Le dollar, l’euro, le yuan et le SMI

Intervention de Michel Aglietta, Conseiller scientifique au CEPII, professeur à l’Université de Paris X, au colloque du 19 octobre 2009, Quel système monétaire international pour un monde multipolaire ?

Je repartirai de l’analyse de la situation brossée par Patrick Artus, pour expliquer pourquoi le SMI est pervers. Je partage en effet partiellement cette analyse.

Comme Monsieur Chevènement l’a dit en début de soirée, les avantages de la devise-clé sont très importants, au niveau microéconomique, pour ses utilisateurs et font que, dans la durée, du fait de la viscosité de la devise-clé, les comportements aboutissent à la reproduire.

Si le système monétaire international fonctionnait bien, l’avantage de la devise-clé pour les pays qui recherchent une protection dans la détention des réserves en dollars serait compatible avec les deux critères d’efficacité que l’on attend du SMI : un ajustement ordonné des taux de change pour absorber les déséquilibres de balances de paiements et une régulation de la liquidité internationale. Or il n’en est rien. L’intérêt individuel des pays accrochés au dollar parce qu’ils ont « peur de flotter » contribue, au contraire, au dysfonctionnement global du système.

Je ne crois absolument pas à une défiance à l’égard du dollar. La confiance à l’égard du dollar l’a même porté et maintenu au plus haut au paroxysme de la crise, pendant la période du dernier trimestre de l’année 2008 et du premier trimestre de l’année 2009. Tout le monde faisait alors fuite vers la liquidité, c’est-à-dire vers les bons du Trésor américains, tandis qu’on se défiait de tous les autres actifs.

Le dollar baisse aujourd’hui parce qu’il est devenu la principale monnaie d’emprunt. On assiste à un énorme dollar carry trade : la spéculation qui, aujourd’hui, entraîne des mouvements de capitaux massifs sur l’ensemble du monde (toutes les bourses du monde ont explosé et augmenté de 60% depuis le mois d’avril dernier) et en particulier dans les pays émergents, a été financée par des emprunts massifs des banques américaines, des émissions obligataires considérables et le financement de hedge funds par les banques américaines d’investissement. On retrouve, en l’absence de régulation et de contrainte, les comportements spéculatifs d’avant la crise. Par conséquent, le dollar, aujourd’hui monnaie la moins chère, est devenu la monnaie d’emprunt, succédant au yen, qui lui-même avait baissé, lorsqu’il était monnaie d’emprunt, tandis que d’autres monnaies – dont le dollar – montaient. Ceci est la simple conséquence de coûts de financement extraordinairement favorables au dollar. La baisse prévisible des bourses (parce qu’une bulle se forme) fera remonter le dollar.

Il importe de connaître les vraies raisons de l’explosion de liquidités, qui ne résulte pas seulement du déséquilibre entre épargne et investissement.

Notre système monétaire pourrait être qualifié d’hybride : dans les pays développés, à changes flexibles, le marché des changes équilibre les offres et les demandes de devises, liées aux caractéristiques des économies internes en rapport avec les autres. Les autres pays ont des monnaies à convertibilité limitée, ce qui les contraint à s’accrocher à une grande monnaie, donc plutôt au dollar qui bénéficie de l’avantage de liquidité de devise-clé.

Si toutes les monnaies étaient à change flexible, si tous les marchés de capitaux avaient la même efficacité, il n’y aurait pas de déséquilibres cumulatifs des balances de paiements. Il pourrait y avoir des volatilités de change, mais le change jouerait son rôle de réduction des déséquilibres quantitatifs. Le déséquilibre massif et cumulatif des balances des paiements est donc lié au manque de convertibilité des monnaies des pays émergents qui s’accrochent au dollar parce que leurs marchés internes des capitaux sont extrêmement imparfaits, il s’ensuit que les acteurs privés ne veulent ni ne peuvent prendre le risque de change dû à leurs acquisitions de dollars. C’est pourquoi ce risque est socialisé par les banques centrales sous la forme de l’accumulation des réserves de change.

Si, par exemple, l’exportation de capitaux était le fait des compagnies d’assurance ou des fonds de pension, ou des entreprises des pays excédentaires, l’explosion de liquidités dans le monde n’aurait pas eu lieu. Mais ces investisseurs ne peuvent pas exporter leurs capitaux parce leurs passifs sont entièrement en monnaie nationale. S’ils exportaient systématiquement les dollars qu’ils reçoivent (du fait, par exemple, de paiements des exportations des entreprises), le mismatch actif/passif créerait un énorme risque de change, compte tenu de la position très excédentaire d’un pays comme la Chine. Nombre de pays asiatiques ont connu ce risque qui s’est réalisé lors de la crise de 1997-98 et ne veulent pas le recréer, même s’il est inversé : cette fois-ci, le risque ne vient pas, comme dans la crise asiatique, d’emprunts en dollars et de placements en monnaie nationale, mais d’engagements en monnaie nationale et de très importants placements en dollars (avec le processus de recyclage des capitaux vers les États-Unis).

La cause réside dans l’incapacité des systèmes financiers des pays émergents de constituer un processus de recyclage des capitaux par la voie normale, celle du marché, donc de l’équilibrage des changes.

Le fait que les déséquilibres globaux prennent la forme d’une explosion de liquidités n’est pas la conséquence directe du fait qu’il y a beaucoup d’épargne d’un côté et moins de l’autre. Il concerne la structure même de la constitution de l’espace monétaire, du système financier des pays émergents.

L’ amélioration ne peut donc venir que de l’internationalisation des monnaies des pays qui ont atteint un niveau de développement suffisamment élevé, ce qui ne peut se réaliser qu’avec un développement des marchés de capitaux dans ces pays. Le développement rapide d’un marché des obligations en Chine est, à cet égard, un processus tout à fait favorable. Ce processus, qui demandera probablement une décennie, peut mener à l’internationalisation des monnaies nationales qui a pour effet de chasser le dollar des paiements relatifs dans la zone (on l’a vu en Europe dans le cadre de la formation du SME). C’est justement ce qui est en cause parmi les forces qui peuvent transformer à moyen terme le système monétaire international.

Contrairement à ce qui a été dit tout à l’heure, je crois que la croissance occidentale va rester basse durablement, du fait des régulations financières, de la remontée de l’épargne, du désendettement, de la montée du chômage et de la baisse de la part des salaires dans le revenu national. En conséquence, il est exclu qu’elle soit toujours le réceptacle suffisant pour le dynamisme requis des pays émergents, notamment des pays émergents asiatiques.

Les pays asiatiques ont atteint un degré d’intégration très élevé, ils sont aujourd’hui dans la situation où était l’Europe dans les années 70. Ils l’ont éprouvé lors de la crise qui, dans sa phase la plus importante, a fait éclater les relations de change entre les pays asiatiques : au cours de la crise financière, le yen s’est fortement apprécié, le yuan est resté lié au dollar, tandis que le won coréen a perdu 20% en quelques semaines par rapport au dollar ! Nous l’avions-nous-mêmes compris à nos dépens : après 1973, il a fallu cinq ans avant de construire le système monétaire européen. Dans une région en intégration, la dislocation des changes du fait de la dépendance exclusive vis-à-vis d’une monnaie internationale instable est dévastatrice.

La crise crée donc des forces qui poussent les acteurs financiers à faire ce qu’ils n’avaient pas fait jusqu’alors. Une basse croissance occidentale, ajoutée à un danger de dislocation des changes dans une zone en intégration, doit normalement pousser à un principe de coopération monétaire pour maintenir les changes croisés à des niveaux raisonnables par rapport à la compétitivité et à la nécessité de développer le commerce intra-zone.

Nous allons, me semble-t-il, du fait des caractéristiques de la croissance d’après crise, vers une régionalisation du monde impulsée par la constitution d’un pôle régional en Asie. Ceci est évidemment la base d’une transformation des relations internationales globales.

La Chine cherche à préserver la valeur de ses avoirs à l’étranger. Pour redéployer son régime de croissance, elle devra, après la sortie de la crise, sortir du semi-étalon dollar.

Il y a, selon moi, trois conditions macroéconomiques pour que la Chine change sa relation exclusive avec le dollar, ce qui est une relation de crise :
– Des exportations croissantes, alors qu’elles ont baissé pendant plus d’un an après septembre 2008.
– Le retour à l’inflation, alors que le pays est en déflation. Proposer à un pays en déflation d’apprécier sa monnaie est absurde et scandaleux. Tant que le pays ne remontera pas en inflation, les Chinois n’apprécieront évidemment pas leur monnaie.
– L’assurance d’une croissance qui dépasse 9%.
On peut penser que ces conditions seront réunies en 2010.
La Chine va avoir intérêt à bouger dans le temps. Mais ce temps, qui dépend des transformations du système financier interne, sera relativement long par rapport aux impatiences de la sortie de crise. D’où le problème de la transition de très court terme.

L’Europe est le ventre mou, en raison d’un problème politique majeur : en l’absence de représentation politique de l’euro, elle ne peut pas avoir la moindre position au Fonds monétaire international, ce qui bloque l’évolution du système monétaire international et le changement des rapports de pouvoir.
La réponse à ce problème est évidemment politique.

Les États-Unis veulent maintenir les prérogatives du dollar mais ils ont réalisé que l’exploitation extrême de cet avantage n’avait pas de capacité régulatrice, y compris pour eux. Jusqu’à la crise, les Américains considéraient que les déséquilibres internationaux étaient le problème des autres et ne les concernaient pas. La crise actuelle leur a révélé qu’ils subissent lourdement les effets de retour de la globalisation (ils auraient dû le comprendre dès les années 2003-2005, quand la Fed cherchait à monter ses taux courts et que les taux longs ne réagissaient pas). On peut penser que cette prise de conscience les amènera à des compromis qui évitent d’exploiter de manière extrême les avantages du dollar par la fuite en avant dans le crédit.

Ce type de rapport de forces n’évolue que lentement mais peut créer des possibilités d’aller plus loin ensuite.

Le FMI est un caméléon. La nature du FMI du système de Bretton Woods n’a rien à voir avec celle des années 80 qui n’a rien de commun avec celle des années 2000 où le FMI va vers un embryon de banque centrale mondiale (il faut évidemment pousser dans ce sens).

Pour cela il faut une redéfinition assez profonde des quotas, bien au-delà des mesures homéopathiques prévues pour 2011 (5%).

La seule manière bénéfique pour tout le monde de débloquer la situation serait de fusionner les quotas des pays de la zone euro. La situation, depuis dix ans, est surréaliste : les pays de la zone euro siègent au Fonds monétaire international, avec des quotas inchangés (ceux de 1944), alors qu’ils n’ont plus de monnaie et qu’il leur est impossible de parler au nom de l’euro ! En effet, aucun dirigeant politique en Europe n’a de légitimité pour parler au nom de l’euro. Dans un monde de changes flottants, la Banque centrale a pour seul objectif la stabilité des prix. Ce fonctionnement a duré tant qu’on n’avait pas besoin de politique monétaire extérieure. Mais, nous vivons maintenant dans un autre univers, nous avons compris que les banques centrales doivent aussi, de manière permanente, être responsables de la stabilité financière. Il est donc impératif que les banques centrales entrent dans un dialogue avec l’Etat (on le voit aux États-Unis).

Avec quel Etat la BCE va-t-elle entrer en dialogue pour maintenir la stabilité financière en Europe s’il ne se constitue pas un pouvoir, un leadership de la zone euro ?

Celui-ci est nécessaire à la fois pour avoir une politique monétaire extérieure et pour prendre en charge la stabilité financière. Avec 20% de quota, la zone euro aurait un pouvoir considérable au FMI (les États-Unis ont 17%) ! Et cela dégagerait 12% pour les pays émergents. La zone euro pourrait enfin, avec un minimum de fédéralisme politique, devenir un partenaire politique. En même temps, cela permettrait de rééquilibrer les quotas au niveau mondial dans le FMI, donc d’asseoir le Fonds monétaire international sur une capacité politique compatible avec les conditions actuelles du monde.

Cette réforme de la gouvernance du Fonds monétaire international me paraît absolument cruciale pour régler les relations entre les zones.

Les zones monétaires régionales peuvent gérer beaucoup de problèmes (imaginez les problèmes financiers et monétaires qu’aurait provoqués la crise si nous avions eu des monnaies européennes séparées !).

Restent les grandes relations mondiales, qui seront gérées par le Fonds monétaire international dès lors qu’il y aura un certain rééquilibrage des rapports entre les grandes monnaies de zones. C’est dans ce sens-là que le DTS a de l’importance et qu’on peut repenser à le promouvoir.

Le DTS aurait trois avantages :

1° Réduire l’usage du dollar dans les transactions officielles, ce qui contribuerait à résoudre le fameux dilemme de Triffin. Le dollar alimente la liquidité mondiale, non pas en fonction des besoins de la liquidité mondiale, mais en fonction des besoins des États-Unis et aucun processus, dans un monde qui n’est pas à change flottant complet, ne vient équilibrer ce mécanisme. En conséquence soit on a trop, soit on a trop peu de dollars.

Le DTS n’est pas artificiel, c’est, au contraire, un droit potentiel de nature fiduciaire à l’acquisition des devises. Lorsqu’une banque centrale émet une monnaie nationale pour des agents privés, cette dette-là n’est pas de même nature que la dette bancaire d’un agent privé, en conséquence elle joue le rôle de règlement des agents privés.

Il faut donc clôturer la logique monétaire en émettant un actif ultime, complètement supranational, qui ne soit la dette d’aucun pays, de façon à régler les relations entre les pays. Ceci est conforme à la logique monétaire et n’a absolument rien d’artificiel.

2° Ceci permettrait d’allouer des réserves selon une émission conforme à une règle internationale. Bien sûr, cela suppose un certain pouvoir de gouvernance internationale. Mais qui peut nier la nécessité d’une gouvernance internationale, dans le monde où nous sommes intégrés ?
La solution est évidemment dans le rééquilibrage des pouvoirs au sein du FMI et dans la promotion de celui-ci comme un embryon de banque centrale.

Allouer des réserves selon une émission réglée éviterait à des monnaies faiblement convertibles d’avoir à accumuler des dollars (par précaution face au risque de chocs très importants). En effet, comme l’a dit récemment Dominique Strauss-Kahn, si ces pays ont la garantie d’une émission réglée, d’un actif incontestable (parce qu’il n’est la dette de personne), ils éprouveront moins la nécessité d’accumuler des réserves de précaution, ce qui réduira le besoin de dollars qui crée le processus cumulatif dont la conséquence est la hausse des prix d’actifs.

3° L’élément le plus important est l’établissement d’un compte de substitution monétaire au sein du FMI.
Les banques centrales qui considèrent qu’elles ont trop de réserves en dollars ne peuvent pas les diversifier sur le marché des changes sans créer une panique. Un compte de substitution monétaire servirait donc à créer une diversification des réserves hors marché.

Il y a eu une tentative de compte de substitution entre 1970 et 1980, pour les mêmes raisons : le dollar baissait énormément et un certain nombre de banques centrales étaient en difficulté, malgré les changes flottants. La peur de flotter et une émission déréglée d’une devise particulière déclenchent à la fois la peur et l’accumulation de réserves. Avec un compte de substitution, une partie des réserves en excédent pourraient être vendues auprès du Fmi contre des DTS, hors marché, donc sans créer de perturbation sur les changes. Tout le monde y gagnerait. Les pays qui auraient trop de dollars pourraient les mettre dans un compte spécial au FMI et obtenir des DTS. Cette tentative a échoué dans les années 1970 parce que le DTS n’avait pas de rémunération de marché (pour des raisons politiques, quand il avait été créé en 1969, le taux d’intérêt payé sur les DTS était très inférieur au taux d’intérêt du marché).

La proposition chinoise est tout à fait intéressante :
Le Fonds monétaire va avoir besoin de plus en plus d’actifs pour jouer un rôle macroéconomique, en luttant contre le risque systémique. Au lieu d’augmenter ces actifs par des crédits directs au Fonds monétaire, les Chinois suggèrent de le faire par émission d’obligations. Si on émettait des obligations qui auraient un taux d’intérêt de marché, le pays qui acquerrait des DTS aurait un actif beaucoup plus utilisable qu’il ne l’est aujourd’hui.

Il y a là un problème politique mais qui est techniquement soluble sans trop de difficultés. Cela passerait par une condition nécessaire pour que le DTS se développe : un marché compétitif avec des échéances allant de 3 mois à 10 ans.

J’insiste sur le fait qu’il existe aujourd’hui des forces politiques qui ont intérêt à aller dans le sens de ce type d’évolution.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.