue à son zénith… Mais Jacques Chirac était délivré de la cohabitation. Je rappelle que c’est au moment de la cohabitation qu’il avait avancé l’idée de la constitution européenne, répondant à Joschka Fischer après le discours de l’université de Humboldt. Mais qui peut penser que cette proposition était indépendante de la cohabitation ?

Je ne veux pas épiloguer, nous aurons sans doute dans deux semaines un autre gouvernement allemand, peut-être le même ? Peut-être une grande coalition ?

Le couple franco-allemand est actuellement sur un palier… parce que les échecs électoraux essuyés par les gouvernements en place, tant en Allemagne : en Rhénanie-Westphalie, qu’en France avec le référendum et, avant même, avec les élections locales, ont bien montré que les problèmes sociaux étaient tout à fait prégnants et se répercutaient sur la relation politique. Ces élections ont affaibli les deux gouvernements de part et d’autre. Néanmoins, il me semble qu’on ne doit pas considérer que la relation franco-allemande soit structurellement affaiblie. Elle est en fait sinusoïdale, alternant phases de refroidissement plus ou moins occultées et phases de réchauffement bruyamment orchestrées.

Vers quoi allons-nous ?
Plusieurs intervenants, Monsieur Martens en particulier, et Monsieur de Grossouvre ont évoqué les propos de Monsieur Pflüger, l’orientation qui pourrait être celle de Madame Merkel, plus atlantiste… Cela dépendra de la suite …
Mais avant de conclure sur ce sujet, je voudrais faire remarquer que les tensions inévitables dans ce qu’on appelle le couple franco-allemand procèdent aussi de facteurs structurels qui, eux, sont permanents.
D’abord, des modèles politiques et culturels très différents, la France et l’Allemagne vivent sur des traditions opposées. Fédéralisme et culture de la subsidiarité d’un côté, modèle républicain égalitaire et relative centralisation de l’autre. Sans doute on observe des évolutions en sens contraire (décentralisation relative en France, recentralisation en Allemagne au profit du Bund) mais , comme le disait Edouard Husson, peut-être faudrait-il prendre notre parti que nous sommes différents, que nous nous enracinons dans des histoires différentes et que le problème est plutôt de créer une bonne relation que d’uniformiser nos deux pays La « méthode Monnet » est épuisée ; il faut inventer une nouvelle approche s’appuyant sur la volonté populaire, telle qu’elle s’exprime dans le cadre national pour aller vers une Europe à géométrie variable. Je rejoins Monsieur Zervakis ou Madame Autret quand ils parlent d’une Europe en réseaux… On peut quand même souhaiter que la France et l’Allemagne soient au cœur de ces différents réseaux.
L’idée du partenariat franco-allemand n’est pas morte.
Au plan économique, il y a une dissymétrie évidente. L’Allemagne fait la course en tête, elle exporte deux fois plus que la France : 760 Millards d’euros), excédent commercial de 160 Milliards. La France, loin derrière (330 Milliards) équilibre à peine sa balance commerciale. Il est vrai qu’elle dégage un excédent au niveau des services commerciaux (25 Milliards€) contre un déficit à l’Allemagne (65 Milliards). Cette dissymétrie économique génère un comportement différent face au libre-échangisme ainsi qu’en matière monétaire.

Dissymétrie aussi aux plans diplomatique et militaire :
La France a hérité d’un statut particulier auquel elle n’entend pas renoncer (pas plus que la Grande-Bretagne) mais elle veut aider l’Allemagne à faire davantage entendre sa voix dans les affaires mondiales comme membre permanent du Conseil de Sécurité parce qu’elle croit à l’idée d’un partenariat de long terme entre nos deux pays.

Des tropismes géopolitiques sont différents : Est européen pour l’Allemagne, Méditerranée et Afrique pour la France. Il y a des zones où il faut trouver des convergences pour l’avenir (Balkans) et surtout élaborer des politiques communes (vis-à-vis du Moyen-Orient, de la Chine, de l’Asie du Sud et de l’Est, de l’Amérique Latine, etc.). Dans les Balkans, rompre avec les visions idéologiques et poser le principe d’une adhésion à égalité des Républiques yougoslaves à l’Union européenne, sortir la Bosnie et le Kosovo du « frigidaire ». Prévoir une Conférence internationale et élaborer des positions communes dans cette perspective.
Sur le plan de la défense, nous sommes également épris de paix. L’expression « pacifisme rationnel » est un peu un oxymore : le pacifisme n’est pas tout à fait rationnel s’il néglige toute capacité de défense. Il y a là une différence de perception. Nous l’avons bien vue lors du débat que nous avons eu avec Egon Bahr.
La France consacre évidemment plus de moyens que l’Allemagne à la Défense : 2,8% du PIB contre 1,2% pour l’Allemagne, c’est une dissymétrie.
Ne pouvons-nous pas nous réunir sur l’idée de créer, avec d’autres, en Europe, un acteur stratégique à l’échelle mondiale, allié des Etats-Unis mais pas vassal ?
C’est un débat qu’il faut avoir. Qu’entend-on par alliance ? Jusqu’où va-t-elle ? Il ne faut pas, paraît-il, « faire contrepoids » mais un allié peut ne pas être d’accord… ou alors, c’est un féal. Tout cela mérite certainement d’être discuté.
Je pense qu’il peut y avoir des tentations atlantistes en Allemagne et en France. L’idée qu’on va maintenant donner congé au partenariat franco-allemand pour travailler avec d’autres pays existe en Allemagne mais elle a aussi été développée en France par Monsieur Sarkozy. Chaque pays a sa tentation atlantiste.
Si je reste optimiste, pour ma part, quant au partenariat franco-allemand, c’est qu’il n’y a pas de substitut ni pour la France ni pour l’Allemagne à un partenariat de long terme entre nos deux pays.
L’Allemagne a besoin de la France pour peser vis-à-vis des Etats-Unis. Les entreprises allemandes et les entreprises américaines sont concurrentes en Chine, au Brésil, etc. L’Allemagne ne souhaite pas être entraînée dans des guerres où ses intérêts vitaux ne sont pas engagés. L’Allemagne est adepte du pacifisme, rationnel ou pas : ses dirigeants sont certainement rationnels. L’Allemagne a aussi besoin de la France pour l’accompagner dans sa politique à l’Est, particulièrement vis-à-vis de la Russie.
Tout cela est instable.
J’ai évoqué les risques de tensions géopolitiques futures, nous avons tout à fait intérêt à traiter ces problèmes ensemble.
La France a aussi besoin de l’Allemagne pour peser politiquement dans les affaires mondiales, pour stabiliser la Méditerranée et l’Afrique.
Je pense que cette coopération ne doit pas être exclusive, elle doit se développer à travers des réseaux à géométrie variable. L’important est que nos dirigeants soient conscients de ce que un jour ou l’autre ils devront revenir à cette idée. Chaque fois qu’ils ont voulu s’en éloigner, ils y sont quand même revenus.
Les problèmes à résoudre impliquent une forte dose de volontarisme politique.
D’abord une attitude commune face à la globalisation. Ce sujet n’a pas été vraiment travaillé. L’analyse est insuffisante, qu’il s’agisse du facteur monétaire, des délocalisations, de la concurrence des pays à très bas salaires, du rôle des Etats-Unis, de la manière dont ils imposent une monnaie mondiale à travers une fuite en avant qui peut se révéler extrêmement dangereuse, avec une pyramide de déficits extérieurs qui devient abyssale et qui pose le problème de la fragilité du dollar. Le dollar peut très bien reprendre sa marche ascendante, il l’a d’ailleurs reprise après un petit creux au mois de mai dernier. Nous risquons de recevoir ce problème en pleine figure : si l’euro passe à 1,5 – 1,7 dollar, le système euro va souffrir.
La politique de l’euro devrait poursuivre deux objectifs en apparence contradictoires mais en fait dialectiquement liés: un taux de change compétitif et un rôle accru de monnaie internationale de réserve. C’est l’objet d’une stratégie qui ne peut être mise en œuvre que par une action combinée de la Banque et de l’Eurogroupe dont les compétences doivent être précisées par un nouveau traité (monétaire – de change – budgétaire – en matière de convergence fiscale et sociale). C’est là qu’est la priorité européenne. Elle va de pair avec une profonde réforme des statuts de la Banque Centrale. J’ai lu avec intérêt la contribution d’Otto Steiger qui interviendra à notre prochain colloque.
L’objectif est de dynamiser l’ensemble de la zone euro. Celle-ci constitue le débouché de près de la moitié (45%) des exportations allemandes (ce qui veut dire que le reste du monde fait 55%…). L’Allemagne est plus extravertie que la France. La France concentre sur l’Europe 66% de ses exportations, l’Allemagne, 60%. Elle a une part de marché mondiale très supérieure à la France (17,8% contre8%). L’intérêt de l’Allemagne est de dynamiser la zone euro pour essayer de la rendre compétitive.

Je pourrais évoquer les perspectives d’une relance volontariste
Quand on s’interroge sur le chômage, que ce soit en France ou en Allemagne, on voit q’il a trait, très largement à la faiblesse de demande intérieure, c’est ce que Madame Merkel faisait observer.
Quels sont les facteurs du chômage ?
Stagnation des salaires et du pouvoir d’achat, insuffisance de l’investissement productif, délocalisations, vieillissement et taux d’épargne élevé, développement des placements à l’étranger.
Je rejoindrai Patrick Quinqueton en disant que c’est de la convergence des problèmes sociaux qui se posent en Allemagne comme en France que peut naître une politique dynamique de changement impulsée par les deux pays. Il faudra convaincre les autres… mais ils ont les mêmes problèmes.

Je passe très rapidement sur une politique d’approvisionnement énergétique commune.
Le gaz russe et algérien (accords sur l’approvisionnement et le stockage, développement de réseaux interconnectés), la mise en service de réacteurs nucléaires de nouvelle génération. L’Allemagne a annoncé qu’elle sortait du nucléaire il y a déjà quelques années. Est-ce un choix vraiment rationnel quand le prix du baril est à près de 70 dollars ? C’est un problème qu’il faut sans doute poser.
Economies d’énergie, à coup sûr, énergies nouvelles ou procédés technologiques nouveaux pour limiter l’émission de gaz à effet de serre (charbon).
Comment ce problème majeur, vital de la dépendance énergétique n’occupe-t-il pas une place plus importante dans le débat franco-allemand ?

Je ne vais pas traiter de la politique industrielle, c’est un sujet relativement conflictuel mais ces conflits sont solubles :
En matière de recherche-développement (biotechnologies, nanotechno-logies, etc.), nous pourrions faire beaucoup de choses ensemble… Dans les transports et réseaux de transport, l’énergie, les industries de défense.
Il faut une volonté politique ferme pour trouver des accords équilibrés. Cette volonté peut paraître émoussée mais je pense que sur le long terme nous la retrouverons.

Nous devons absolument garder le cap du long terme dans la relation franco-allemande, avoir un volontarisme actif pour construire un acteur européen stratégique, une grande puissance européenne pacifique. Le partenariat franco-allemand est incontournable, même s’il ne doit pas être exclusif. Il y a le plus grand intérêt à associer les pays qui partagent la même volonté de paix et qui veulent voir l’Europe exister dans un monde multipolaire qui est inévitable, qui est déjà là. Mais en la matière nul ne peut se substituer à la volonté des peuples. Ecoutons ce qu’ils disent… On ferait bien d’écouter ce qui s’est dit en France le 29 mai et d’y donner des prolongements de manière active et roborative… Puis nous écouterons ce que dit le peuple allemand le 18 septembre… On ne fera rien sans les peuples.
Nous jouerons notre rôle – très modeste – pour suggérer qu’il y a encore beaucoup de choses à faire et que le partenariat franco-allemand a un avenir qui durera encore plus longtemps que son passé pourtant déjà impressionnant puisque voilà quarante-deux ans que le Traité de l’Elysée a été signé.
L’avenir n’est pas tout entier dans le Traité de l’Elysée certes mais il est dans la volonté politique.
Merci.

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