L’impérialisme économique chinois, obstacle à la réorganisation du commerce et des monnaies

Intervention de Jean-Luc Gréau, Economiste, auteur de «L’avenir du capitalisme», au colloque du 19 octobre 2009, Quel système monétaire international pour un monde multipolaire ?

Si je ne suis pas venu ici ce soir avec la même délectation que lors d’autres soirées organisées par la Fondation Res publica, ce n’est pas que le sujet ne soit pas légitime, il est même passionnant et on peut penser qu’il revêt une importance cruciale, mais nous sommes en crise et nous restons extrêmement inquiets. « La crise, et après ? ». Tel est le titre de maints articles, documents et livres. A ma connaissance, nous sommes toujours dans ce processus de crise, ce qui crée un climat différent de celui des colloques habituels sur le problème du dollar ou l’organisation monétaire internationale.

Mises en garde

Nous ne sommes pas encore dans un monde multipolaire. Nous le sommes géopolitiquement. Le G20 est appelé à s’inscrire durablement dans le paysage politique international, témoignant que des pays émergents puissants sont maintenant capables de faire entendre leur voix dans un cénacle de ce genre. Cela est acquis. Mais, si le monde de 2009 est géopolitiquement multipolaire, il est multilatéral, c’est-à-dire non régulé, du point de vue commercial et financier. Cela crée une certaine confusion dont je voudrais que nous ne soyons pas les victimes.

On observe une asymétrie importante entre l’Occident et l’Orient. Le débat Nord/Sud n’est pas complètement dénué de pertinence mais, ces dernières années, nous avons vécu – et nous continuons de vivre (cela n’a pas été remis en cause par la crise) – un transfert de puissance et de capacités de l’Occident vers l’Asie.

Bizarrement, cette expérience a commencé avant même la rupture de Bretton Woods et la fin du système d’après guerre. Le Japon fut à l’origine d’une très grande évolution. Après la guerre, le Japon s’est conçu comme un pays à la fois relativement fermé aux importations et conquérant à l’échelon international. Son modèle a été recopié, avec un grand succès, par ceux qu’on a appelés les « Tigres » ou les « Dragons » asiatiques. C’est ce succès qui a entraîné le basculement de l’Asie émergente, Chine en tête, vers le choix du capitalisme, choix éminemment politique, à partir de 1978-1980.

Nous avons donc un système asymétrique. Je prends l’exemple chinois qui pourrait être dupliqué avec d’autres pays : en 2008, le commerce extérieur des États-Unis et de l’Europe avec la Chine affichait un solde négatif de 266 milliards de dollars au détriment des États-Unis, 170 milliards d’euros pour l’Europe. A ma connaissance, en 2009, la situation continue à empirer, d’autant plus que la parité rigoureuse entre le dollar et le yuan a été rétablie en 2008, alors que, jusque là, la Chine avait accepté une érosion très graduelle, très modeste, de la valeur de sa monnaie. L’euro – actuellement la monnaie la plus surévaluée au monde – s’apprécie donc vis-à-vis de la monnaie chinoise.

Ces asymétries sont en place et je ne vois pour l’instant aucune volonté de les corriger, bien au contraire : Patrick Artus nous a dit que l’Indonésie rachète massivement des dollars pour empêcher sa monnaie de se déprécier.

Nous sommes donc bien dans une situation de maintien et d’aggravation de cette asymétrie internationale qui se double d’anomalies dans la composition de la richesse des pays concernés.

Certains pays font le choix de la compétitivité externe ou de la conquête des parts de marché externe à tout prix. L’Allemagne, dont le PIB était constitué, avant la crise, à hauteur de 46% ou 47% par les exportations (une proportion anormale pour un pays de 80 millions d’habitants dont la demande interne est potentiellement considérable), a fait le choix de la mondialisation et a piloté sa politique économique en conséquence. Concernant la Chine, les exportations et l’investissement chinois tournent autour de 40% du PIB, situation tout à fait anormale pour un pays de 1 milliard 300 millions d’habitants. Or, la priorité exportatrice n’est pas une nécessité absolue pour les pays émergents, Une illustration forte nous en est donnée par l’Indonésie, qui n’a pas joué le tout à l’exportation, avec une consommation qui représente 65% de son PIB. Ce pays veut avancer sur plusieurs pieds.

Tout le monde évoque, à juste raison, le privilège international du dollar. Il vit en effet dans l’ombre portée de sa position privilégiée de l’après-guerre. Mais, à partir des décennies 70-80, les Asiatiques ont collaboré avec les autorités américaines pour maintenir le dollar en tant que monnaie internationale. Je résume parfois cette situation en disant, de façon schématique, qu’après la guerre nous avions un dollar international principalement transatlantique et, à partir de la décennie 80, nous avons un dollar international « transpacifique », en raison du développement formidable des échanges entre les deux rives de cet océan. Cette coopération, implicite ou explicite, non seulement entre la Chine et les États-Unis mais aussi entre le Japon et les États-Unis, les « Dragons » asiatiques et les États-Unis, a été cruciale pour la constitution du monde totalement déséquilibré que nous connaissons aujourd’hui.

Le G20 pourra-t-il opérer une réorientation pertinente des économies concernées dans le sens d’un meilleur équilibre ? Je n’y crois pas beaucoup car cette planète mondialisée est aussi celle de l’apparition de grandes nations. Le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Vietnam, l’Afrique du Sud et d’autres encore : les nations sont de retour avec de nouvelles illustrations tout à fait impressionnantes. Dans ce monde de puissantes nations, un ordre international nouveau ne peut être mis en place qu’avec l’accord de ces nations. Il ne peut pas leur être imposé de l’extérieur, surtout par des pays déficitaires.

Quelques chiffres illustrent la situation de déséquilibre. Les réserves de change chinoises représentent près de 2300 milliards de dollars, le Japon reste proche de 1000 milliards de dollars, la Russie, 450 milliards de dollars, l’Inde et la Corée, entre 250 et 300 milliards de dollars. C’est là que se situent les réserves de change, de même qu’en Allemagne et dans les pays du Golfe producteurs de pétrole et de gaz. Les autres pays n’ont pas de réserves de change.

Certes, ces réserves de change sont, pour l’essentiel, en dollars, mais la question principale concerne les pays qui les détiennent. Ce sont les pays que je viens d’énoncer. Ils sont donc potentiellement nos maîtres et nous, potentiellement leurs serviteurs. Patrick Artus a d’ailleurs justement insisté sur les fameux fonds souverains. C’est précisément à partir des réserves de change que ces fonds se constituent. Or, une réserve de change devrait être ce que Keynes appelait une encaisse de précaution. De même que chacun de nous a besoin d’une encaisse de précaution pour faire face aux aléas de la vie, chaque nation a besoin d’une réserve pour faire face aux aléas de ses échanges avec le reste du monde. Une crise économique interne, un choc pétrolier, peuvent être surmontés par un pays qui a des réserves de change suffisantes.

Autant dire que, dans son principe, une réserve de change n’a pas vocation à constituer un trésor de guerre économique et financier. Or c’est ce que ces réserves deviennent à partir du moment où on installe, à partir d’elles, d’importants fonds souverains orientés vers l’acquisition des entreprises étrangères.

La situation actuelle présente deux risques

On parle de guerre des monnaies. Ce risque est réel, encore que je n’imagine pas le bon Monsieur Trichet faire la guerre au reste du monde. Je ne l’aurais pas dit il y a un an mais le marché des changes est turbulent et il règne un véritable climat de défiance sur la monnaie américaine. Je note – le phénomène est hélas trop récent pour que je puisse m’inscrire fermement sur ce point – que les détenteurs de réserves de change commencent discrètement à céder des dollars pour acheter des euros et des yens. Autrement dit, un mouvement se dessine en défaveur du dollar, mais j’ignore s’il va perdurer (1).

Allons-nous vers une crise systémique du dollar ?
Faute de pouvoir répondre à cette question, j’émettrai deux hypothèses :
L’économie américaine pourrait repartir. Même si les Américains s’endettent moins qu’ils ne l’ont fait, on a fait beaucoup pour animer les marchés du crédit, en particulier le marché hypothécaire qui est à son plus bas niveau historique en termes de taux d’intérêt. On espère que certains des facteurs de la prospérité américaine qui ont joué au cours des deux dernières décennies vont agir à nouveau. Dans ce cas, si l’économie américaine recrée des emplois, si elle redresse son taux d’investissement, particulièrement bas actuellement, une certaine confiance reviendra dans le dollar et nous pourrions connaître une rémission temporaire de la crise de défiance qui affecte le dollar.

Néanmoins, je suis intimement convaincu, comme beaucoup d’autres, que les discours de sortie de crise masquent une simple rémission économique à l’échelle internationale et qu’une rechute nous attend à plus ou moins brève échéance. Alors, les cartes seront de nouveau rebattues.

En toute hypothèse, une crise du dollar se produira à un horizon plus ou moins lointain.

Instantanément, je suis surtout préoccupé par l’euro. J’ai toujours été européen, même si ceux qui incarnent et représentent l’euro ne correspondent pas exactement à ce que je souhaiterais. Néanmoins, si une crise du dollar devait survenir dans les mois à venir, nous en serions les premières victimes. Avec un euro à 1.70, 1.80 et, a fortiori à 2 dollars, nous entrons économiquement en agonie. Nous ne pouvons pas tenir à ces niveaux ! La parité actuelle étant déjà si défavorable, handicapant nos exportations, favorisant nos importations, détruisant la profitabilité des entreprises exportatrices, tous secteurs confondus ! Il faut beaucoup de temps aux traders, qui spéculent sur les devises, pour comprendre ce qui se passe. Après avoir joué l’euro et le yen contre le dollar, ils peuvent massacrer ces monnaies, si, au bout de quelques mois, ils s’aperçoivent que le Japon et l’Europe vont très mal. C’est la logique économique du trader.

Quelles pistes peut-on envisager pour l’avenir ?

Je ne suis pas en désaccord formel avec celles qui ont été explorées tout à l’heure.
Toutefois, je voudrais préciser deux points :
L’émission d’une monnaie internationale, tel le DTS, présuppose une sorte de banque mondiale, donc une autorité supranationale qui devra avoir l’accord et l’appui des principaux gouvernements du monde, une sorte de G20 monétaire. Ceci entraîne un risque de laxisme, d’émission de la monnaie au-delà de ce qui serait nécessaire. Cette monnaie internationale pourrait donc périr très vite si, émise en trop grande abondance, elle devait susciter la méfiance à l’échelon international. Je crois donc que c’est quelque chose de très difficile à imaginer, à mettre en place et surtout à gérer.

En revanche, je voudrais insister sur un point : si nous devions aller vers quelque chose d’impératif, ce serait un nouveau système de change fixe et ajustable. Nous avons une expérience qui a – relativement – fait la preuve de son efficacité, c’est l’expérience du système monétaire européen, qui précéda l’euro. Cette tentative pour se dégager du système de change instable issu du démantèlement de Bretton Woods a relativement réussi grâce à une idée qui m’est toujours apparue géniale : l’écu, c’est-à-dire une monnaie étalon panier autour de laquelle on amarre les parités des devises des pays concernés. Ce n’est pas une monnaie de paiement mais un référentiel qui permet d’ajuster les monnaies concernées.

Pourquoi ne pas faire l’esquisse d’un SMI (système monétaire international) avec une monnaie étalon qui en serait le centre et autour de laquelle graviteraient de façon stable le dollar, l’euro, le yen, le won, la livre-sterling, le franc suisse etc. ?

Il faut, en toute hypothèse, mettre un tel projet à l’étude.

Enfin, la volonté affichée par la Chine de résoudre les contradictions du système actuel ne me convainc pas. La Chine est animée par une volonté impérialiste, elle veut conquérir le monde. Ceci passe par une sous-évaluation durable de la monnaie chinoise. D’où l’accrochage ferme établi vis-à-vis du dollar en 2008 par les autorités chinoises ; d’où aussi le fait que leur plan de relance intérieur est basé essentiellement sur des infrastructures et non sur une relance de la consommation à partir d’une revalorisation des salaires ; d’où aussi le soutien aux entreprises exportatrices, très fortement aidées par les banques chinoises sur l’ordre du gouvernement ce Pékin.

La Chine ne changera de politique que le jour où sa demande intérieure (et la demande de ses grands voisins et partenaires commerciaux) lui permettra de se délivrer de la sujétion vis-à-vis de la demande américaine et européenne. Ce jour n’est pas venu. Il n’est pas encore près de venir. C’est pourquoi je ne crois pas à un remaniement d’ensemble rapide du système monétaire international qui devrait inclure, forcément, nos amis chinois.

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1) Depuis lors, l’Inde a acheté de grandes quantités d’or auprès du FMI et la Chine a demandé à bénéficier de la même mesure, afin de réduire la quantité de dollars au sein de ses réserves de change.

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