Intervention de Jean Messiha

Intervention prononcée lors du colloque du 28 septembre 2005 L’avenir de l’Euro

Avant de parler du devenir de l’euro, je commencerais mon propos par le rappel de quelques évidences qui permettent d’éclairer la suite. Quand on parle de l’euro on parle bien d’une monnaie. Il apparaît dès lors impossible d’évoquer l’avenir de l’euro sans au préalable faire commencer l’analyse par une tentative de définition de la monnaie.

La monnaie est, selon l’acception strictement économique, un instrument de change. Elle sert à faciliter les transactions. En fait, historiquement, l’histoire de la monnaie se confond avec un processus qui mêle confiance et croyance, c’est-à-dire d’adhésion d’une communauté donnée à un consensus sur la valeur et le rôle que jouera la monnaie pour régler les transactions quotidiennes de ses membres. Toute monnaie nécessite donc un accord préalable, un consensus. Pour qu’il y ait accord, encore faut-il que s’instaure un processus de confiance entre les membres de la communauté ou de la collectivité qui utilisera cette monnaie. Ainsi donc et comme toutes les sciences sociales le reconnaissent à des degrés divers, la monnaie n’est pas seulement une marchandise tirant sa valeur de la substance même qui la constitue (l’or, l’argent par exemple) ; c’est aussi et surtout un signe de valeur. En clair, à côté de la valeur réelle tenant à la nature même de la marchandise choisie comme monnaie, il y a la valeur monétaire, la valeur nominale et celle-ci résulterait exclusivement de la frappe, c’est-à-dire de la volonté de l’Etat manifestée par le sceau apposé sur la monnaie. Ce qui fait, alors, que qu’une monnaie circule avec la valeur que lui attribue la frappe, c’est qu’elle inspire confiance. Or cette confiance qui, pour la plupart des monnaies, tient à l’égalité de leur valeur nominale et de leur valeur réelle, peut aussi dans certains cas, naître de l’intervention de l’Etat. Si les agents sont amenés à penser que, par l’autorité de la loi, une pièce dont la valeur nominale est en partie fictive sera cependant acceptée d’un commun accord et sans résistance dans les paiements, rien n’empêchera que cette pièce puisse se maintenir dans la circulation sans subir aucune dépréciation. En pareil cas, la volonté de l’Etat se trouve ratifiée par le consentement universel de la collectivité dans laquelle cette monnaie circule. L’Etat est donc à l’origine de la confiance qu’ont les agents dans les monnaies modernes. Cette délégation de pouvoir vers l’Etat est le fruit d’un long processus : l’Etat devient l’agent suprême qui cristallise la confiance que les agents ont les uns envers les autres. La souveraineté réside bien dans le peuple, et le symbole à la fois vertical et horizontal en sera l’Etat.

On voit donc bien que le concept même de monnaie contient en son sillage des éléments connexes pour ne pas dire consubstantiels à ceux de la souveraineté. La nation est elle-même une notion faite de confiance et de croyance elles-mêmes forgées par le temps et l’Etat qui les personnifie.

La théorie de la zone monétaire optimale est apparue pour tenter d’expliquer par des voies strictement économiques les raisons possibles de l’unification monétaire. Deux critères de la ZMO peuvent être priorisés : celui de la mobilité des facteurs et celui de l’intégration fiscale. Dans le premier cas, la mobilité des facteurs – si elle existe entre deux zones géographiques – permet de jouer le même rôle que le taux de change entre les deux monnaies. En effet, si la mobilité du facteur travail entre ces deux zones ou ces deux régions est réelle, alors le chômage découlant d’un choc asymétrique sur l’une des deux zones pourra se résorber par le fait que les chômeurs iront sans difficulté vers la zone où la croissance est la plus forte. Dans le cas de l’intégration fiscale, l’existence d’une forte solidarité fiscale permise éventuellement par l’existence d’un budget commun permet également d’amortir un éventuel choc asymétrique en lieu et place d’un taux de change qui devient dès lors superflu.

Voilà pour les explications économiques. Toutefois, on peut poser une question impertinente. Comme pour l’origine du monde, d’où provient la mobilité du facteur travail ? Et la solidarité budgétaire ? On bute là sur la limite de la science économique contemporaine qui ne peut en tant que telle trouver de réponses à ces questions. En réalité, la mobilité du travail est conditionnée par une unité linguistique, culturelle, institutionnelle, juridique, bref un faisceau d’éléments qui, réunis, ne se trouve qu’au sein d’un Etat-nation. De même pour la solidarité fiscale : elle n’existe parfaitement que dans le cas d’un budget unique.

La conclusion est que, si on élargit la théorie initiale de la zone monétaire optimale en utilisant d’autres grilles de lectures analytiques, l’optimalité d’une zone monétaire se confond avec la souveraineté en vigueur sur cette même zone.

Les exemples historiques comme l’Union latine ou même l’Union scandinave viennent démontrer de façon inverse cette thèse : l’absence de souveraineté politique préalable a fait échouer les tentatives d’unification monétaire. A contrario, l’existence a priori de cette souveraineté (cas du Zolleverein ou des Etats-Unis à la fin du XIXe siècle) rend faisable et viable l’unification monétaire.

Pour ce qui est de l’euro, la chose est entendu : il n’y ni souveraineté européenne, ni Etat-nation européen. L’entreprise de l’euro a été au départ une entreprise politique, poussée par ceux-là même qui en tirent avantage : les grandes banques, les grandes entreprises. Pour faire rêver le citoyen et l’embarquer dans ce projet, on lui a fait miroiter une hypothétique union politique qu’on a conditionnée à une union monétaire préalable. Le rejet de la constitution le 29 mai peut être interprété par les citoyens à la fois comme un refus de cette union politique et comme une prise de conscience qu’il y a eu tromperie sur la marchandise. La crise politique s’est donc traduit par effet de ricochet en crise monétaire frappant l’euro.

Dès lors quel avenir ? Trois scénarios : le plus probable : le statu quo. C’est le plus catastrophique aussi car quand on refuse de décider, la réalité décide pour vous et elle le fait rarement de façon douce et conviviale. Deuxième scénario, le plus logique, le plus théorique aussi : aller vers un véritable fédéralisme européen en créant une véritable banque centrale. Cela permettrait enfin d’avoir une sorte de complétude institutionnelle susceptible de surmonter l’aspect bancal actuel. Pour séduisante qu’elle soit, cette solution a toutes les chances de rester théorique. En effet, la logique d’une réserve fédérale est de constituer une sorte de pouvoir monétaire qui vient s’ajouter aux autres pouvoirs identifiés par la science politique, à savoir le pouvoir étatique. En découlerait alors une théorie de la séparation des pouvoirs où, selon Montesquieu, le pouvoir arrêterait le pouvoir. En réalité, dans la configuration actuelle où n’existe qu’un pouvoir monétaire européen, la création d’une FED entraînerait l’aggravation du problème que l’on souhaiterait résoudre, à savoir qu’on parachèverait l’unification monétaire ultime, en délaissant inchangés les autres pouvoirs, politique notamment, renforçant ainsi l’omnipotence du monétaire sur tout le reste du champ social.

Dernier scénario, une sortie progressive de l’euro. C’est, à ce stade, la seule hypothèse qui permettrait d’éviter la crise générale du système et ses redoutables conséquences sur le champ politique et social. L’idée sous-jacente à la construction communautaire en général c’est, en quelque sorte, de vouloir collectivement ne plus vouloir. Les textes des traités européens sont à cet égard emblématiques : l’union monétaire a été entouré d’un grand nombre d’interdits et de recommandations et rarement de réel volontarisme politique en la matière. Une monnaie et ce qui en est fait sont toujours le reflet d’une ambition nationale. Peut-on sérieusement envisager le dollar sans le pays et les institutions qu’il y a derrière ? Sans la culture, sans la langue, sans cette volonté de puissance qui irradie chaque aspérité du pouvoir américain ? Une monnaie n’est, dans cette optique, qu’un instrument au service d’une finalité sinon nationale du moins collective. Or l’euro est victime des divergences d’appréhension de la monnaie. Les monnaies nationales, outre le fait d’être des instruments d’échanges comme l’est l’euro, représentaient également le miroir des préférences nationales en matière monétaires et financières. Ses préférences sont forgées par l’Histoire formée, en l’espèce d’une sédimentation d’expériences heureuses ou malheureuses qui a intégré l’identité monétaire d’un pays dans l’identité nationale elle-même.

Pour autant, il faut garder à l’esprit le fait que l’euro comme monnaie n’est qu’un outil, un instrument. Sortir de l’euro, revenir au franc pour garder la même logique de l’inaction généralisée ne servirait à rien. C’est le projet politique qui conditionne l’utilisation d’une monnaie. Le dollar en est l’exemple le plus achevé qui est la traduction monétaire du volontarisme politique américain. Toutefois, ce projet politique a beaucoup plus de chance de naître dans un cadre national que dans un cadre plurinational de 27 nations aux intérêts politiques sinon divergents du moins différents.

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