Le bilan de la réunification et les relations franco-allemandes

Intervention prononcée lors du colloque du 7 septembre 2005 France-Allemagne : quel partenariat pour quelle Europe ?

Lorsque m’a été soumis par Edouard HUSSON le projet de ce colloque sur l’Allemagne et la France, j’ai tout de suite proposé d’y inscrire la question de l’ « Allemagne de l’Est ». Pour deux raisons.

D’abord, parce que le sujet est mal connu en France, plus encore que l’Allemagne tout entière, en dépit des liens anciens créés par les émigrés huguenots. La réconciliation franco-allemande s’est faite avec l’Allemagne de l’Ouest. C’est d’ailleurs ce qu’ont bien senti Brigitte Sauzay et Rudolf Von Thadden lorsqu’ils ont créé, au lendemain de la réunification, l’Institut « BBI » de Genshagen. Je veux rendre ici hommage à Brigitte Sauzay dont le « Retour à Berlin », en 1997, commençait par cette interrogation : « en quoi l’intégration de l’Est de l’Allemagne change la relation franco-allemande ? ». En France, ce sujet est habituellement réservé aux spécialistes (par exemple, aux agrégatifs d’allemand en 1999, comme « question de civilisation »).

Ensuite, en raison de mon expérience du Franco-allemand, faite notamment au sein du comité consultatif des programmes de la télévision ARTE, chaîne exactement contemporaine de la réunification, qui m’a fait toucher du doigt les fossés d’incompréhension qui demeurent entre « ossis » et « wessis ». De cette incompréhension, le film « Good bye Lenin » ne donne qu’une image souriante.

En somme, un sujet à mieux connaître pour bâtir le partenariat franco-allemand de demain.

I – Pour comprendre pourquoi le bilan de la réunification allemande nous surprend, il faut d’abord se rappeler le premier regard porté, en France, sur cette réunification.

Je l’évoquerai à l’aide d’un ouvrage de Mme Brand-Crémieux, opportunément publié en 2004 .

On se souvient des réserves exprimées par notre diplomatie : sur les méthodes à la hussarde de KOHL ; sur ses silences opportunistes concernant la frontière Oder-Neisse.

Mais on a oublié les craintes que cette réunification avait réveillées, dans l’ensemble de l’opinion et de la classe politique françaises (pas seulement chez les communistes ou un Michel DEBRE). Je veux d’abord y revenir, en faisant une distinction – bien allemande – entre Etat et nation.

1. D’un côté, on voyait, en 1989-90, l’unification de la nation allemande comme une évidence, trop longtemps attendue.

Pour ce qui est de l’identité nationale, même les experts familiers des traditions spécifiques de la Prusse ou de la Saxe (la place du protestantisme, le poids de la tradition social-démocrate), et conscients de ce qu’avait été le système social et idéologique de la RDA, comme Anne-Marie Le Gloannec, jugeaient que l’appétit de consommation, notamment, qui animait les Allemands de l’Est, pas encore les « Ossis », aurait vite raison d’une identité allemande en fin de compte assez fragile. Force de la RFA.

Pour ce qui est de l’économie, la RDA, parfois alors classée 10ème puissance industrielle mondiale, était perçue surtout comme un marché prometteur et dynamisant pour l’ensemble de l’économie allemande, en même temps qu’une réponse aux besoins de main d’œuvre de l’Ouest, et une porte pour la conquête économique de l’Europe de l’Est : ce serait une addition pour la puissance allemande.

2. D’un autre côté, les Français renouaient sans mal, vis à vis de l’Etat souverain que redevenait l’Allemagne, avec leurs peurs ancestrales.

Dès le 8 novembre 1989, François Puaux annonçait dans le Figaro qu’on allait « vers le IVe Reich » !

L’analyse des sondages de l’époque, des titres des journaux, des prises de position des hommes politiques, des experts, de notre diplomatie, montre une convergence des thèmes :
· L’Allemagne, réunie, n’aura plus besoin de l’Europe. On n’a jamais tant parlé du « sonderweg » ;
· Si toutefois elle y restait, elle y deviendra la puissance dominante, économique et politique. Loin de l’Allemagne apprivoisée qu’on avait admise dans l’OTAN en 1954, et avec laquelle nous avions défini en 1963 un partenariat dont l’équilibre nous convenait et nous rassurait ;
· L’Allemagne n’aura donc plus de frein à son attirance vers l’Est : drang nach osten, Rapallo, au moins tropisme pour la mitteleuropa.

Traduction politique et diplomatique ce ces craintes : la recherche de garanties (il est vrai que Russes et Américains y songeaient aussi), notamment dans un surcroît d’intégration européenne, dans l’économie (d’où la relance de l’UEM et l’euro) et dans la diplomatie (la PESC) : les deux apports du traité de Maastricht.

II – Le bilan de la réunification allemande est à l’opposé de ces deux séries d’attentes.

1. L’Etat souverain issu de la réunification n’a justifié aucune des craintes françaises.

Les orientations géopolitiques de l’Allemagne n’ont pas été bouleversées. L’Allemagne réunie a certes obtenu l’élargissement à l’Est de l’UE, mais a continué de jouer le jeu européen. Jusqu’à la ratification, pourtant peut-être peu populaire, de la « constitution ». Pas de tentation de « Rapallo » : on peut seulement relever que l’Allemagne a acheté à l’URSS finissante son droit à la réunification. Est-elle vraiment devenue « la puissance centrale de l’Europe » que pronostiquait un Hans-Peter Schwarz ? Quant au « tropisme mitteleuropa », surtout commercial d’ailleurs, il ne doit rien à l’absorption de la RDA, dont la situation ne ressemble à celle des « PECO » ni au plan économique (la RDA souffre plutôt de leur concurrence), ni au plan politique (on n’y retrouve pas l’atlantisme qui obsède encore les PECO).

La question de la puissance de cet Etat nouveau, et de son exercice, a fait couler beaucoup d’encre. Interrogations, observations, interprétations de ses faits et gestes n’ont pas cessé. Mon sentiment reste celui que m’avait laissé le climat de la « fête » de l’unité du 3 octobre 1990 à Berlin : l’Allemagne demeure retenue devant l’affirmation de la puissance politique, peut-être encore intimidée par son histoire, et par l’absence d’expérience – ou d’expérience positive – d’une « politique mondiale ».

J’ai relu ce que j’écrivais à ce sujet en 1995 à l’IHEDN. On parlait alors encore d’ « oubli de la puissance » (Schwarz) ou de « volonté d’impuissance » (Daniel Vernet) ; on soulignait l’obsession allemande de la stabilité, de l’encadrement juridique et démocratique de toute intervention ou participation, si bien exprimée dans l’avis du 12 juillet 1994 de la cour de Karlsruhe sur l’engagement de la Bundeswehr hors zone OTAN. J’ai lu ce qu’en disent Edouard Husson, et bien d’autres.

Il y a bien eu un changement. L’Allemagne s’est bien vue autrement dans le monde. On a glosé sur les premiers tâtonnements, en Yougoslavie : la reconnaissance unilatérale, l’activisme de l’intervention, la participation militaire ; puis au delà, le désir d’aller en Afghanistan, sinon en Irak. Edouard Husson, qui a consacré deux ou trois chapitres à ces tâtonnements, en attribue la responsabilité à la classe dirigeante, politique et économique . L’activisme des élites, d’une oligarchie. Peut-être. Je suis en tous cas d’accord avec lui pour dire que la politique allemande est désormais basée, dans l’opinion allemande, sur une conscience des intérêts nationaux, et une capacité à les énoncer. Illustrent cette capacité, notamment, le document Lamers-Schaüble de 1994, proposant à la France de constituer un noyau dur pour la construction européenne, ainsi qu’un document de 1996 de la société allemande de politique étrangère. Ce qui met par terre, au passage, la vision naguères à la mode d’une société post-nationale.

Cela ne veut pas dire que la normalisation recherchée soit aboutie, tant l’Allemagne garde de difficultés à fonder son identité d’Etat-nation dans l’histoire (le patriotisme allemand reste « constitutionnel », comme dit Habermas). On sent donc encore les limites, dans la manière comme dans le fond, qui s’imposent à la récupération des attributs de la puissance. Tout cela est maintenant bien connu et analysé. L’Allemagne veut être acteur dans le monde, et reconnue légitime pour cela (d’où par exemple la revendication d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU), mais c’est seulement pour la paix et la prospérité ; plus seulement avec un carnet de chèques, mais les budgets militaires sont réduits (passant de 3,2 à 1,2 % de la PIB entre 1985 et 2002) ; on peut s’opposer pour cela au courant dominant (aux USA, en 2003 : étape significative), mais on n’agira jamais seul, toujours dans un cadre multilatéral, formel (mandat des NU) ou informel (par exemple le « E3 » dans l’affaire du nucléaire iranien). Le pacifisme allemand, héritage de l’après-guerre des allemands de l’Est plus encore que de l’Ouest – écart révélé par les sondages lors de la guerre d’Irak – donne ainsi sa teinte, kantienne en somme, à l’action de l’Etat allemand réuni.

Comme, de surcroît, la réunification n’a pas entraîné les déséquilibres de puissance qu’on craignait, comme on va le voir, voici la France rassurée au sujet de son partenaire.

2. En revanche, la réunification de la nation allemande ne marche pas tout à fait comme prévu.

Sans refaire ici toute l’histoire économique de l’Allemagne de l’Est depuis 1989, qu’a analysée sous cet angle, en 2004, un expert de notre commissariat général au Plan, Rémi Lallement, il faut savoir que la “mise à niveau” des nouveaux länder, qui avait fonctionné à coup de subventions et d’investissements publics et même privés de l’Ouest, après le choc initial de l’unité monétaire, a globalement cessé depuis 1997: la PIB par habitant, qui était à 33 % de celle de l’Ouest, en 1991, plafonne depuis 1996 autour de 60%. Le taux de chômage y atteint 25 % (contre 10 % à l’Ouest). Le fameux rapport Dohnanyi, établi sous l’autorité de l’ancien maire SPD de Hambourg, chargé par le gouvernement fédéral de présider le “comité de consultation sur l’Est”, en février 2004, a, à la fois, donné la mesure de la difficulté, et révélé l’impuissance et la crise de la solidarité fédérale: la “pacte de solidarité” de 1993 pour l’Est entre tous les länder n’a pu être maintenu; les transferts vers l’Est, à charge principalement du Bund, et équivalant à 4 % de la PIB allemande, sont à la fois insuffisants à l’Est (et peut-être mal dirigés) et insupportables à l’ouest, où un débat a lieu sur les causes de la panne de croissance, sur l’Allemagne, site industriel que désertent ses investissements et ses emplois.

Mais la difficulté n’est pas qu’économique. Il y a aussi crise démographique: départs et vieillissement accélérés à l’Est; en “s’occidentalisant”, les femmes de l’Est ont perdu et leur taux d’activité – passé de 90 à 40 % – et leur taux de fécondité. Il est vrai qu’on a fermé les crèches qui étaient l’une des fiertés de la DDR. Il y a désunion sociale et culturelle, marquant cette « frontière invisible » qui a fait un succès de librairie en 2005 : Ossis et Wessis ne regardent pas les mêmes feuilletons télévisés; il y a peu de mariages mixtes; même à Berlin, on est reconnaissable par son origine. Il y a, surtout, un énorme fossé politique, qui résulte des 40 ans d’histoire séparée. Pensons que la RDA a réhabilité Luther et Frédéric II, héros de Saxe et de Prusse ; elle a été le plus socialiste des pays de l’Est, on y a assez cru pour vouloir encore, en 1989, réformer le système. Ce fossé résulte aussi des conditions de la réunification : les postes de responsabilité, notamment politiques, ont été colonisés par l’Ouest ; les élites de l’Est, même contestataires, ont été d’emblée écartées. On comprend ainsi la singularité du vote des länder de l’Est : le poids du PDS, qui n’est implanté qu’à l’Est, mais qui y fait aujourd’hui des résultats très supérieurs aux 16 % de mars 1990. La campagne actuelle confirme ce régionalisme Même Angela Merkel ne peut prétendre représenter à la fois Ossis et Wessis.

Sans doute, cette césure ne concerne-t-elle que deux ou trois générations, et ne sera pas éprouvée par les plus jeunes qui auront échappé au système de formation socialiste, et largueront plus facilement l’héritage de la RDA. En attendant, c’est l’incompréhension mutuelle qui prédomine. Jusque dans l’actualité politique et sociale: par exemple sur la crise du modèle social et les “réformes”, entre vague libérale d’un côté, exclus du système de l’autre, il n’y a même pas débat. Cette césure reste largement à étudier.

L’unification de la nation, dans ses profondeurs, aura peut-être le dernier mot; mais elle n’est pas faite. Question du lien national, donc. Et si on pense que les deux Allemagne avaient approuvé le principe de la réunification , d’ailleurs avec modération (32 % d’abstentions au vote de décembre 1990 qui sanctionnait le processus), mais n’ont guère été consultées sur les modalités, on peut se dire que l’Allemagne retrouve là sa vieille question du lien introuvable entre formation de l’Etat-nation et démocratie (question si ancrée qu’elle traverse encore toute la somme sur l’histoire de l’Allemagne aux 19è et 20è siècles de l’historien Heinrich-August Winckler, qui vient d’être publiée en France) .

III – Conséquences pour le partenariat franco-allemand ?

Quelques pistes de réflexion, seulement;

1. De ce qui précède, on peut tirer des éléments de rapprochement.

La normalisation, objective et subjective, de la position de l’Allemagne dans le jeu des relations internationales, et l’affaiblissement économique et politique que laisse le bilan de la réunification à ce jour: tout cela contribue à rendre cette position plus comparable à celle de la France.
On ne s’étonnera donc pas que la période récente ait vu fleurir le thème de l’union entre les deux pays. Par exemple, les propositions d’unification des instruments de l’action dans le monde: consulats et centres culturels (tels que celui de Ramallah) voire ambassades communs; et, l’an dernier, Laurent Fabius qui proposait d’aller vers une armée commune.

On ne s’étonnera pas davantage, dans ces conditions, d’observer dans les deux pays des réactions convergentes aux défis majeurs qui les concernent conjointement. Le défi de l’affaiblissement de leur poids relatif en Europe, bien-sûr, qui est l’effet mécanique de l’élargissement (lui-même lié à l’unification), mais qui tient aussi à ce que l’entente franco-allemande n’est plus ce qui paraît le plus difficile à obtenir, donc l’élément le plus déterminant d’une négociation européenne. Plus nouveau, le défi de l’affrontement explicite avec les intérêts américains, économiques et géopolitiques à la fois. Cette évolution est plus difficile à l’Allemagne, encore gouvernée par une RFA qui doit tout aux Etats-Unis, sa liberté, son système, sa reconstruction. Mais elle me paraît en gestation dans les deux pays, avec dans les deux la même réticence des élites, notamment économiques, à l’admettre.

2. Mais le processus de réunification laisse aussi d’autres questions ouvertes:

Celle d’aujourd’hui : les thèmes intérieurs qui dominent la campagne électorale le montrent, l’Allemagne est trop occupée d’elle-même, des difficultés économiques, sociales, culturelles, politiques de la réunification, qui l’affaiblissent, pour être disponible pour aborder, avec la France, les grandes questions posées par celle-ci sur l’avenir de l’Europe: par exemple, les questions du gouvernement économique de la zone euro, ou la recherche de coopérations renforcées sur des bases renouvelées, questions léguées par le “non” au référendum français. On comprend ainsi le peu de suites aux résolutions prises lors du 40è anniversaire du traité de l’Elysée. Comme Raymond ARON au temps de la crise des euromissiles, mais peut-être plus justement, la France pourrait redouter, non plus la force des Allemands, “mais leur éventuelle faiblesse”.

Et question qui peut être celle de demain, si (lorsque) les difficultés de la réunification sont (seront) surmontées : l’Allemagne suivra-t-elle un nouveau chemin ? Derrière cette question, deux interrogations:
Dans quelle mesure la faiblesse allemande actuelle découle-t-elle de la réunification ? 2/3, disait la Commission européenne en 2002, alors que le débat sur “l’Allemagne, site industriel” battait déjà son plein. D’autres soutiennent que ces difficultés ne sont que le révélateur d’une crise, celle de son modèle économique et social “rhénan”, sujet traité ici par Patrick Quinqueton. C’est notamment l’analyse d’Isabelle Bourgeois, du CIRAC. Edouard Husson met en avant, à côté du poids des dépenses improductives de l’Etat, donc en ex-RDA, et de la faiblesse démographique, les effets de la domination imposée par les Etats-Unis dans les domaines de la monnaie et du commerce international. Il n’est pas le seul.
Dans quelle mesure la faiblesse allemande serait la cause de ce qui nous apparaît comme une normalisation ? ou, au contraire, une illusion d’optique, liée en partie à nos vieilles “peurs françaises”, qui nous empêchent de voir qu’à l’exception d’un brève période du 20è siècle, l’Allemagne n’a cessé d’avoir la politique normalement dictée par ses intérêts nationaux du moment ? C’est cette dernière lecture que j’ai trouvée dans les chapitres de son « autre Allemagne » qu’ Edouard HUSSON consacre notamment à l’analyse historique du pacifisme allemand, puis de l’ostpolitik selon Egon Bahr.

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