Peut-on sortir de l’excès de création monétaire mondiale ?

Intervention de Patrick Artus, Directeur des études à Natixis, professeur à l’Ecole polytechnique, au colloque du 19 octobre 2009, Quel système monétaire international pour un monde multipolaire ?

Merci, Monsieur le ministre, Bonsoir à tous.
Je tenterai de tracer quelques pistes en posant trois questions :
Quelle est réellement la perversité profonde du système dans lequel nous vivons aujourd’hui ? Ceci vient déjà d’être abordé.

Quelles sont les évolutions les plus récentes ? Il est intéressant de les observer parce qu’elles modifient le modèle par rapport à celui qui fonctionnait avant la crise. Je crains toutefois qu’elles ne le fassent dans un sens plus inquiétant que rassurant.
Quelles pistes, avec leurs avantages et leurs inconvénients, peut-on tracer ?

Pourquoi le système actuel est-il pervers ?

Nous sortions d’une longue période où les pays dont les monnaies s’affaiblissaient devaient faire l’effort de correction. Un tel système génère un biais restrictif pour la politique monétaire. En effet, les pays qui vont mal, ou dont les monnaies s’affaiblissent, doivent passer à des politiques monétaires, budgétaires ou, plus globalement, d’épargne, plus restrictives. On peut parler d’un système restrictif puisque c’est un ajustement dans le sens de la restriction dans le groupe des pays dont les monnaies ont tendance à s’affaiblir.

On est passé progressivement à ce qu’on a décidé d’appeler le « Bretton Woods inversé » où, comme son nom l’indique, l’ajustement doit être réalisé par les pays à monnaie forte qui mettent donc en place des politiques monétaires plus expansionnistes.

Dans le système actuel, les pays dont les monnaies naturellement seraient trop fortes (pays producteurs de pétrole, Chine, autres pays d’Asie etc.) pratiquent donc des politiques monétaires extrêmement expansionnistes qui prennent des formes complémentaires et équivalentes : L’accumulation de réserves de change, majoritairement par l’achat de titres en dollars pour éviter la dépréciation du dollar.

Il en résulte donc une création monétaire très forte dans les pays qui accumulent des réserves (quand la Banque centrale de Chine achète des actifs en dollars, elle crée sa monnaie).

Tous ces pays ont des taux d’intérêts extraordinairement faibles par rapport à leur croissance, c’est-à-dire des politiques monétaires avec des biais expansionnistes majeurs (ce qui est lié au fait qu’ils créent de la monnaie en accumulant des réserves).

Le système monétaire international actuel consiste donc à faire passer les pays à monnaie forte à des politiques monétaires plus expansionnistes, générant un biais expansionniste monétaire.
Ce biais expansionniste monétaire est très présent depuis le milieu des années 1990, avec l’affaiblissement potentiellement plus grand du dollar et le soutien du dollar par tous ces pays qui accumulent les réserves.

Il en résulte une très forte croissance de la liquidité mondiale Dans la période récente on arrive à des chiffres extravagants : la base monétaire mondiale (c’est-à-dire la taille du bilan de toutes les banques centrales mises ensemble, la quantité d’actifs que toutes les banques achètent pour créer de la monnaie) dépasse aujourd’hui 11 000 milliards de dollars, soit plus de 20% du PIB mondial. Il y a vingt ans, le bilan des banques centrales atteignait environ 5% du PIB mondial … ce qui permettrait de dire qu’il y a quatre fois plus de monnaie qu’il y a vingt ans !

Contrairement à ce que croient les Allemands, ceci n’a pas fabriqué d’inflation économique mais une situation chronique d’inflation des prix des actifs : en période de chômage, de capacités excédentaires, ce ne sont pas les prix des biens qui montent. Depuis une vingtaine d’années les bulles de prix d’actifs circulants se sont succédé, se posant tantôt sur les actions, tantôt sur les actifs des émergents, sur l’immobilier ou sur les matières premières. Quand une bulle a épuisé un actif, elle ne peut que passer à la case d’actif suivante. L’excès de liquidités entraîne une hausse du prix des actifs.
Nous fabriquons donc des crises financières à répétition sur un modèle identique : au moment où la bulle change d’actif, les prix de l’actif qui montait chutent, entraînant une crise financière, bancaire. Puis on recommence sur l’actif suivant.

C’est, sommairement, de cette façon qu’on peut analyser le système actuel.
Autrement dit, en raison de ce biais expansionniste chronique, le système de « Bretton Woods inversé » ne permet pas de contrôler la quantité de monnaie mondiale, mesurée par la taille du bilan de la banque centrale mondiale (composée en agrégeant toutes les banques centrales nationales). En cas de déséquilibre, on passe à une politique monétaire plus expansionniste.

Mais le système antérieur générait plutôt une restriction monétaire chronique qui finissait par le rendre inacceptable. C’est aussi le cas des systèmes inspirés de l’étalon-or, les systèmes de currency board où les pays (comme Hong-Kong et certains pays d’Europe centrale, telle la Bulgarie) ont des règles monétaires très strictes liées au montant des réserves.
Donc, le retour au système ancien n’est pas souhaitable non plus.

Il faudrait trouver un système de Bretton-Woods « intermédiaire » où la charge de l’ajustement serait partagée entre le pays à monnaie qui s’apprécie et le pays à monnaie qui se déprécie.

Quelles sont les évolutions récentes inquiétantes ?

La crise c’est l’éclatement de la bulle immobilière dans cet environnement. Or, depuis le mois de mars de cette année, comme cela vient d’être mentionné, la même mécanique s’est remise en place mais avec des modifications très importantes si on veut donner des pistes d’explication.

Avant la crise, le problème était le déficit extérieur des États-Unis. Le taux d’épargne des Américains était tombé à zéro, le déficit extérieur était devenu colossal : environ 900 milliards de dollars par an à la veille de la crise. Mais ceci s’est beaucoup corrigé : les Américains ne s’endettent plus, recommencent à épargner, leur déficit extérieur a été divisé par deux.

S’il ne s’était rien passé d’autre, le problème serait pratiquement réglé et ce colloque n’aurait pas lieu ce soir. Avec un déficit extérieur réduit de moitié, les dollars que fournissent les États-Unis au reste du monde évoluent à peu près comme le PIB mondial. La crise immobilière est venue à bout de l’endettement américain que, depuis vingt ans, on déplorait en vain. Les Américains vont épargner de plus en plus. Selon les chiffres récents, le crédit aux États-Unis est en chute libre. On observe un vrai besoin de désendettement des Américains.

Le problème des déséquilibres globaux serait donc résolu par la méthode espérée : davantage d’épargne aux États-Unis et des plans de relance de la demande intérieure en Chine et dans les autres pays d’Asie.

Or – c’est important pour comprendre le problème actuel – la réduction des déficits extérieurs des États-Unis a été compensée, et bien au-delà, par d’énormes flux de capitaux qui partent des États-Unis vers les pays émergents. Avant la crise, les États-Unis enregistraient chaque mois un déficit extérieur de 80 milliards de dollars. Aujourd’hui, il est tombé en dessous de 40 milliards mais 150 milliards de dollars partent chaque mois des États-Unis vers les marchés de matières premières des pays émergents. Le problème d’instabilité a donc changé de nature. Il n’est plus lié à l’insuffisance d’épargne aux États-Unis mais à l’exode des capitaux des États-Unis vers les pays émergents où les perspectives de croissance sont plus fortes et les taux d’intérêts plus élevés. Les Américains épargnent davantage mais ça ne suffit pas en raison de ces énormes sorties de capitaux.

Ceci pose un problème profond : ce système, qui attire naturellement les capitaux des États-Unis vers les pays émergents aux perspectives de croissance plus forte, devrait entraîner automatiquement une chute du dollar. De ce fait, les pays émergents doivent recommencer à accumuler des réserves, pour compenser, non plus l’insuffisance d’épargne aux États-Unis, mais ce flux de capitaux américains vers les pays émergents producteurs de matières premières. C’est une configuration nouvelle qui nous place dans la problématique de transfert des capitaux.

Les Chinois ont un dilemme :
S’ils stabilisent leur devise par rapport au dollar, ce qu’ils font depuis juin 2008, ils améliorent leur compétitivité. Mais ils le font plus vis-à-vis des autres pays asiatiques qu’à l’égard des États-Unis et de l’Europe. En ce moment la Chine regagne des parts de marché sur tous les pays d’Asie dont la monnaie se réapprécie : la Corée, la Thaïlande, les Philippines, l’Indonésie et le Japon. C’est donc un problème intra-asiatique. L’idée d’une coordination monétaire en Asie fait sourire car ce n’est pas nous qui sommes menacés par le renminbi faible mais les autres pays d’Asie, dont le Japon.
Mais, ce faisant, ils ne peuvent pas contrôler leur politique monétaire domestique (une politique monétaire ne peut pas servir à tout). En ce moment, la masse monétaire augmente en Chine de près de 30% par an, contrepartie de l’énorme accumulation de réserves de change.

Les Chinois doivent choisir entre le contrôle de la liquidité domestique (en reflexibilisant leur taux de change) et les changes fixes, donc la création monétaire.

Quelles pistes permettraient de contrôler l’offre de monnaie (M0) créée par les banques centrales qui achètent des actifs ?

La première piste consisterait à changer de monnaie de réserve. Mais le choix d’une autre monnaie nationale n’élimine pas le risque structurel que l’offre de cette monnaie ne soit pas contrôlée (si, par exemple, le pays émetteur accumule la dette extérieure).

D’aucuns préconisent le passage à un panier de monnaies. Le choix d’un panier de monnaies de type privé ne réglerait pas le problème de fond, celui du contrôle de l’offre de monnaie. Il n’y a pas de raison de penser que les Européens seraient plus vertueux que les Américains s’ils participaient à une monnaie de réserve.

Le renminbi serait le pire des choix, non seulement parce que les marchés financiers chinois ne sont pas assez développés mais surtout parce que la Chine a des excédents extérieurs et des excédents d’épargne qui provoqueraient une épouvantable contraction monétaire mondiale.

La deuxième piste est celle des monnaies artificielles (le DTS version FMI ou l’or). Cette solution permettrait de contrôler l’offre par une institution indépendante qui émettrait la monnaie de réserve du monde. Mais la monnaie du commerce mondial est le dollar. L’utilisation d’une autre monnaie de réserve financière entraînerait d’énormes coûts de conversion. Le gouverneur de la banque centrale de Chine, par exemple, préfère avoir des réserves en dollars qui permettent les importations. S’il a des dollars, il est sûr de pouvoir acheter du pétrole ; s’il a des DTS, il devra trouver une autre banque centrale qui acceptera d’échanger ses DTS contre les dollars qui lui permettront d’acheter du pétrole.
Au-delà du problème des coûts de conversion se pose celui de la taille : 17000 milliards de dollars circulent en dehors des États-Unis. Certains suggèrent de multiplier par vingt le prix de l’or pour absorber ces dollars en circulation ! La piste des monnaies artificielles ne me semble donc pas très sérieuse.

La troisième piste serait un changement dans la composition des réserves de change, non en termes de devises mais en termes de nature des actifs achetés par les banquiers centraux. Or 40% des réserves de change des banques centrales consistent en dépôts bancaires, le reste en titres publics.
Que se passerait-il si les réserves comportaient de plus en plus de titres privés, d’actions ?

La banque centrale de Chine envisage de créer un fonds de 200 milliards de dollars pour aider les entreprises chinoises à faire des acquisitions à l’étranger.
Cette piste, peu évoquée, serait peut-être un élément de stabilité. Actuellement, on finance des déficits publics colossaux à des taux d’intérêts à peine supérieurs à 3%, si la banque centrale achetait Microsoft, ce serait peut-être un peu plus disciplinant.
La hausse inexorable de la part des actifs privés dans les réserves pourrait imposer aux Etats une certaine discipline.

Autre piste, peut-être la meilleure : garder le dollar comme monnaie de réserve et discipliner les États-Unis.
Cette piste est-elle aussi déraisonnable qu’il y paraît ?

Timothy Geithner, secrétaire d’Etat au Trésor, a exprimé à de nombreuses reprises ce qui n’est encore que du wishfull thinking : un autre modèle de croissance américaine, basé sur l’épargne et les exportations. Les Etats-Unis ont un souci de court terme : ils n’ont rien à exporter. Ce détail mis à part, cela témoigne d’une volonté de l’administration américaine de modifier le modèle de croissance des États-Unis. Mais je répète que le problème essentiel est aujourd’hui la fuite des capitaux, devant la perspective d’un rendement beaucoup plus faible aux États-Unis, vers les émergents.

Tant que le problème résidait dans l’absence d’épargne des Américains, on pouvait mener des politiques budgétaires restrictives et augmenter les taux d’intérêt pour inciter les Américains à épargner. Mais si les Américains jugent que le rendement de leur épargne est plus intéressant dans les pays émergents ; il devient difficile de limiter cette perte de capitaux.

D’où l’ultime piste : est-ce qu’on échappe au contrôle des capitaux internationaux ?
Si les autres pistes évoquées sont trop compliquées, la bonne solution ne serait-elle pas de réduire la taille des capitaux internationaux pour réduire l’accumulation de réserves de change nécessaire pour stabiliser les devises ?

Selon moi, la vraie réforme du système monétaire international consisterait à mettre en place des mesures qui réduiraient la taille des flux de capitaux. Quand on voit que l’Indonésie, qui n’est quand même pas une cible centrale pour les capitaux, est obligée d’acheter trois milliards de dollars certains jours pour empêcher sa monnaie de s’apprécier (des investisseurs acquièrent des actions indonésiennes pour trois milliards de dollars), on se dit que la piste de réforme du FMI la plus raisonnable serait de casser à la source ce qui est redevenu la cause de nos problèmes : les flux de capitaux spéculatifs vers les pays émergents (et non plus les déficits commerciaux).

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