L’économie américaine entre dynamisme et déséquilibres

Intervention prononcée lors du colloque Où va la société américaine du 4 décembre 2006.

En introduction à ces quelques réflexions sur l’économie américaine, je voudrais noter trois points d’actualité qui font la toile de fond des questions que nous nous posons sur l’avenir des Etats-Unis à court et à moyen termes.

Sur le plan politique, nous tenterons de discerner les conséquences des élections qui ont ramené une majorité démocrate au Congrès.

Sur le plan économique, les Etats-Unis connaissent un retournement conjoncturel qui met fin à une période de croissance étonnante. La question porte sur l’ampleur prévisible de ce retournement.
Sur le plan financier, enfin, la question pressante est le mouvement de recul du dollar, amorcé il y a quelques semaines, qui s’est accéléré en quelques jours. On sait qu’il peut déclencher des mécanismes cumulatifs, voire aboutir à des évolutions dangereuses.

En me situant dans le prolongement de ce que disait Jean-Pierre Chevènement, je voudrais, par rapport à ces trois questions, me détacher de la conjoncture au sens strict pour évoquer les principaux points forts, les principaux points faibles de l’économie américaine tels que je les ai perçus pendant mon séjour de cinq ans à Washington et à Boston.

Etant d’un naturel assez pessimiste sur le futur de l’économie américaine, je prends toujours beaucoup de soin à en souligner les aspects positifs pour éviter d’en caricaturer un certain nombre d’évolutions.
Ce qui m’a d’abord frappé lors de ces allers et retours très réguliers entre les deux continents, c’est une différence psychologique. Or on a coutume de dire que l’économie incorpore une bonne part de psychologie. Ces dernières années, malgré toutes les difficultés auxquelles ils ont été confrontés, en particulier avec l’évolution désastreuse de la guerre d’Irak qui vient d’être évoquée, les Américains sont restés, sur le plan économique et social, un peuple extrêmement tonique. C’est, pour des Français, une chose proprement stupéfiante, surtout quand on pense à l’état d’esprit qui prévaut dans ce pays depuis plusieurs années. Ce contraste est tout à fait étonnant. C’est un élément qui, au-delà de la puissance, de la taille, de la richesse, confère à ce pays une force, une capacité de réaction, tout à fait hors du commun.

Au-delà de l’aspect psychologique, un aspect social et politique très important contraste avec ce que nous connaissons sur le vieux continent, en particulier en France, c’est le degré d’acceptation du système économique et social. Aux Etats-Unis, le système économique et social tel qu’il est, globalement accepté, ne fait pas, comme chez nous, l’objet de contestations extrêmes, ni sous l’angle du fonctionnement de la démocratie, ni sous l’angle du fonctionnement de l’économie. On dit souvent que l’économie est « flexible ». C’est un terme que je ne mettrai pas trop en avant parce que, par rapport à ce que nous connaissons chez nous, dire que l’économie américaine est flexible, c’est dire que c’est une société qui accepte que les pauvres, les faibles, tous ceux qui sont désavantagés dans la vie économique subissent très durement le contrecoup des aléas de la vie économique et sociale. Cette caractéristique offre donc deux faces : le volet social mais également le fait que ce pays baigne dans une atmosphère de consensus sur les bases de son système économique et social.

Jean-Pierre Chevènement a, en introduction, évoqué la population américaine. Les caractéristiques de cette population figurent parmi les forces extraordinaires de ce pays (j’évoquerai tout à l’heure les fragilités qui découlent de cette situation). Actuellement les Etats-Unis restent une terre d’immigration massive, ils comptent douze ou treize millions d’immigrants illégaux. De ce fait résulte une structure de la population plus jeune que ce que nous connaissons ici. Les Etats-Unis sont aussi une terre d’accueil pour de très nombreux jeunes talentueux de tous calibres, en particulier à travers les filtres universitaires et le milieu de la recherche ou des arts. Il y a donc une alimentation perpétuelle de la population qui, au-delà des caractéristiques psychologiques et politiques que j’évoquais, ajoute à ce sentiment de dynamisme perpétuel. J’évoquais l’année que j’ai passée dans une université américaine avec Steve Kaplan qui enseigne dans une université française.

La comparaison révèle à quel point l’enseignement universitaire est un des drames de notre pays. Ce qui est vraiment tragique dans cette comparaison, c’est qu’en fait le système américain n’a rien de miraculeux, il a des caractéristiques d’organisation et de fonctionnement dont on peut penser qu’elles sont à la portée de quiconque souhaite créer et faire vivre un système d’enseignement supérieur et de recherche fonctionnant correctement. Dans le domaine économique nous avons, dans les années soixante, décidé de rejoindre la compétition internationale en créant un certain nombre de grands champions. Nous avons créé des entreprises parfaitement bien placées dans la concurrence internationale dans tous les domaines : Air France, BNP, AREVA etc. Je trouve particulièrement choquant, compte tenu de l’enjeu que cela représente pour le pays, que nous ne soyons pas capables de tirer de l’expérience américaine, en matière d’enseignement supérieur, des leçons qui pourraient être utilisables ici. Le résultat de cette supériorité dans ce domaine est aveuglant : leur industrie dans les secteurs de haute technologie est incomparable et s’il y a un pays au monde où le terme d’économie de la connaissance a un sens, c’est évidemment là-bas. Parmi ces secteurs de pointe qui, déjà, créent des emplois par centaines de milliers et qui sont promis à de très grands développements, figure l’industrie de la santé et des biotechnologies. S’il y a vraiment une erreur à ne pas faire, c’est de définir la santé uniquement par des coûts. Pour nous, en effet (avec ma formation je ne risque pas de l’oublier), les coûts de la santé et de la protection sociale représentent des cotisations, des charges mais c’est surtout un secteur qui représente un potentiel de développement et de croissance absolument formidable.

Je conclus ce bref inventaire des points forts en revenant sur le thème de la capacité d’initiative sur le plan international. Les pays européens sont, soit dans une situation un peu délicate pour prendre de grandes initiatives internationales à leur niveau, comme la France ou l’Allemagne, soit dans la situation de chercher, avec l’Europe, à se doter d’un outil capable de peser sur les affaires du monde. Mais il est tellement difficile de le faire bien fonctionner que le résultat est à peu près aussi décevant. Les Etats-Unis, par comparaison, sont capables de prendre des initiatives fulgurantes et de changer de pied. Ils l’ont fait plusieurs fois dans l’histoire. Je me garderai de raisonner par analogie mais, puisque nous allons parler de protectionnisme dans un instant avec les élections, la désindustrialisation, il faut se souvenir que ce pays est capable de changer de pied : le Congrès des Etats-Unis l’avait fait à deux reprises dans l’entre-deux guerres, sur la Société des Nations et sur les tarifs protectionnistes des années trente. C’est une chose qu’il faut garder en tête parce que, si les Américains ont démontré cette capacité d’initiative pour le malheur des Irakiens et d’une partie de l’humanité à travers l’influence des néo-conservateurs, il y a d’autres domaines dans lesquels ce pays est capable de poursuivre son intérêt national, l’intérêt de ses électeurs, d’une manière qui risque d’avoir des répercussions très fortes sur nous.

Tels sont les points forts, des éléments de dynamisme, d’initiative. J’en viens à un regard un peu plus dubitatif sur beaucoup d’aspects de cette économie américaine.

La première observation concerne la performance exceptionnelle de croissance dont on nous entretient avec régularité dans les rapports de l’OCDE, du Fonds monétaire etc. En effet, la croissance américaine a été sensiblement plus forte ces quatre dernières années que ce que nous avons observé en Europe, mais cette croissance forte a été tout entière stimulée par des manœuvres de politique économique. Il n’y a pas de honte à cela mais il faut savoir que l’ensemble des mesures budgétaires et monétaires stimulées par les lois de finances du Congrès d’un côté et par les décisions de la Banque centrale d’Alan Greenspan de l’autre, ont représenté 15% du PNB ex-ante. Aux déductions fiscales bien connues, il faut ajouter l’impact des baisses de taux d’intérêt qui ont été transformées en supplément de pouvoir d’achat par la renégociation des dettes des ménages. En stimulant ex-ante la croissance pour un montant de 15%, il n’est pas surprenant d’observer ex-post une croissance du PNB américain de 10%, cette performance n’en est pas une, elle ne suscite ni enthousiasme ni admiration quant aux ressorts de la croissance : cette croissance tient peu à ce que l’on met en avant usuellement, c’est-à-dire l’économie de l’offre, l’économie productive. C’est une économie qui a plutôt crû par la disparition de l’épargne, ce qui est piquant pour tous ceux qui ont eu une formation économique keynésienne. Vous vous souvenez que Keynes craignait que les pays industrialisés ne pâtissent d’un excès d’épargne, parce qu’avec le vieillissement, la richesse, il considérait comme logique que les pays industriels épargnent trop par rapport aux besoins de l’investissement. Aux Etats-Unis, c’est une situation absolument inverse que l’on observe. C’est le seul pays industrialisé au monde dans lequel l’épargne ait disparu puisque le taux d’épargne des ménages est devenu négatif depuis plusieurs trimestres. Bref, nous observons un régime de croissance étonnant, exclusivement fondé sur une stimulation très artificielle de la demande.

A ce stade, je fais un pont avec les élections, sur lesquelles François Bujon de l’Estang reviendra plus longuement. On a beaucoup mis en avant les facteurs externes (la prise en compte du chaos en Irak, etc.) dans le vote en faveur des démocrates. Je pense que l’élément relatif à l’évolution de la situation économique et sociale a pesé d’un poids certain. La situation sociale aux Etats-Unis est caractérisée depuis plusieurs années, comme vous le savez, par une montée des inégalités tout à fait spectaculaire. Quand on compare les courbes des indices français, allemands et américains, on s’aperçoit que lorsqu’on parle d’inégalités en France, en fait on parle de l’épaisseur du trait. Parfois même, comme l’a montré le dernier rapport du CSERC, certaines évolutions vont vers un rétrécissement des inégalités chez nous, même dans les années récentes. Aux Etats-Unis, à l’inverse, depuis dix ans – et plus encore depuis la politique Bush – une véritable explosion des inégalités a été mesurée par toutes sortes d’indicateurs. Traditionnellement on considère que les Américains sont insensibles à la question des inégalités. J’illustre ceci par les résultats assez amusants d’un sondage réalisé au moment de l’élection de Clinton. On demandait aux électeurs comment ils se situaient dans l’échelle des revenus : 18% d’entre eux ont répondu qu’ils pensaient être dans le 1% le plus riche de la population. Une deuxième question était posée à ceux qui ne se situaient pas dans cette catégorie : « Pensez-vous être un jour au cours de votre vie professionnelle dans le 1% le plus riche de la population ? » 20% ont répondu oui ! Il y a donc 38% de la population américaine qui pense ou espère être dans le 1% le plus riche de la population ! L’idée qu’il y ait des inégalités n’inquiète pas, c’est au contraire une idée bienvenue parce qu’elle crée l’espoir d’accéder à une situation enviable. J’ai évoqué ce sondage pour montrer à quel point cette attitude est enracinée dans les mentalités. Mais ces inégalités sont en train de travailler la société américaine : il paraît de plus en plus d’articles dans la presse, dans les grands médias. Le New York Times a réalisé une formidable enquête sociologique l’an dernier ; le Wall Street journal et The Economist eux-mêmes traitent régulièrement ce sujet. Mais surtout, les inégalités sont visibles sur le terrain et les électeurs s’en rendent bien compte. Ce sont les difficultés de la santé : 46 millions de personnes n’ont aucune assurance-santé ; ce sont les difficultés de l’enseignement, avec la ségrégation croissante des élèves dans l’enseignement primaire et secondaire, les extrêmes difficultés d’accès à l’enseignement supérieur (l’année à Harvard coûte la bagatelle de 40 000 $). Tout cela constitue progressivement une prise de conscience qu’à côté des difficultés liées à l’aventure moyen-orientale, le pays n’est pas sur les bons rails.

L’un des points centraux de cette prise de conscience a été la désindustrialisation. Un peu comme en France, la désindustrialisation proprement dite, liée au mouvement de délocalisations vers la Chine, plus généralement vers l’Asie, ne représente pas des chiffres très considérables mais cette désindustrialisation est perçue comme une grave menace pesant sur la classe moyenne. Une bonne façon de résumer l’évolution de l’économie américaine dans cette période, l’évolution de son économie et de sa structure sociale, c’est d’observer sa spécialisation : D’un côté, les industries à très forte valeur ajoutée, high tech ou biotechnologies, et les industries de services comme les finances, le conseil juridique, toutes les activités de conception. Au contraire, à l’autre bout, on trouve les industries tournées vers le marché intérieur, abritées et à faible voire très faible valeur ajoutée : la construction, la restauration, l’hôtellerie, tous les services d’entretien, les tondeuses à gazon. A la limite, ces deux évolutions de la structure sociale poussent à la disparition de la classe moyenne, la spécialisation économique pousse à la ségrégation entre une couche très bien payée, très aisée et les plus défavorisés.

C’est là qu’on rejoint la question des immigrants. Je disais tout à l’heure qu’elle constitue un aspect très positif par le rajeunissement, le dynamisme, etc. Mais c’est également un sujet politique qui a une acuité au moins aussi forte que chez nous. En témoigne le mur qui est en train de se construire entre le Mexique et la frontière sud des Etats-Unis. C’est évidemment un enjeu politique international de très grande portée.

J’aurais pu évoquer d’autres points faibles comme la gouvernance d’entreprise, toujours un peu branlante. Je ne peux pas ne pas mentionner le déficit extérieur où apparaissent à la fois les points forts et les points faibles de l’Amérique.

Le point fort est absolument stupéfiant : Les Etats-Unis sont un pays très riche qui, selon les raisonnements de base des économistes, devrait être un pays épargnant, comme l’Angleterre au XIXe siècle. Il devrait exporter du capital qui serait mis en valeur dans des pays émergents. Or on observe l’inverse : c’est un pays qui n’a plus d’épargne et qui importe des capitaux pour acheter ses biens de consommation ou financer ses guerres lointaines. Le taux de couverture des importations par les exportations n’est que de 50%, c’est bien plus bas que tous les pays qui ont connu des crises financières depuis vingt ans, tout cela jusqu’à présent sans grande difficulté. Le côté positif des Etats-Unis, c’est son extraordinaire capacité d’attirer des capitaux qui représentent 7% du PNB chaque année. Mais il faut aussi se souvenir – sans faire de parallèle qui serait prématuré – qu’il y a eu des circonstances (la fin des années soixante-dix) dans lesquelles une présidence affaiblie (le Président Carter), engoncée dans les difficultés du désert moyen-oriental (la récupération des otages en Iran) avaient poussé les Etats-Unis dans une situation externe financière extrêmement difficile, avec un ajustement du dollar qui avait atteint des niveaux extraordinairement bas à l’époque.

Jusqu’ici, le retournement conjoncturel, qui était inévitable et même souhaitable, s’est produit de manière modérée. La principale inquiétude concerne l’impact du retournement du logement sur la consommation des ménages (qui a eu le rôle que j’évoquais tout à l’heure). Jusqu’à présent il n’a pas pris de tournure catastrophique mais ces phénomènes pourraient s’amplifier et il n’est pas difficile d’imaginer des scénarios sensiblement plus sombres que ceux qui circulent. Jusqu’ici également l’ajustement du dollar est resté limité ; dans l’hypothèse où l’une ou l’autre de ces tendances, la conjoncture, le déficit extérieur, l’emploi connaîtraient une évolution moins favorable il faut s’attendre à une forte réaction des Etats-Unis, c’est dans leur nature et dans leurs capacités et, en toutes circonstances, nous aurons donc à en subir les conséquences. Il est bien possible, en particulier pour ce qui concerne l’euro et la situation de nos industries exportatrices, que nous ayons mangé notre pain blanc pendant les années récentes.
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