L’influence des néoconservateurs

Intervention prononcée lors du colloque Où va la société américaine du 4 décembre 2006.

Je ne vais pas exactement vous parler de la société américaine. On m’a demandé ce soir de traiter un sujet que j’ai creusé pendant les six années que j’ai passées aux Etats-Unis comme correspondant pour l’AFP et pour Le Monde : le groupe des néo-conservateurs. D’une certaine manière, ce thème nous ramène à l’identité américaine, car le courant de pensée représenté par les néo-conservateurs, ce mélange d’idéalisme et d’innocence, avec tous les dangers qu’il porte, fait partie de l’identité américaine. J’aurais pu vous parler du rôle des néo-conservateurs dans la politique intérieure américaine mais j’ai choisi de traiter du sujet où leur responsabilité est la plus grave et la plus lourde : l’Irak.

Sans vous redéfinir exactement ce groupe – j’en dirai quelques mots plus tard – je vous dirai simplement que les néo-conservateurs sont un petit groupe d’intellectuels qui ne représentent rien sur le plan électoral et n’ont jamais occupé de fonctions ministérielles importantes. Mais ils étaient quand même dans les positions de « Junior minister » après le 11 septembre et ils ont pu très largement pousser leur calendrier et faire valoir leurs vues.

Dans le débat intellectuel qu’ils ont instauré depuis les années cinquante, d’abord en politique intérieure puis en politique extérieure, les néo-conservateurs ont un principe : les intellectuels portent des responsabilités, au même titre que les politiques et les élus. Une phrase typiquement néo-conservatrice est celle de Erwin Kristol, un des pères du néo-conservatisme : « Les idées ont des conséquences ».

Eh bien la guerre d’Irak est leur idée, une idée née chez eux, à un moment particulier. Elle a eu un caractère extrêmement opérationnel précisément parce qu’elle a émergé à un moment particulier de l’histoire récente des Etats-Unis. Ce qui est affligeant c’est que les néo-conservateurs n’assument aucune responsabilité dans le désastre, dans la calamiteuse situation actuelle en Irak. Depuis la chute de Saddam Hussein le nombre de morts se compterait en centaines de milliers. Deux millions d’Irakiens – ceux qui le pouvaient – ont quitté leur pays et le rythme actuel des départs est de cent mille tous les six mois. Avant de venir ici j’ai lu l’organe du noyau dur, ayatollesque, des néo-conservateurs fondamentalistes, le « Weekly standard ». L’éditorial, signé Robert Kagan et William Kristol, rejette toute la responsabilité du désastre non pas sur l’idée d’aller faire la guerre en Irak et de renverser Saddam Hussein mais sur la manière dont l’opération a été conduite. Leur nouvelle bête noire, c’est Rumsfeld, le Pentagone, le Département d’Etat mais eux n’assument aucune responsabilité, ce qui est en contradiction flagrante avec leur principe. Aujourd’hui ils attaquent la commission bipartite chargée d’essayer de donner des idées au Président pour sortir de la débâcle irakienne, présidée par un républicain, l’ancien secrétaire d’Etat James Baker et par un démocrate, ancien président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, Lee Hamilton. Elle est qualifiée de défaitiste par les néo-conservateurs qui l’accusent de sonner à l’avance la défaite, la retraite de l’Amérique au Proche Orient. Non seulement ils n’assument aucune responsabilité mais ils craignent que le Président ne suive les recommandations de cette commission qu’on devrait avoir d’ici quelques jours.

Comment ont-ils pu exercer pareille influence ?
Comment ont-ils pu marginaliser, reléguer une diplomatie plus traditionnelle de défense des intérêts nationaux, de projection des intérêts américains à travers le monde ?

Pour y répondre il faut faire un petit retour en arrière :
On est au lendemain du 11 septembre, une véritable stupeur frappe les milieux politiques américains, à la recherche d’une explication. Il se trouve – et c’est alors crédible – que les néo-conservateurs avaient beaucoup réfléchi sur la période de l’après-guerre froide. Ils ne l’avaient pas définie comme une période de stabilité – comme l’avait fait l’école réaliste de James Baker ou Bush père – mais l’avaient annoncée et vue comme une période de grande instabilité stratégique, voire d’insécurité pour les Etats-Unis. Ils avaient pointé le danger terroriste, le danger que représentaient les Etats en décomposition qui hébergent souvent des mouvements terroristes. De là ils ont forgé leur théorie qui tient en deux ou trois paramètres et qui a conduit à l’opération irakienne. Mais surtout, alors qu’ils n’occupaient aucun poste clef, ni au Pentagone, ni au Département d’Etat, ni à la Maison Blanche, ils ont pu exercer une influence en raison du vide d’explication et de la stupeur créée le 11 septembre.

Leur réflexion est la suivante : le terrorisme vient du statu quo au Proche Orient ; le statu quo est la création de la politique américaine, de la diplomatie américaine qui soutient des régimes incapables, non démocratiques, incompétents. C’est donc le statu quo qui est coupable. La seule garantie pour la stabilité et la sécurité américaines, c’est d’avoir affaire à des régimes démocratiques, qui ressemblent à ceux des Etats-Unis. Et tant mieux s’ils ressemblent à la démocratie jeffersonienne, c’est le maximum de sécurité possible. En conclusion, il faut donner un grand coup de pied dans le statu quo au Proche Orient et commencer à démocratiser le Proche Orient. Puisqu’il faut commencer quelque part, autant commencer par l’Irak, pays ennemi. D’où cette théorie qu’il faut installer un début de régime démocratique en Irak qui, par capillarité, essaimera la démocratie dans le Proche Orient et une fois que la démocratie commencera à prendre naissance au Proche Orient à partir de Bagdad, il sera beaucoup plus facile de traiter le conflit israélo-palestinien. D’où un autre raisonnement qu’on entend chez les néo-conservateurs : « La route de Jérusalem passe par Bagdad ».

En soi cet idéalisme wilsonien (qui a déjà opéré puisqu’ils ont tenu ce même discours, au moment de la crise des Balkans pour forcer l’administration Clinton à intervenir), ce discours seul, composante idéaliste de la diplomatie américaine, toujours présente même dans les moments qui ressemblent le plus à la « real » politique, n’aurait pas suffi. Mais il se trouve que les néo-conservateurs formulent leur argumentaire au moment de la chute de l’Union soviétique, quand les Etats-Unis se trouvent en mesure d’exercer une prépondérance militaire absolue.

Jean-Pierre Chevènement a parlé d’un budget militaire de plus de quatre cent milliards de dollars. On rejoint là une deuxième composante de l’identité américaine sur laquelle on a peu écrit en France mais qu’un très bon auteur, Anatol Lieven (qui a été cité), a exploré, c’est le militarisme américain, la confiance dans les armes, une sorte de super-confiance dans ce qu’on peut accomplir avec les armes. Le militarisme américain relève aussi de l’identité culturelle qui va de Hollywood aux play stations. Cette héroïsation, cette connotation positive de la force est un élément de la culture américaine. Les néo-conservateurs vont vendre très largement l’idée qu’on peut, par la force militaire, exporter la démocratie jeffersonienne sur les bords du Tigre.

Evidemment, le contact avec la réalité a été assez brutal, pour les Irakiens surtout, mais aussi pour les Américains. Dès l’élection de 2004, les néo-conservateurs ont quitté le devant de l’estrade et sont passés sous la table. Ils ont commencé à perdre considérablement de leur influence au profit de tous les gens qu’ils accusaient de pratiquer une sorte de réalisme diplomatique étroit en politique étrangère, c’est-à-dire l’équipe qui, grosso modo, entourait le père de l’actuel président. Ce sont eux qu’on voit revenir, non seulement Jim Baker, mais aussi Robert Gates, un des protégés du principal conseiller stratégique du Président, Brent Scowcroft, au Pentagone.

Le discours néo-conservateur est toujours présent. Le « Discours sur l’état de l’Union » que prononce Bush au lendemain de sa réélection, en 2004 est empreint de la rhétorique néo-conservatrice sur la confiance dans le pouvoir transformateur de la liberté. Mais il en a pris un sacré coup – en même temps que les Irakiens prenaient des coups.

Les élections de 2006 sanctionnent largement l’échec de ce moment de la diplomatie américaine façonné par l’idéologie néo-conservatrice. Elles sonnent une sorte de réveil à la réalité proche orientale, assez brutal, dans les milieux dirigeants américains, en tout cas autour du Président. Et on voit bien que la façon dont la guerre a été conduite était en contradiction avec les termes mêmes de la proposition : exporter la démocratie par la force. On voit non seulement Abou Ghraïb et Guantanamo mais ce qui a précédé : une guerre qui a essentiellement coûté des vies de civils irakiens. Les bombardements, le « tout aérien », faisaient partie de cette super-confiance des Etats-Unis au déclenchement de la guerre d’Irak, dans ce qu’ils pouvaient accomplir avec la force militaire.

2004 marque la sortie de ce moment néo-conservateur de la diplomatie américaine et un tournant vers un moment beaucoup plus réaliste, avec d’autres hommes, d’autres influences. Il est très difficile de savoir si les recommandations de la Commission Baker-Hamilton seront suivies d’effet. Elle ne fera pas de miracles, on sait grosso modo ce qu’elle va dire, elle va préconiser un retrait ordonné des 140 000 soldats américains d’Irak, peut-être avec des dates butoirs pour les autorités irakiennes. On sait qu’elle va recommander aux Etats-Unis de nouer un dialogue sur la question irakienne avec la Syrie, avec l’Iran, qui exercent incontestablement une influence sur le pouvoir irakien. On ne sait pas du tout ce que le Président en fera, ni si cela lui permettra de sauver la face d’ici la fin de son mandat.

Quand on dit que les néo-conservateurs sont beaucoup moins représentés dans l’administration américaine aujourd’hui, c’est vrai. On pouvait vraiment les pointer, d’autant qu’ils ne s’en cachaient pas, dans le premier gouvernement Bush. Mais on oublie Bush lui-même qui avant d’arriver au pouvoir était le contraire d’un néo-conservateur. Toutes ces réflexions intellectuelles sur la façon de conduire la diplomatie ne l’intéressaient pas et, au contraire, il était anti-interventionniste, quasi-isolationniste, il voulait une défense étroite des intérêts de l’Amérique, il était contre l’investissement américain à l’étranger, au Kosovo, il était pour le rappel des troupes des Balkans, etc. Il se situait donc absolument à l’opposé de la théorie néo-conservatrice. En revanche c’est un homme qui a – dit-on – une structure mentale encline à la conversion. Il aurait été converti une deuxième fois dans sa vie : après avoir rencontré Dieu à la quarantaine passée, mettant un terme à une vie de bamboche, il aurait rencontré les néo-conservateurs et l’idéologie néo-conservatrice et il serait fasciné par ce thème de la puissance transformatrice de la liberté véhiculé par la puissance militaire américaine. On l’oublie, mais c’est lui qui décide.

Et c’est lui qui va décider sur un autre dossier – sur lequel on entend beaucoup les néo-conservateurs – et où je crois que toutes les hypothèses sont possibles, c’est l’Iran. Il y a quinze jours, invité pour une série de conférences aux Etats-Unis, l’ancien Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou devant un public américain, a développé le thème : « Nous sommes en 1938. L’Iran, c’est Hitler en 1938 ». Ce raisonnement par analogie est typiquement néo-conservateur. Les néo-conservateurs avaient imaginé le Proche-Orient après la chute du mur de Berlin comme la prochaine zone géographique à gagner à la démocratie. Ils ont pensé, en menant l’opération à Bagdad, que c’était une opération analogue à celles que les Etats-Unis auraient pu mener en Pologne ou en Hongrie à la fin des années cinquante.

Deux questions se posent :
Le Président est-il toujours néo-conservateur ? Ce n’est pas indifférent.
Et, s’il est toujours néo-conservateur : Est-il encore influencé par la rhétorique néo-conservatrice sur la question de l’Iran, sur la manière de gérer la crise à propos du nucléaire iranien ?

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