Le principe de précaution appliqué aux Etats-Unis

Intervention prononcée lors du colloque Où va la société américaine du 4 décembre 2006.

Beaucoup de choses ont été dites, en particulier sur la situation de l’économie américaine.
Aujourd’hui, je ne travaille plus sur ce sujet mais j’ai montré dans un livre, il y a quelques années (1), que les Etats-Unis étaient, en tant que puissance, largement surestimés, fondant cette affirmation sur l’analyse de processus de longue durée : l’évolution des niveaux éducatifs, qui avait laissé apparaître certaines baisses, les phénomènes de désindustrialisation etc.

Les prédictions à moyen ou long terme ne pouvant être confrontées à la réalité qu’après un certain temps, je suis sorti du sujet. Toutefois les quelques paramètres que j’ai regardés récemment (je travaille à l’Institut national d’études démographiques) n’infirment pas mon hypothèse. Ils révèlent des évolutions troublantes : l’avant-dernier chiffre annuel publié avait même fait apparaître une hausse de la mortalité infantile ; on observe des anomalies de plus en plus criantes dans le domaine de l’évolution de la longévité des femmes. Ces indicateurs démographiques permettent une vision plus profonde que les paramètres économiques, ils permettent de voir la réalité des niveaux de vie – en l’occurrence des espérances de vie – indépendamment de données comptables comme le PIB : une donnée abstraite et, selon moi, de plus en plus irréaliste. Ce n’est pas le cas du déficit commercial, un bon indicateur mesurant des flux réels de biens qui ont une valeur à l’échelle internationale, à la différence des services internes. A l’époque où j’écrivais mon livre, le déficit commercial atteignait 450 milliards, il est passé à 800 milliards.
Je n’ai donc aucune raison de changer d’avis.

Les récents événements internationaux m’ont inspiré quelques réflexions.
Je dois dire que lors de la réélection de Bush, je commençais à être vraiment inquiet. Préoccupé par les contradictions entre les sondages « sortie des urnes » et le résultat final, j’en étais venu à me demander si le système électoral fonctionnait normalement. A la veille de cette élection, compte tenu de la montée des inégalités aux Etats-Unis, de la façon frauduleuse dont la guerre avait été décidée (avec les néo-conservateurs dont on vient de parler), de la violence du système, des phénomènes de pourrissement idéologique interne, de délire religieux, je me demandais si on n’était pas en train de passer dans une sorte de système nouveau, du jamais vu, un système post-démocratique dans lequel la machine ne réagissait plus.

Au moment de la Révolution française, Barnave observait : « Une nouvelle répartition des richesses appelle une nouvelle répartition des pouvoirs » (2). Selon lui, la montée de la richesse bourgeoise amenait à remettre en question le pouvoir de l’aristocratie et menait à plus d’égalité.
Mais la question qu’il faut se poser, à propos des Etats-Unis où, comme on vient de le rappeler, la montée des inégalités devient absolument phénoménale est :
Dans quelle mesure et pour combien de temps un système démocratique normal, fondé sur le suffrage universel, peut-il rester compatible avec un système d’essence ploutocratique ?
En effet, les gens qui concentrent une énorme fraction des richesses sont amenés à s’impatienter du suffrage universel.

Si j’avais continué à travailler sur les Etats-Unis, avant les dernières élections j’aurais donc spéculé sur l’émergence d’un système politique d’un genre nouveau. L’activité et la masse des services secrets américains, en interne et en externe sont préoccupantes. Les néo-conservateurs font des parallèles entre l’Iran et Hitler. Je suis plus proche d’Anatol Lieven qui compare l’évolution – je dirais la dégénérescence – du système américain actuel au comportement de l’Allemagne avant 1914. C’est une bonne comparaison. L’Allemagne, avant 1914, était le pays le plus avancé du monde occidental et on l’a vu chuter en quelques décennies.

Dans ce contexte de pessimisme et d’inquiétude, il ne faut pas gâcher son plaisir : la correction opérée par les dernières élections est quelque chose d’extraordinairement rassurant. Il y a eu une réaction, il s’est passé quelque chose. Je dirai donc que le pire est loin d’être certain. Cela dit, cette correction ne justifie pas un optimisme béat : « la merveilleuse démocratie américaine aurait encore largement fait ses preuves en permettant au peuple de corriger par un vote… ».

La politique extérieure aux Etats-Unis n’a pas un rapport ordinaire avec le système démocratique. Traditionnellement le processus de décision est largement le fait d’un establishment spécialisé qui échappe au contrôle démocratique et une sorte de contrôle démocratique est exercé a posteriori en cas d’échec. C’est exactement ce qu’on vient de voir opérer : une agression extérieure d’une sauvagerie inouïe a été décidée sans consultation du peuple américain, menant à un misérable échec en Irak et il y a eu correction.
Pourquoi y a-t-il eu correction ?

Cette correction est-elle due à un « merveilleux sursaut démocratique du peuple américain » (comme on le répète pour ne pas avoir l’air anti-américain) ? Non, la réalité de l’histoire, c’est que la résistance irakienne est en train de briser l’armée américaine. J’adorerais pouvoir dire un jour que la résistance irakienne a peut-être sauvé la démocratie américaine en montrant au pays ses limites. L’histoire est toujours beaucoup plus compliquée qu’on ne le dit. Cette histoire n’est pas linéaire comme dans les contes de fées, elle est pleine de paradoxes. La réalité de la défaite allemande pendant la Deuxième guerre mondiale, c’est que l’Allemagne nazie a été brisée à Stalingrad par l’armée d’un autre régime totalitaire.

A quoi peut-on s’attendre dans les années qui viennent ?
Il est très important de spéculer sur les différences entre les hommes politiques américains : d’un côté les néo-conservateurs – qui sont effectivement des fous furieux – et, à l’autre pôle, les démocrates réalistes qui sont des gens intelligents. Mais si on cherche à sentir, à anticiper ce qui va se passer aux Etats-Unis, il faut bien voir que ce système ne peut plus penser sa stabilité de façon autonome, indépendamment de sa prise sur le monde. Un pays dont le déficit commercial s’élève à huit cent milliards de dollars est totalement dépendant du monde et le repli impérial n’est plus concevable. La dépendance au monde des Etats-Unis et de la société américaine est telle qu’aucune administration américaine, aussi intelligente soit-elle, ne peut avoir toutes les options possibles en tête. Au-delà du coup d’arrêt à la folie de Bush, si les démocrates, que je considère comme des gens civilisés, reviennent au pouvoir, ils se retrouveront confrontés exactement au même problème : la société américaine, dans son rapport au monde, est une société prédatrice. Avec huit cent milliards de dollars de déficit, si on convertit (à la louche), la mise à l’équilibre des comptes extérieurs entraînerait une chute de 20% à 25% du revenu réel des Américains en interne. On peut imaginer que la crise qui s’ensuivrait aurait l’ampleur de celle qu’a dû affronter l’Union soviétique.
On ne peut guère aller plus loin mais ceci me conduit à une vision toujours et davantage pessimiste.

Je contredirai, dans l’exposé que nous venons d’entendre sur l’économie américaine, ce que je considère comme un poncif : la croyance en la capacité des Etats-Unis à « rebondir », le discours sur le dynamisme américain. J’ai été formé à l’histoire de longue durée par Emmanuel Leroy Ladurie. Dans cette longue durée, les pays européens sont effectivement des pays qui rebondissent : l’Italie a répété les décollages économiques durant l’Antiquité, la Renaissance, puis après la Deuxième guerre mondiale. L’Allemagne s’est très bien relevée de sa dévastation par le système nazi. Traditionnellement la France rebondit plus mollement. Mais la réalité des Etats-Unis en tant que société, c’est qu’il s’agit d’une société expérimentale très récente qui n’a jamais montré qu’elle était capable de « rebondir ». Elle a connu une histoire linéaire et simple, une extraordinaire ascension, depuis le XVIIe siècle. C’est un succès historique comme on en a peu vu : atteindre la prééminence mondiale en quelques générations est tout à fait extraordinaire.

Depuis l’apparition des premiers signes de tassement éducatif et de déclin industriel au milieu des années soixante, je n’ai vu aucun rebondissement. J’ai vu le maintien de la situation internationale par vitesse acquise, j’ai vu le moment, dans les années quatre-vingt, où les gens commençaient à s’interroger sur la perte de dynamisme de l’industrie américaine par rapport aux industries européenne et japonaise. Ensuite, l’effondrement du système soviétique a repropulsé les Etats-Unis dans un rêve de puissance mondiale illimitée et permis d’arrêter de réfléchir et de réagir sur les questions industrielles. Je vois ce déficit commercial qui n’en finit pas d’augmenter, je vois la réalité de l’économie américaine. On parle du dynamisme de l’économie américaine, c’est en effet la forme qu’elle affecte, gérée par des manipulations de politique économique, mais il s’agit d’un dynamisme de consommation. La réalité du dynamisme de l’économie américaine, c’est un système de pompage financier tout à fait extraordinaire qui bénéficie de ce qu’on pourrait appeler une rente linguistique, puisque l’anglais est la langue du monde. Mais la rente financière, comme la rente pétrolière, permet de ne pas réagir et de s’endormir.

Honnêtement – ce n’est pas de la prospective mais presque du café du commerce – je suis beaucoup plus pessimiste sur ce plan qu’à l’époque où j’écrivais mon livre. Je spéculais alors sur la possibilité d’un retour des Etats-Unis à l’équilibre, dans une recherche d’autonomie – non de fermeture, mais d’équilibre des comptes économiques – se combinant avec un retour vers l’égalité en interne, un retour vers l’idéal démocratique originel. Mais – influencé, certes, par les indicateurs démographiques catastrophiques – je vois plutôt une confirmation des tendances oligarchiques et ploutocratiques et de l’irresponsabilité dans le domaine industriel ; je vois plutôt du laisser-aller.

Nous sommes tous des êtres humains et ce qui arrive aux Américains nous importe dans l’absolu – d’autant plus que nous devons beaucoup aux Etats-Unis historiquement – mais pour ce qui nous concerne, nous qui sommes encore pour moitié dans ce système américain, je recommanderai la plus extrême prudence et une sorte de « principe de précaution ».

Les Etats-Unis, ce sont les chansons de notre adolescence, mais c’est aussi la Deuxième guerre mondiale et cette bonne image des Etats-Unis suscite toujours en nous le désir de croire que le cauchemar est terminé, que les Etats-Unis vont redevenir ce qu’ils étaient, une puissance bienveillante, bénéfique. J’ai observé cette tentation vers le mois de mars dernier à l’occasion d’une conversation au Quai d’Orsay. C’était l’époque où nous étions censés nous rabibocher avec les Américains pour bouter les Syriens hors du Liban. J’avais acquiescé : « Peut-être, bien sûr, pourquoi pas ? Ils ont compris la réalité des limites de leur puissance en Irak, ils vont redevenir raisonnables, recommencer à discuter avec leurs alliés et on va revenir dans le monde équilibré d’antan ». Je me souviens avoir ajouté : « …mais il me semble que vous sous-estimez la dangerosité du système américain, vous devez avoir raison à 90% mais il reste les 10% d’erreur… ». Et puis il y a eu la guerre du Liban, une agression sauvage sur un petit pays qui retrouvait son équilibre, menée certes par l’aviation israélienne, mais qui ne pouvait pas se faire sans accord ou décision à Washington. Et ceci s’est passé après constatation du bourbier irakien. J’ai alors commencé à spéculer sur une sorte de dynamisme de la violence et de la guerre, une véritable préférence de l’Amérique pour la guerre. Il a été fait allusion tout à l’heure au militarisme américain, il est en effet très troublant. Je peux avoir l’air de parler comme une sorte d’historien paranoïaque mais c’est ainsi que va l’histoire humaine. Le monde d’après-guerre, dans lequel je suis né, croyait avoir retenu la leçon, il était relativement raisonnable et normal. Mais l’histoire humaine de longue durée est remplie de systèmes qui dégénèrent et manifestent brusquement une préférence pour la violence et la guerre.

Ce que je dis est très dur, j’en suis conscient, mais si on confronte les valeurs défendues par les Etats-Unis dans ces dernières années et leur action concrète, le bilan est atterrant. Les Etats-Unis sont devenus le pays leader pour la montée des inégalités, pour la régression des services sociaux ; c’est le pays qui a remis la guerre à l’ordre du jour, qui va devoir supporter non simplement la facture financière mais la facture morale de la guerre d’Irak : 100 000 / 500 000 morts… et ce n’est pas fini. C’est un pays où tout le monde se gargarise des mots de liberté et de démocratie mais ce sont des valeurs d’extrême droite qu’on voit en action.

La correction qui a lieu aux Etats-Unis, dans ce train de réflexions, est extrêmement rassurante, le pire n’est jamais certain mais les Européens courraient un grand risque si, relâchant leur attention, ils se laissaient aller à l’idée rassurante que le moment de péril est passé, que nous allons revenir dans le monde ancien car le monde ancien n’existe plus.

Les Etats-Unis sont à huit cent milliards de déficit commercial, toute sortes de scénarios sont possibles mais je n’arrive pas à définir un scénario de retour à l’équilibre pour la société américaine, je ne sens pas de retour à l’équilibre dans le domaine économique.

Le retrait d’Irak, c’est très bien mais comment se passerait-il ?

On n’a pas encore parlé de la débâcle en Afghanistan, c’est un début de rétraction de l’appareil américain, un début de débâcle impériale. Quelles conséquences aura-t-elle sur le dollar? Qu’en sera-t-il de la capacité américaine de prédation sur le monde quand il sera avéré que le système militaire a entamé son reflux et sa débâcle ? J’aimerais avoir les réponses à ces questions.

Comment ne pas imaginer la possibilité que l’administration américaine (quelle qu’elle soit), anticipant ce risque, plutôt que d’affronter les conséquences sur le niveau de vie d’un tel reflux, surtout dans le contexte de l’évolution économique actuelle, préfère se lancer dans d’autres aventures militaires ?
La thématique de l’année dernière (que j’avais suivie de près lors de nombreuses discussions à l’ambassade d’Iran), dans tous les propos précédant le basculement de majorité dans le système représentatif américain, montrait une envie frénétique, ayant échoué en Irak, d’attaquer l’Iran. C’est absurde mais rappelons-nous ce qu’a fait Napoléon quand il n’est pas arrivé à envahir l’Angleterre : il a envahi la Russie, illustrant, déjà, ce phénomène de fuite en avant.

Je suis frappé par la façon dont, actuellement, les spéculations concernant une attaque contre l’Iran continuent malgré les réflexions sur un retrait raisonnable d’Irak. J’ai vraiment l’impression que nous avons affaire à un système qui n’a pas trouvé son équilibre, qui se cherche et qui, par essence, est un système en déséquilibre, donc dangereux.

Je vais oser une chute super conformiste :
Il ne faut pas être anti-américain mais face à ce système incertain, je recommande le « principe de précaution ».

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1)« Après l’empire » Essai sur la décomposition du système américain, Emmanuel Todd, Gallimard, 2002
2)Antoine Barnave, avocat, député, auteur d’une « Introduction à le Révolution française » (écrite en 1792 et publiée en 1843)

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