Espoir et déception de l’euro

Intervention prononcée lors du colloque du 28 septembre 2005 L’avenir de l’Euro

Les économistes s’interrogent à bon droit sur les différences de croissance entre les Etats-Unis et l’Europe. En effet, les deux tiers de la croissance s’expliquent par l’innovation. Et ces innovations sont disponibles sur le marché et il n’y a pas de raison que se creuse un tel gap.

Les explications sont nombreuses, mais je voudrais évoquer spécifiquement la question de la monnaie.

Dans l’intégration, il y a un rôle spécifique à la monnaie. C’est la question des zones monétaires optimales.
La théorie des zones monétaires optimales, introduite en 1961 par l’économiste canadien Robert Mundell (prix Nobel d’économie 1999) et développée ensuite par Ronald Mac Kinnon (1963) et Peter Kenen (1969), explicite les circonstances dans lesquelles un groupe de pays a intérêt à former une union monétaire.
La fixité des taux de change apporte des gains microéconomiques car elle réduit l’incertitude à laquelle sont confrontés les agents : l’union monétaire économise en outre les coûts de transactions de change. Ces gains croissent avec l’intégration entre le pays considéré et le pays avec lequel il désire fixer son taux de change ou créer une union monétaire (il peut d’ailleurs s’agir de régions plutôt que de pays ; la théorie des zones monétaires optimales a précisément pour objet de rompre avec l’assimilation entre espace politique et espace monétaire).
Le coût de l’union monétaire résulte quant à lui de la perte d’un instrument de stabilisation de la conjoncture. Ce coût est une fonction croissante du degré d’asymétrie des chocs entre les pays concernés. Un choc symétrique (un ralentissement général de la demande, par exemple) affecte de la même façon deux économies ; un choc asymétrique (une crise politique ou sociale propre à l’un des pays) les touche de manière différente. La distinction est importante dans toute discussion du rôle du taux de change. En effet, une modification du taux de change affecte immédiatement l’ensemble des prix et coûts d’un pays par rapport au reste du monde : cela n’est justifié qu’en cas de choc asymétrique.

Sur cette base, le lien entre intégration économique et monétaire et nature symétrique des chocs fait l’objet de controverse entre économistes. Paul Krugman (1993) prend exemple sur les Etats-Unis où les régions sont fortement spécialisées : la Silicon Valley ou le Michigan en offrent des exemples bien connus. Pour lui, une intégration plus poussée, notamment monétaire, incite les entreprises d’un secteur donné à se localiser dans un seul pays (ou un seul Etat) pour y exploiter les économies d’agglomération (main-d’œuvre spécialisée, réseau de sous-traitants, laboratoires, etc.), sachant que les coûts de transaction (transport, droits de douanes, normes…) sont faibles lorsqu’il s’agit d’exporter la production dans d’autres pays. En renforçant la spécialisation sectorielle, l’intégration économique accentue le caractère asymétrique des chocs macroéconomiques : les coûts liés à l’adoption d’un régime de change fixe sont donc croissants avec l’intégration économique et la dynamique de l’union monétaire donne donc naissance à un cercle vicieux. Cette vision des choses ne fait cependant pas l’unanimité. Frankel et Rose (1998) ont ainsi observé que l’intégration commerciale tendait à renforcer la symétrie des chocs : si l’intégration monétaire renforce l’intégration commerciale, alors elle doit aussi rendre les chocs davantage symétriques. Fontagné et Freudenberg (1999) remarquent aussi que l’intégration économique des pays industriels (le marché unique européen en est un bon exemple) entraîne essentiellement une spécialisation intra-branche (c’est-à-dire des échanges croisés de produits similaires), qui n’est pas porteuse de chocs asymétriques. Selon cette vision, le développement des échanges entre pays industriels, fondé sur la différenciation des produits plus que sur les avantages comparatifs, entraîne donc une plus grande symétrie des chocs, et les coûts liés au régime de change fixe sont décroissants lorsque l’intégration augmente. Loin du cercle vicieux, l’union monétaire donne naissance à un cercle vertueux.
Un pays a intérêt à rejoindre une union monétaire, ou à entrer dans un régime de change fixe, dès lors que les gains excèdent les coûts, ce qui est le cas au-dessus d’un certain seuil d’intégration économique. Ce seuil dépend naturellement de la position des courbes de gain et de coût. En particulier, des prix et des salaires plus flexibles réduisent l’utilité du taux de change comme instrument d’ajustement : la courbe de coût est plus basse, et le seuil au-delà duquel la zone monétaire est optimale est plus faible. A la limite, le taux de change n’a plus d’importance dans une économie où prix et salaires sont parfaitement flexibles. L’ajustement peut aussi se faire par les quantités, en particulier par la mobilité du travail d’une région à l’autre, comme c’est généralement le cas aux Etats-Unis où les chocs asymétriques se traduisent assez peu par un ajustement des prix et des salaires, mais très rapidement par un déplacement de population active.
A l’inverse, la courbe de coût peut être plus haute dans un pays très spécialisé ou dans un pays en rattrapage (comme les dix pays ayant adhéré à l’Union européenne en mai 2004), car il est alors davantage sujet à des chocs asymétriques. Pour ces pays, le taux de change constitue un instrument plus important que pour les économies avancées, à degré d’intégration identique.

Dans ce cadre là, il y a une spécificité de la Banque européenne. La loi américaine fixe à la Réserve fédérale l’objectif de « maintenir la croissance à long terme des agrégats de monnaie et de crédit en proportion du potentiel de croissance à long terme de l’économie afin d’accroître la production, et ainsi de promouvoir efficacement les objectifs d’emploi maximum, de stabilité des prix et de taux d’intérêt à long terme modérés ».
Le Traité de Maastricht stipule que « l’objectif principal du Système européen de banques centrales est de maintenir la stabilité des prix » et que « sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté, tels que définis à l’article 2 (du traité sur l’Union européenne article 105, paragraphe 1 du traité). Les objectifs de la Communauté, tels qu’énoncés à l’article 2, sont « un niveau d’emploi élevé et une croissance durable et non inflationniste ».
Le projet de traité constitutionnel élaboré en 2004 prévoit en son article 3 une nouvelle définition des objectifs de la Communauté : « une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement ». Il ne modifie pas le mandat de la banque centrale.
Ces textes portent clairement la marque des périodes auxquelles ils ont été rédigés. Le premier, qui dans sa rédaction actuelle date de la fin des années 1970, met sur le même plan les différents objectifs de la politique monétaire ; le second, qui date du début des années 1990, explicite une hiérarchie d’objectifs. Plus profondément, la Réserve fédérale est une agence indépendante au sein de l’administration publique, qui concourt à la politique économique générale. La BCE est, elle, une institution spécifique, à laquelle un mandat défini a été confié.
Dans les pays où les marchés financiers sont peu développés, les banques centrales (ou le gouvernement, s’il dicte sa politique à la banque centrale) régulent directement le crédit. Dans les pays développés, c’est en modifiant les incitations du système bancaire que les banques centrales influencent les conditions monétaires et vont ainsi avoir un impact macroéconomique. La banque centrale utilise trois instruments :
• Les réserves obligatoires, obligation pour les banques commerciales de conserver un dépôt auprès de la banque centrale. En « gelant » une fraction des actifs des banques, on limite le montant du crédit qu’elles peuvent créer. En pratique, cet instrument n’est pas utilisé pour piloter la politique monétaire car il ne permet pas un contrôle fin de la liquidité ;
• Les opérations d’open market, achats ou ventes directes de titres sur le marché monétaire. Ces opérations agissent à la fois sur le montant de liquidités en circulation et sur le montant des titres détenus dans le portefeuille de la banque centrale. Elles sont utilisées aux Etats-Unis, mais pas dans la zone euro ;
• Le taux de refinancement des banques commerciales auprès de la banque centrale, qui constitue dans la zone euro le principal taux directeur, c’est-à-dire le principal taux fixé par la BCE qui va orienter l’ensemble des taux de marché. En effet, c’est par simplification qu’il est supposé, dans les analyses macroéconomiques, que la banque centrale fixe le taux d’intérêt à court terme. En réalité, même le taux au jour le jour est un taux de marché, mais la banque centrale contrôle étroitement son évolution.

La politique monétaire est l’art de manier les taux d’intérêt directeurs pour atteindre l’objectif de stabilité des prix. Compte tenu de la diversité des mécanismes de transmission des taux d’intérêt aux prix, de l’interaction entre décisions monétaires et anticipations des agents, et de l’absence de consensus théorique sur ces questions, il n’est pas étonnant que les politiques menées dans différents pays et à différentes périodes se soient révélées très variées. Nous identifions ici cinq grands débats sur la politique monétaire. Le premier porte sur la stratégie monétaire, c’est-à-dire la règle d’action sur les taux d’intérêt en fonction de la situation de l’économie et des anticipations. Le second porte sur la tactique, et en particulier sur le degré de réactivité souhaitable de la politique monétaire. Le troisième débat porte sur le statut des banques centrales, leur indépendance à l’égard du pouvoir politique et leur mode de communication. Le quatrième, qui est lié au précédent, a trait aux rapports entre politique monétaire et politique budgétaire. Enfin, le cinquième, plus récent, porte sur la manière dont la politique monétaire doit intégrer l’évolution des prix sur les marchés financiers.

Là aussi, la BCE a une stratégie spécifique. Jusqu’en 1999, l’Allemagne a conservé un objectif de ciblage de M3. Il est cependant admis désormais que la crédibilité de la Bundesbank ne provenait pas de cet objectif, qui était rarement respecté, mais de la performance finale en matière d’inflation. La BCE a repris cette approche tout en l’élargissant : sa stratégie monétaire est fondée sur deux « piliers », le premier pilier étant un objectif de croissance de M3 de 4,5 % en rythme annuel, le deuxième pilier étant constitué par un ensemble d’indicateurs avancés de l’inflation : prix de production, prix à l’importation, coûts salariaux, etc. A partir de mai 2003, compte tenu des doutes sur la stabilité de la demande de monnaie dans la zone euro et de la difficulté de la BCE à respecter ses objectifs, le premier pilier a été mis au second plan. L’approche quantitative conserve cependant un intérêt dans des situations particulières conduisant à adopter des politiques dites « non conventionnelles ». Ainsi, la Banque du Japon, confrontée au risque déflationniste dans une économie prise dans une trappe de liquidité, a adopté en 1999 une politique de taux d’intérêt zéro, puis a été amenée, devant l’insuffisance de cette politique, à adopter en mars 2001 une politique d’expansion quantitative de la base monétaire. De même, au moment où, en 2002-2003, des craintes de déflation se faisaient jour aux Etats-Unis, la Réserve fédérale a laisse entendre qu’elle pourrait, elle aussi, revenir à un tel ciblage quantitatif. De plus en plus de banques centrales ont choisi de retenir une règle implicite fondée sur la prévision d’inflation : c’est le ciblage de l’inflation adopté au début des années 1990 par quelques banques centrales de pays développés (Nouvelle-Zélande, Canada, Royaume-Uni Suède et Australie) puis à la fin des années 1990 et au début des années 2000 par un nombre croissant de pays émergents (au début 2004, Brésil, Chili, Israël, Corée, Mexique, Afrique du Sud, Philippines et Thaïlande) et en transition (Pologne, Hongrie, République tchèque). Pour une banque centrale qui a adopté une cible d’inflation, la gestion de la politique monétaire est un exercice subtil. Schématiquement, la banque centrale prend pour objectif intermédiaire les prévisions à un horizon donné d’inflation et d’activité (pondérées d’une certaine manière) conditionnellement à l’information dont elle dispose au moment de sa décision. En d’autres termes, elle fixe le taux d’intérêt à un niveau qui assure que sa prévision d’inflation est en conformité avec son objectif, et publie régulièrement ces prévisions, si possible accompagnées de leur écart type en sorte que le public soit informé de ce qui fonde ses décisions. Et elle doit se justifier publiquement en cas de non-respect de l’objectif. Cette stratégie vise à optimiser la conduite de la politique monétaire dans un contexte d’information imparfaite et à assurer en même temps un degré élevé de transparence qui interdit à la banque centrale de céder à la tentation de la politique discrétionnaire.

La question est celle de mesurer l’impact de l’euro, c’est la question de la convergence.

La création de la zone euro s’inscrit dans la logique économique intangible de la construction européenne visant la prospérité commune des Etats membres. Tout particulièrement, les avantages attendus de la monnaie unique consistaient en une réduction considérable des coûts liés à la gestion des changes, immensément amplifiés, à la fin des années 1980, par la libéralisation des flux de capitaux ; la protection contre le retour périodique des crises de changes européennes, dont les dernières, au début des années 1990, ont précipité l’Union monétaire ; la diminution des coûts de transaction dans la région et la baisse des primes de risque sur les taux d’intérêt, pesant sur les emprunts nationaux, comptent parmi les principaux bénéfices attendus.
La convergence des économies de la zone euro constituait, cependant, une condition nécessaire à la création de la monnaie unique, dans la mesure où des écarts durables entre les performances économiques nationales impliquent eux-mêmes, pour une zone monétaire, des coûts non négligeables qui pourraient, à terme, dépasser ceux d’un système de change flottant. La principale source de ces coûts réside dans la difficulté de mener une politique monétaire profitant à tous dans le cas d’un ancrage profond des disparités économiques.
S’il était nécessaire que cette condition soit respectée avant la formation de la zone euro, celle-ci n’a donc pas éteint l’impérieuse nécessité que constitue la convergence économique. On mesure à quel point l’enjeu est crucial : si l’euro n’apporte pas aux Etats membres de la zone des bénéfices dépassant ses inconvénients, l’objectif premier de prospérité collective fixée à la construction européenne n’est pas atteint, ce qui peut, en dernier ressort, conduire les « perdants » à remettre en cause l’Union monétaire et économique. Or, la réalité de la poursuite du processus de convergence et de bénéfice partagé est aujourd’hui controversée.
Qu’en est-il ? Le passage à l’euro a-t-il conduit à la réduction des écarts ou à leur stabilisation, voire pire, à leur amplification ? Que nous apprend l’évolution comparée des cycles nationaux avant et après le passage à l’euro ? En particulier, constate-t-on une plus ou moins grande synchronisation à partir de 1999 ? Quels sont les déterminants de cette évolution ? Surtout, quelle part accorder aux divergences cycliques et tendancielles dans la dispersion des taux de croissance nationaux ? Selon que les divergences proviennent de facteurs plus ou moins structurels, les conséquences politiques seront sensiblement différentes.

En fait, il y a eu 3 résultats :

• une convergence continue mais ralentie à partir de 1999.
Les principaux agrégats économiques liés au niveau de vie des habitants de la zone euro nous donnent la première image d’une convergence inachevée entre les Etats membres. Si l’on retient le plus exhaustifs, le PIB, on constate que la dispersion des taux de croissance annuels nationaux, qui avait fortement augmenté au milieu des années 1990, a diminué depuis 1999 mais reste relativement élevée, s’établissant encore au niveau du début des années 1990. Cet ensemble de faits stylisés concernant les principaux agrégats économiques reliés très concrètement à la vie quotidienne des habitants de la zone euro fait donc apparaître une convergence réelle, mais lente, des performances nationales, particulièrement depuis l’entrée en vigueur des parités fixes en 1999. En outre, le processus de convergence ne semble pas concerner certains pays : le revenu réel par tête des Portugais, Luxembourgeois et Irlandais diverge sensiblement de celui de la moyenne des habitants de la zone euro, à la baisse pour les premiers, à la hausse pour les deux derniers. Dans le cas de l’Irlande, le processus de rattrapage est achevé et même dépasse, puisque son PIB réel/tête représentait 137 % de la moyenne de la zone euro en 2004, contre 80 % en 1994.

• La part des cycles.
L’association des cycles des affaires nationaux offre une autre mesure de la convergence des performances économiques. Une décorrélation marquée des cycles complique sensiblement la politique monétaire unique, dans la mesure où les décisions de la Banque centrale ne peuvent dès lors plus répondre aux besoins de tous en même temps. On peut dégager trois groupes de pays en fonction de la synchronisation de leur cycle :
– les pays historiquement associés au cycle de l’ensemble de la zone, et dont la synchronisation des cycles a été particulièrement forte à partir de 1993 (France, Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Belgique, Italie depuis 1995) ;
– des pays qui ont vu leur cycle converger vers celui de la zone à partir de leur accession à l’Union européenne (Espagne, Finlande, Grèce) ;
– des pays au cycle beaucoup plus faiblement synchronisé (Irlande, Luxembourg, Portugal, qui ont une coefficient de corrélation inférieur à ceux des Etats-Unis, du Royaume-Uni et du Japon en fin de période).

La convergence plus marquée des cycles européens depuis 1999 doit être relativisée : Royaume-Uni, Japon et Etats-Unis exhibent également des coefficients de corrélation assez élevés (supérieur à 0,6 en dernière période), ce qui peut laisser penser que l’ensemble des cycles mondiaux se sont sensiblement synchronisés depuis 2003.

Quel arbitrage entre synchronisation et harmonisation de l’amplitude des cycles ?
La synchronisation des cycles fait uniquement référence à la durée des cycles. Or, Bergmann montre que, dans l’UEM (inversement à ce qui s’observe dans d’autres pays), jusqu’en 2001, la synchronisation des cycles s’est accompagnée d’une augmentation de la différence de leur amplitude. Cela le conduit à conclure qu’il existe un arbitrage entre synchronisation et harmonisation de l’amplitude des cycles (mesurée par l’écart-type de la composante cyclique) qui peut compliquer singulièrement la politique monétaire unique. Celle-ci serait soit à contretemps pour une partie des pays, soit à la fois trop contraignante pour une partie d’entre eux et trop accommodante pour l’autre.

• Intégration monétaire, spécialisation économique et synchronisation des cycles
Des divergences de plus en plus structurelles

Dans une étude récente sur les écarts de croissance dans la zone euro, les services de la Commission européenne ont ainsi montré que la contribution de la dispersion des taux de croissance potentielle à celle des taux de croissance constatés avait très sensiblement augmenté depuis 1999, alors même que cette dernière reste au niveau du début des années 1990. Malgré la synchronisation des cycles mise en évidence plus haut, les divergences structurelles synthétisées par la décomposition de la variance de la croissance potentielle irriguent un ensemble de phénomènes qui, à terme, pourraient justement finir par se traduire par une décorrélation marquée des cycles. Deux canaux sont déjà remarquables de ce point de vue.

En réalité, la question est encore plus grave :

• Une dégradation relative de la performance économique européenne.
En comparaison des Etats-Unis, deux traits marquants caractérisent la performance macroéconomique européenne et en particulier celle de la zone euro :
– Une dégradation tendancielle de la croissance du PIB par tête, qui contraste avec la stabilité américaine ;
– Une absence de tendance en matière de volatilité macroéconomique, qui contraste avec les progrès américains.

• Des politiques économiques peu réactives :
En comparaison internationale, la caractéristique principale de la politique économique de la zone euro est sa faible réactivité. En zone euro, le seul mouvement notable est le redressement intervenu entre 1992 et 1997, lors de la convergence vers l’euro. Hors de cette période, les mouvements sont très faibles, alors qu’ils sont de grande ampleur dans les trois autres pays. Il y a donc eu un ajustement par palier, mais apparemment pas de modification du comportement cyclique.
Ces hypothèses constituent le fondement du système de politique économique européen aujourd’hui en place et dessinent un cadre original, sans équivalent ailleurs dans le monde, qui résulte à la fois d’un héritage historique, de relations de pouvoir entre acteurs, et d’une certaine vision du rôle de la politique économique. Cependant, si certaines d’entre elles sont largement acceptées, d’autres plus controversées. L’accoutumance à ces principes ne doit pas empêcher d’observer qu’ils demeurent l’objet de discussions et que leurs fondements ne sont pas toujours bien assurés. Ainsi par exemple :
– La mobilité des biens et des capitaux met en concurrence les systèmes sociaux et aboutit tendanciellement à une égalisation des salaires, mais même accompagnée de fortes restrictions, la mise en concurrence directe des prestataires de services fait débat, comme l’a montré la mise en cause de la directive Bolkestein ;
– Il ne va pas de soi que la combinaison marché unique – immobilité du travail implique la monnaie unique. Sans revenir à la théorie des zones monétaires optimales, il suffit de rappeler que Krugman (1993) a suggéré la possibilité d’un cercle vicieux entre intégration réelle et intégration monétaire (des travaux récents initiés par Andrew Rose (Rose, 2000) sont cependant venus conforter l’hypothèse de complémentarité) ;
– Le choix de ne pas mettre en place un budget fédéral a été facilité par le climat de doute à l’égard de la stabilisation budgétaire qui prévaut en Europe depuis les années 1980, mais il tient encore davantage au réalisme politique ;
– S’il est acquis que l’union monétaire implique la soutenabilité budgétaire, la nature de l’externalité négative associée à des déficits excessifs n’a cependant pas été bien explicitée dans les textes communautaires. Les objectifs et la nature du dispositif destiné à assurer la discipline budgétaire font l’objet de discussions permanentes entre économistes ;
– Si le coût macroéconomique d’une inflation élevée est maintenant reconnu, la complémentarité entre stabilité des prix et croissance est moins bien établie pour les inflations modérées ou faibles. Easterly (2005) ne trouve aucune relation entre inflation et croissance une fois éliminés les cas d’inflation élevée, et Akerlof, Dickens et Perry (2000) mettent en évidence une relation positive dans les zones d’inflation faible.

• Intégration économique : un progrès modeste.
En Europe, l’intégration économique avait longtemps tenu lieu de politique de croissance, mais l’immense activité législative et réglementaire de l’Union au cours des années 1980 et 1990 n’a débouché que sur un progrès modeste de l’intégration économique réelle, comme en attestent les indicateurs d’intensité des échanges ou de convergence des prix.

L’acte unique européen a-t-il réellement rendu le marché européen unique ? Vingt-cinq ans après l’abolition de toutes les barrières formelles traditionnelles et 10 ans après le passage au marché unique, la réponse pour Frits Bolkestein ne fait pas de doute : « … Le marché intérieur a profondément transformé l’Europe. … Des barrières ont été supprimées, des portes se sont ouvertes. Les Européens peuvent aujourd’hui vivre, travailler ou prendre leur retraite où ils le souhaitent en Europe ». « La Commission estime qu’en 2002, le PIB de l’UE a été 1,8 % ou 164,5 milliards d’euros supérieur grâce au marché intérieur. L’emploi a augmenté de 1,46 %, ce qui signifie qu’environ 2,5 millions de postes supplémentaires ont été créés ».

Une troisième approche « … utilise différentes versions de l’équation de gravité pour prédire ce que les volumes échangés entre deux régions devraient être et compare cette prédiction aux échanges réels entre régions appartenant à des pays différents et régions appartenant à un même pays ».
Cette démarche appliquée aux Etats-Unis, à l’Union européenne et à l’ALENA donne les résultats suivants :
• L’intensité des échanges est deux à trois fois plus élevée à l’intérieur des Etats-Unis que celle des marchés les plus intégrés d’Europe. Un droit de la concurrence plus ancien et appliqué de manière plus décisive aux Etats-Unis peut expliquer une partie de la différence mais l’essentiel vient sans doute de l’ancienneté de l’intégration, de l’existence de normes et d’une langue communes.
• Si l’on compare à présent le marché unique et l’ALENA, on constate une tendance commune à l’accroissement de la liberté de commerce dans chacun des deux continents mais là, où on observe une rupture assez nette dans l’évolution des échanges après la formation de l’Alena en 1989, aucune rupture du même type n’est observable depuis la mise en œuvre de l’Acte unique.
• Dans le bilan de 10 ans de marché unique déjà cité, la Commission établit aussi que les prix des biens de consommation privée ont convergé de manière significative au cours des années 1990. Pour un prix moyen dans l’UE de 100, l’écart entre l’Etat membre le moins cher et le plus cher qui était de 60 à 130 en 1985 est passé de 70 à 120 en 2000. Toutefois, dans le deuxième rapport de mise en œuvre de la stratégie pour le marché intérieur (2003-2006), on peut lire ceci : « Globalement, y compris dans la zone euro, des barrières persistantes ont pour conséquence que les prix de biens comparables d’un Etat membre à l’autre s’obstinent à conserver leurs différences ». Plus précisément, l’écart entre l’Etat membre le plus cher et le moins cher de l’UE 15 est resté le même de 1995 à 2003, cette stabilité masque une dégradation dans la période récente, l’écart de prix remontant depuis 2000. La Commission ajoute que la panne dans la convergence des prix risque de durer à cause du ralentissement des échanges : le commerce intracommunautaire de marchandises stagne depuis 2000 ce qui se traduit par une moindre pression de la concurrence sur les prix.

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