Le système monétaire et financier international dans un monde multipolaire : impasses et perspectives

Intervention de Dominique Garabiol, Directeur à la Caisse nationale des Caisses d’épargne, au colloque du 19 octobre 2009, Quel système monétaire international pour un monde multipolaire ?

La crise financière et économique globale remet sur le devant de la scène la question de l’organisation du système monétaire international. La crainte d’un écroulement du dollar qui a circulé la semaine dernière a succédé à une rumeur d’accord secret entre la Chine, les pays producteurs de pétrole, la Russie et la France pour lui trouver un substitut. Le système n’a jamais paru aussi chancelant. Quelques très brefs rappels historiques et un bref retour sur les fonctions d’une monnaie internationale permettent d’éclairer le débat actuel.

Une brève histoire

Le système monétaire et financier international qui a émergé de la seconde guerre mondiale traduisait la prééminence de la puissance américaine : les Etats-Unis concentraient les deux tiers du stock d’or mondial, assuraient la moitié de la production mondiale, le quart des échanges internationaux. Il sort de la conférence de Bretton-Woods de juillet 1944, un système qui reste étalonné sur l’or, le gold exchange standard à 35 dollars l’once, mais qui donne au dollar le statut de monnaie de réserve. L’ensemble des devises devaient tenir une parité fixe, à 1 % de marge près, avec le dollar.

Les Etats-Unis ont assuré l’alimentation du système monétaire international en liquidités par des transferts de capitaux (en particulier par le fonds Marshall, dont les proportions étaient équivalentes à ce que serait aujourd’hui un plan de 1 000 milliards de dollars) puis par un déficit extérieur chronique. Le stock de dollars détenu par les non-résidents américains augmentait de plus en plus vite. En 1964, les réserves de dollars détenues par les banques centrales étaient devenues égales au stock d’or des Etats-Unis. Dès 1962, le Général de Gaulle avait menacé de demander la conversion or des dollars détenus par la Banque de France mais les répercussions monétaires du rapatriement d’Algérie ont mis fin à ces velléités de contestation de l’hégémonie du dollar.

La guerre du Viêtnam a rapidement accentué les déficits américains. En 1971, la parité or du dollar n’est plus tenable, le stock d’or des Etats-Unis ne représentant plus que 16 % des réserves internationales en dollars. Le 15 août, le président Nixon suspend la convertibilité or du dollar. L’ancrage or sans convertibilité or ne tient pas. En févier 1973, le système vole en éclats, les changes deviennent de facto flottants.

Ensuite, tout est allé très vite en matière d’innovation financière. Dès juillet de la même année, ouvre le marché d’options de devises de Philadelphie : naissance des produits dérivés modernes. En mai, des théoriciens avaient modélisé, en 17 pages, la valeur de ces options en puisant dans des travaux d’un mathématicien français, Louis Bachelier, datant de 1900. Ce talent leur vaudra le prix Nobel.

En janvier 1976, les accords de la Jamaïque légalisent le nouveau système des changes, qualifiés avec pudeur de « stables mais ajustables ». Deux autres décisions importantes sont prises.

Un nouvel instrument de réserve est créé : les droits de tirages spéciaux (DTS) composés, actuellement, à 44 % du dollar, à 34 % de l’euro, à 11 % du yen et à 11 % du sterling. Les DTS ne détrôneront finalement pas le dollar : Trop peu d’émissions ? Manque d’assise politique ? La convergence de multiples facteurs l’explique probablement.

Le rôle de surveillance attribué au FMI depuis 1944 est aussi réaffirmé. Ce rôle s’exercera de façon asymétrique : les politiques d’ajustement structurel, organisé autour du consensus de Washington, pour les pays déficitaires, essentiellement les PVD, et aucune obligation pour les pays excédentaires mais surtout, anomalie exubérante, pour les Etats-Unis, dont les dettes totales sont passées à 180 % à 357 % du PIB entre 1976 et 2008.

De facto, le FMI a ainsi organisé la canalisation de l’épargne mondiale vers les Etats-Unis, ce qui, en confortant le dollar, rendait inutile l’introduction des DTS.

Les fonctions d’une monnaie internationale

Y a–t-il une alternative au dollar ? Comme toute monnaie, une monnaie internationale doit assurer les trois fonctions traditionnelles. Elle doit être une unité de compte, une monnaie d’échange et une monnaie de réserve. Elle doit aussi être une monnaie d’ancrage, une monnaie de référence, pour les devises périphériques.

Le dollar représente aujourd’hui 65 % des réserves de devises (25 % pour l’euro), 50 % de la facturation du commerce international et il sert de monnaie d’ancrage dans plus de 60 % des cas. Il intervient dans 86 % des transactions sur le marché des changes. Aujourd’hui, 60 % des dollars émis sont détenus par des non-résidents contre 10 % pour l’euro : le dollar est réellement une monnaie mondiale. L’euro a cependant acquis assez rapidement une prédominance sur les émissions d’obligations internationales (aujourd’hui autour de 50 % contre 35 % au dollar). Cette bipolarisation reste exceptionnelle, pour l’heure limitée à un segment des marchés financiers, mais est le signe d’une demande potentielle de diversification de la monnaie internationale.

En réalité, le dollar se heurte au fameux dilemme de Triffin (dû à Robert Triffin économiste belge qui fut conseiller du président Kennedy) : pour répondre aux besoins de liquidité monétaire mondiaux, une monnaie internationale doit être créée au travers du déficit de la balance des paiements de son pays origine ; or, ce déficit entraîne naturellement l’affaiblissement progressif de cette monnaie. Un système monétaire international qui repose sur une monnaie nationale est donc, par nature, instable. Un demi-siècle après l’apport théorique de Triffin, la crise actuelle en constitue la vérification empirique.

L’affaiblissement du dollar pénalise, au premier chef, les pays excédentaires qui ont accumulé des réserves. A cet égard, cet affaiblissement apparaît stabilisateur, comme l’inflation, pour résorber les dettes excessives. Les réserves de la Chine atteignaient 2 132 milliards de dollars à la fin juin 2009 et les deux-tiers seraient investis en dollars.

Face à l’euro, il a perdu près de 21 % depuis mars 2009. Même si le dollar ne fait encore qu’approcher son point bas, à 1,60 dollar pour un euro, d’avril 2008, le risque de dépréciation du dollar pèse surtout sur la Chine. Au-delà de la gestion compétitive de son taux de change, la Chine a un intérêt objectif à soutenir le cours du dollar.

Un nouvel étalon international ?

Le fait que la monnaie mondiale, l’étalon monétaire du monde, doive être soutenu apparaît saugrenu. Comment mesurer les valeurs, si l’étalon se contracte ? Georges Pompidou l’avait noté dès mars 1970 : « Il est nécessaire que la valeur du dollar soit stable. Faute de quoi, les autres monnaies seraient conduites à s’aligner sur une valeur mouvante, comme des pendules qui se règleraient sur une horloge elle-même déréglée ».

La question est aujourd’hui ouvertement posée depuis l’intervention du gouverneur de la Banque de Chine, M. Zhou Xiaochun, le 24 mars 2009, sur la réforme du système monétaire international. Dans un texte d’un feuillet et demi, le gouverneur de la Banque centrale chinoise proposait d’utiliser les DTS comme monnaie de réserve, rendait un hommage appuyé au plan, qu’il qualifiait de « visionnaire », présenté par John Meynard Keynes à Bretton-Woods et soulignait l’acuité du dilemme de Triffin.

Le plan de J.M. Keynes, finalement rejeté à Bretton-Woods, reposait sur l’introduction d’une monnaie purement internationale, le bancor, dont la valeur serait constante par rapport à un panier de trente matières premières et sur un mécanisme d’équilibrage symétrique des balances des paiements, les pays excédentaires étant taxés pour être incités à procéder à des relances de leur demande intérieure et pour éviter ainsi un équilibre dépressif. Venant du principal pays excédentaire, la Chine, la proposition mérite d’être saluée, d’autant plus que les autres pays excédentaires, l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud ne lui ont pas emboîté le pas. Mais la cible réelle était bien sûr les Etats-Unis qui n’échapperaient plus, dans ce nouveau mécanisme, aux obligations d’ajustement.

L’idée d’introduire une monnaie purement internationale rejoignait le plan américain du sous secrétaire d’Etat au Trésor, M. Harry Dexter White. Ce plan exploré en 1943 dans le perspective de la conférence de Bretton Woods, reposait sur la création de l’unitas mais cette monnaie aurait été exclusivement émise en contrepartie de dépôts d’or, ce qui préservait la position à l’époque dominante des Etats-Unis. En France, une idée similaire avait été émise par l’industriel Jacques Riboud autour de ce qu’il avait appelé l’écu externe constant.

Le DTS peut-il devenir cette monnaie assise sur l’or ou sur un panier de matières premières ? Ne serait-ce pas mettre dans une position stratégique exorbitante les pays producteurs de matières premières, les pays de Golfe, la Russie, l’Afrique de Sud…. ? Quelles en seraient les conséquences géopolitiques ?

Ou faut-il élargir, au moins au yuan, son panier constitutif ? Et sera-t-il une véritable monnaie ? Les fonctions d’unité de compte et de réserve de valeur des banques centrales ne paraissent pas soulever de difficultés théoriques majeures.

Mais pourrait-il devenir une monnaie d’échange pour le commerce international, ce qu’il n’est pas à l’heure actuelle ? Comment assurer la régulation de sa liquidité, son rythme d’émission, au regard de l’évolution des échanges mondiaux ?

Le G20 de Pittsburg des 24 et 25 septembre 2009 a soigneusement éludé toutes ces questions.

Une alternative pourrait être une organisation monétaire multipolarisée autour de monnaies régionales, le dollar, l’euro, le yuan, principalement, le yen et le sterling de façon plus accessoire. L’organisation monétaire rejoindrait une construction commerciale reposant sur des intégrations régionales fortes.

Cela supposerait que ces monnaies soient toutes convertibles. Un des sous gouverneurs de la Banque centrale chinoise, M. Hu Xiaolian, est responsable de l’internationalisation du yuan depuis juillet 2009. Cette voie, qui signifierait aussi une moins bonne maîtrise de la parité externe du yuan par les autorités chinoises, ne semble donc pas fermée.

Pour preuve, la souscription de 10 % des nouveaux DTS du FMI permettra à ce dernier de prêter en yuan tandis que le Trésor chinois a procédé, le 28 septembre 2009, à sa première émission sur le marché financier de bons du Trésor libellés en yuan. Et des accords bilatéraux permettent l’utilisation du yuan comme monnaie d’échange. Mais la convertibilité complète paraît encore éloignée et récemment, l’ancrage sur le dollar s’est plutôt renforcé par crainte d’une réévaluation du yuan.

L’équilibre des pouvoirs au FMI

L’autre volet de la réforme du système monétaire international a trait au Fonds Monétaire International. Les pays qui y étaient majoritaires étaient créanciers du reste du monde au moment de sa création en 1946. Maintenant, ils sont les débiteurs du monde. La position externe nette des Etats-Unis s’est renversée avec la politique des déficits jumeaux de l’administration Reagan et s’est effondrée avec la crise. L’endettement externe net des Etats Unis est passé de 13 à 37 % du PIB dans la seule année 2008 !

Les nouveaux créanciers du monde n’ont aucune raison de se plier à ce jeu institutionnel. La Chine double allégrement le FMI lorsque des pays ont besoin de financement, singulièrement en Afrique et en Amérique latine. La crise a permis au FMI de se trouver une nouvelle raison d’être. Mais, à très court terme, ses interventions se sont cantonnées à des pays « alliés » pour 46 milliards de dollars (Islande, Hongrie, Ukraine, Lettonie, Pakistan, Serbie, Biélorussie).

Le FMI, qui aura été dirigé, à la fin du mandat de Dominique Strauss-Kahn, par un Français pendant 38 des 50 dernières années, s’est décrédibilisé. Les politiques d’ajustement imposées par le FMI ont été catastrophiques et le déséquilibre américain, croissant depuis 30 ans, n’a jamais été traité.

Le G20 de Londres du 2 avril 2009 avait décidé l’accroissement des moyens d’intervention du FMI de 267 à 500 milliards de dollars, pour parer aux nouveaux soubresauts éventuels de la crise, à travers l’émission de DTS. Les pays émergents, notamment les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), ont suivi en escomptant que les pays occidentaux donneraient suite à leur revendication de réforme du Fonds. Le G20 de Pittsburg a, dans une certaine ambiguïté, consenti à un transfert de 5% des quotas des pays développés aux pays émergents. Déjà, le sommet de Londres avait entériné une révision des conditions d’intervention du fonds, qui abandonnait de facto les interventions dites « conditionnelles », c’est-à-dire soumise à des politiques d’ajustement.

Ce sont surtout les Européens, avec 32 % des voix, dont 4,9 % pour la France, qui paraissent surreprésentés au FMI alors que les Etats-Unis en ont 17 % et la Chine 3,7 %. Les statuts donnant un droit de veto à 15 %, seuls les Etats-Unis en disposent isolément. La représentation théorique est fonction d’une formule savante alliant PIB au taux de change courant (30 %), taux d’ouverture économique (30 %), PIB à la parité de pouvoirs d’achat (20 %), taux de croissance (15 %) et réserve de change (5 %). La population n’entre pas dans les critères.

Les poids économiques réels (en parité de pouvoir d’achat) estimés par le FMI sont, sur la base des évaluations à fin 2007, de 22,5 % pour l’Union européenne, dont 3,2 % pour la France, 21,3 % pour les Etats-Unis et 10,8 % pour la Chine. Le chemin est donc encore long, au-delà de la réforme engagée, pour faire du FMI une institution réellement légitime et représentative.

Le mouvement de réforme du système monétaire et financier international semble engagé sans qu’un projet convergent ait été formalisé. Chinois et Américains paraissent hésitants entre le réalisme face à l’évidence des contraintes financières liées aux déséquilibres engrangés par le système actuel, et la défense de leurs intérêts objectifs que sont les capacités d’endettement externe, théoriquement illimité, pour les Etats-Unis et de manipulation compétitive du taux de change pour la Chine.

L’Europe semble bien absente de cet horizon : l’euro paraît avoir été une fin en soi. Pourtant, la surévaluation de l’euro, exécutoire mécanique au dilemme sino-américain, est particulièrement dangereuse pour la cohésion des économies européennes. Il faudrait que l’Union européenne se montre capable de dépasser les objectifs, très scolaires, de stabilité des prix et de concurrence pure et parfaite pour exister enfin dans le monde qui se dessine. Elle n’échappera pas à l’heure de vérité.

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