Intervention d’Alain Cotta

Intervention prononcée lors du colloque du 28 septembre 2005 L’avenir de l’Euro

A cause du nom même de votre cercle : Res Publica, peut-être aussi à cause de la génération qui est la mienne, j’ai tendance à me souvenir que l’économie est politique, qu’il n’est pas interdit de parler de taux de productivité, de taux de croissance, de masse monétaire, mais que l’euro est d’abord la conséquence d’un choix politique.
Je vous demande de vous souvenir de ce qui s’est passé au moment du vote du Traité de Maastricht :
L’ensemble des partis politiques, sauf les extrêmes (1), était favorable à l’euro. Le matin du vote, le pasteur, le rabbin et l’évêque étaient montés aux créneaux radiophoniques pour nous dire qu’il fallait voter oui dans l’enthousiasme.
Je me souviens aussi que nos deux grands réseaux de pouvoir économico-socialo-politique : je nomme les Francs maçons, dans leur diversité, et l’Opus dei étaient – ça leur arrive rarement – la main dans la main, favorables à l’euro.
Il y avait en faveur de l’euro une sorte de Sainte alliance sociopolitique avec deux objectifs affirmés :
Le premier d’ordre économique, intime au pouvoir que je n’ai pas encore cité : le patronat. Les entreprises étaient, bien évidemment, favorables à l’extension d’un marché, d’un marché unique européen, qui était déjà inscrit dans l’Acte unique mais qui, avec l’installation de l’euro, acquérait une homogénéité particulière.
Il y avait aussi un projet d’ordre politique. Les politiques – je pense à notre ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing – ont toujours considéré que l’euro était le sas absolument nécessaire entre l’Europe économique et l’Europe politique. Le Président Giscard d’Estaing, ceux qui étaient autour de lui et la plupart des politiques favorables à l’euro étaient guidés par la volonté de l’intégration européenne, certains ayant dans la tête, notamment les Français, pour des raisons historiques, l’idée qu’à travers l’Europe nous allions en imposer aux Etats-Unis…
Nos politiques de gouvernement, de droite comme de gauche, étaient tous devenus monnétistes, dans le sens où Jean Monnet disait : « Il faut faire l’Europe politique, mais n’en parler jamais ». Pour eux, l’euro était le moyen de le faire dans une discrétion prenant ses racines dans l’incompréhension.
Voici six ans que cette petite farandole a eu lieu.
L’objectif économique est-il atteint ?
La réponse est non !
Pas de croissance, une certaine forme de stagnation longue, un chômage qui reste à 10% de la population active, une recherche-développement qui ne cesse de baisser en pourcentage du produit national et dans l’absolu, une absence quasi-totale de projet économique européen… Visiblement, l’objectif économique n’est pas atteint ! C’est même le contraire qui est atteint.
L’objectif politique : l’intégration des nations européennes, parlons-en…
Même avant l’élargissement, on sentait des tiraillements, c’était déjà une Europe à plusieurs vitesses : le Royaume Uni était sorti de l’euro, l’Italie n’a jamais été, à mon sens, vraiment européenne. Avec l’élargissement, il ne fait aucun doute que tout est au point mort : nous n’arrivons même plus à opérer la moindre entente sur des sujets délicats et pourtant nécessaires comme la fiscalité.
En fait, on peut même dire que, depuis l’euro, nous avons assisté à un recul de l’intégration politique de l’Europe et que l’avènement éventuel de la Turquie fera le reste … et commence à faire le reste même dans la majorité actuelle en France puisque, à l’évidence, les positions des deux grands candidats ne sont pas les mêmes à cet égard. Non seulement depuis l’euro, l’Europe ne s’est pas intégrée… mais elle s’est désintégrée.

Nous sommes-nous adaptés, les Français comme les Allemands, à cette stagnation longue ?
La réponse est oui.
C’est là que ça devient intéressant. Ce que j’ai dit jusqu’à présent est connu de tous, même si ce n’est pas exprimé publiquement pour des raisons évidentes tenant à l’extraordinaire censure médiatique qui est la nôtre aujourd’hui… et qui, d’ailleurs, a quelque chose à voir avec l’Europe et avec l’euro.
Nous nous sommes adaptés de deux façons :

D’abord parce que le prix de certains biens a baissé, je pense notamment au textile, et au pétrole qui avait commencé à baisser, avant sa récente remontée.
La conséquence de cet ajustement est évidemment la fin de notre période de commerce excédentaire et le début, voici maintenant deux ans, du déficit de la balance commerciale française, déficit nouveau mais qui va croissant et a fait place à notre excédent des années précédentes.
Ce déficit a-t-il quelque conséquence ? Autrement dit, y a-t-il en France à l’heure actuelle une contrainte extérieure ?
La réponse est non… à cause de l’euro !
En effet, un pays, l’Italie, la France, n’importe lequel, peut rester singulièrement déficitaire sans subir la moindre contrainte monétaire ni, encore moins, la moindre contrainte de change. Ajoutons d’ailleurs que certains ont dans la tête une solution à l’américaine : Et si tous les pays européens se mettaient d’accord pour pratiquer un déficit budgétaire massif, peut-être les Japonais achèteraient-ils de l’euro comme ils achètent, à l’heure actuelle, du dollar ?…
Reste cependant que la contrainte extérieure qui a fait les beaux jours d’une génération d’économistes à partir de 1973 et jusqu’à la création de l’euro, a disparu. La conséquence – je vais y revenir – est une marge de liberté considérable de notre personnel politique.

La deuxième voie de l’adaptation de notre société française est l’assistanat. Comme vous pouvez le lire dans les journaux tous les jours, on distribue… On distribue 750 euros pour faire un enfant de plus. On distribue un peu aux pêcheurs, un peu ailleurs…et tout ceci, dans une très relative liberté à l’égard d’Amsterdam. Pour les Italiens, c’est une liberté totale, d’autant qu’ils n’ont pas, ou peu, de comptabilité nationale, ce qui leur permet, à cet égard, toutes les fantaisies latines. Pour nous, c’est un peu plus difficile mais enfin, en intégrant quelques avantages financiers du côté de l’EDF, on arrive à tourner le pacte d’Amsterdam.
Ce qui veut dire que la liberté de nos hommes politiques est accrue à l’égard d’un déficit budgétaire qui lui-même n’a plus les conséquences qu’il avait avant l’euro, à savoir une augmentation des taux d’intérêts. Or le taux d’intérêt, à l’heure actuelle, est une variable qui passe par delà les frontières même si certains préfèrent quand même les fonds d’Etat français aux fonds d’Etat italiens, voire aux fonds d’Etat grecs.
Reste qu’il n’y a plus de contrainte politique venant du déficit budgétaire ni de contrainte venant du déficit extérieur.

Faut-il pour autant penser que l’euro est le seul responsable de notre stagnation ?
Ma réponse est évidemment non, comme celle de Jean-Hervé Lorenzi, auquel je reprocherai peut-être, non pas d’avoir oublié le politique – il sait que ça existe et a choisi de l’oublier – mais le démographique : je ne suis pas sûr qu’il ait délibérément oublié le phénomène démographique.

Il y a effectivement trois raisons à notre stagnation.

Première raison essentielle : la démographie, c’est à dire le vieillissement de notre population avec tout ce qu’il implique.
Il a peut-être traité trop vite une seconde raison : c’est que la France comme l’Europe ont choisi de travailler moins. Nous avons estimé que nous avions atteint un niveau de développement tel que nous pouvions nous adapter à ce niveau de développement et qu’une période de stagnation n’était pas forcément à redouter autant que certains, guidés par le seul taux de profit voulaient bien le penser.

Autrement dit, il y a trois raisons fondamentales à notre stagnation :
Une raison quasi volontaire, même inconsciente : celle de travailler moins.
La seconde, partiellement inconsciente sinon involontaire, est démographique.
La troisième est l’absence totale de politique : les Etats n’ont plus de politique possible : ni politique budgétaire, ni politique de change, ni politique monétaire, ni même politique industrielle et on voit bien que notre Premier ministre actuel essaie de retrouver quelque initiative dans cette voie.

De surcroît, Monsieur Trichet a tout à fait raison de dire qu’il n’a pas à avoir de politique de change. Il est lié par un contrat qui la lui interdit et lui impose une politique monétaire dont le seul objectif est d’empêcher le taux d’inflation de dépasser 2%. Il n’y a rien dans son contrat qui concerne l’emploi, rien qui concerne la croissance.

Trois voies d’attaque s’offrent à ceux qui sont persuadés que la croissance est une solution collective durable et permanente :
Mettre en cause notre démographie.
Mettre en cause la diminution du temps de travail.
Mettre en cause l’euro, celui-ci a une vraie responsabilité, même si elle n’est pas pleine et entière, dans la stagnation actuelle, faute d’ôter à la Banque centrale européenne toute capacité d’intervention réelle et, de surcroît, après que les politiques des Etats aient été plus qu’émasculées.
De ces trois causes de la stagnation actuelle, la plus simple, la seule sur laquelle les gouvernements puissent agir à l’heure actuelle, c’est l’euro : Il faut sortir de l’euro.

Une telle volonté appelle deux questions préalables.
La première question est technique. C’est celle à laquelle les économistes répondent mais de façon insuffisante, la seconde est politique.

Première question, technique :
Comment sortir de l’euro ? Il y a plusieurs façons d’en sortir :
On peut sortir seul, ce que la Grèce peut faire sans le dire, ce que la Ligue du Nord italienne a inscrit dans son programme – l’Italie du Nord, du point de vue économique, est la seule qui soit dans notre univers de pensée –
On peut sortir à plusieurs, à tous… Ceci impliquerait la solution qui fut préconisée par Monsieur Balladur, par Monsieur Chirac… et par certains socialistes qui l’ont abandonnée dès qu’ils ont été au pouvoir, c’est-à-dire de choisir une monnaie commune, système monétaire européen auquel j’ai toujours été favorable.
Tous les économistes sensés ont dit avant le passage à l’euro, sans être écoutés :
D’une part qu’il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs et que l’hétérogénéité des nations européennes était telle que la monnaie unique en tant que telle était impossible, qu’elle allait créer des disparités dans l’inflation, dans les déficits budgétaires qui allaient devenir intolérables (cf l’article célèbre de Mundell).
D’autre part qu’au contraire d’intégrer davantage, l’euro allait provoquer, précisément ce qui se produit à l’heure actuelle, une certaine désintégration – y compris politique – de l’Europe. La monnaie commune était à l’évidence la seule solution pour obliger chaque gouvernement, en posant une référence commune, à ne pas faire n’importe quoi et à s’intégrer, pas simplement dans le domaine monétaire, de façon artificielle, mais dans le domaine économique et fiscal par exemple pour ne pas évoquer le domaine social.

La seconde question, beaucoup plus importante, est politique.
Les politiques savent que le discours économique est relativement inutile, qu’il faut d’abord faire voter les individus, que ceux-ci votent en fonction de mille considérations, qu’ils ne connaissent rien à l’économie, qu’il est inutile de leur expliquer et que c’est très bien comme ça.

La deuxième condition pour que nous sortions de l’euro est que la conjugaison des deux grands pouvoirs qui ont amené à l’euro consentent d’une façon ou d’une autre à mettre en cause leur politique : j’ai parlé des grandes entreprises d’une part et de la classe politique d’autre part.

Les grandes entreprises ont-elles un intérêt quelconque à mettre en cause l’euro ?
Elles en sont de moins en moins fanatiques.
Pour la première fois, des n°2 ou n°3 de banques françaises m’ont confié qu’il serait préférable de sortir de l’euro…Si les grandes entreprises sont de moins en moins favorables à l’euro c’est qu’elles sont désormais mondialisées et que leur espace d’intervention favorable n’est plus l’Europe ou, en tout cas, n’est plus seulement l’Europe. Les multinationales raisonnent désormais dans un espace mondial et elles savent très bien que, quelle que soit l’importance de l’Europe dans le commerce mondial, son poids dans le produit global mondial n’est pas tel qu’il lui faille continuer à discuter uniquement Europe alors que l’Asie monte et que le pouvoir chinois nous promet un PNB à 30% du PNB mondial en 2030, ce qu’il était en 1800 ! (car c’est à l’heure actuelle l’objectif chinois… qu’il faut avoir à l’esprit).
Les grandes entreprises mondiales et françaises font leurs bénéfices ailleurs qu’en France et qu’en Europe, là où sont les marchés [Ce n’est pas une critique des multinationales que je présente là mais une critique de la façon dont nous pouvons les juger.] Les firmes multinationales ne sont plus aussi passionnées par l’euro qu’elles l’étaient, elles sont, comme dirait Rimbaud pour la « vraie vie », elles sont déjà « ailleurs ».

Le personnel politique est-il – ou pourrait-il être – favorable à l’abandon de l’euro ?
La réponse est non !
Pour deux raisons fondamentales :
La première c’est qu’il a promis aux Français pendant dix ou vingt ans que l’Europe était « la » solution pour la croissance… pour l’intégration… Avec l’euro, il a mis les bouchées doubles en faisant de la monnaie – ce qui est contraire à toutes les théories libérales – un facteur d’intégration politique.
La deuxième raison, c’est que les pouvoirs politiques européens vivent très tranquilles à l’abri de l’euro. L’économie, c’est féminin, la politique aussi… l’union de deux féminins ne fait pas forcément quelque chose de gai (sans mauvais jeu de mots) mais ça permet de comprendre pourquoi le futur est souvent différent de nos prévisions.
L’euro protège les politiques.
Ils peuvent, à l’heure actuelle, provoquer un déficit extérieur de la balance commerciale sans rencontrer la contrainte extérieure…
Ils peuvent provoquer un déficit considérable du budget, plus ou moins masqué sans contrainte financière… plus de hausse des taux d’intérêt… puisqu’on ne considèrera que le taux d’intérêt fixé par Francfort.
Pourquoi voudriez-vous donc que le pouvoir politique abandonne ce qui, à l’heure actuelle, fait sa vie très belle… en tout cas tranquille ?
C’est en cela que le pouvoir politique nous représente : la France a choisi d’avoir une vie tranquille, elle choisit un pouvoir politique qui, lui aussi – et on ne peut pas le lui reprocher – veut vivre tranquille.
C’est la raison pour laquelle je ne pense pas que, quelle que soit la nécessité d’en sortir, l’euro puisse être mis en cause rapidement sinon à l’occasion de désordres sociaux d’ampleur (les Corses ne suffiront pas (2)) ou d’un franc retour à l’inflation qui mettrait en cause la rente, donc les retraites, c’est à dire 10% du produit national français, soit 15% de sa population et 30% des votants.
Voilà les deux seules façons dont nous pourrions éventuellement sortir de l’euro.
Monsieur le ministre, je vous remercie.

—————–
1)NDLR sauf quelques exceptions : Jean-Pierre Chevènement, Philippe Seguin et quelques autres
2)Ce colloque s’est tenu pendant le conflit qui opposait la SNCM à ses salariés.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.