Conclusion de Jean-Pierre Chevènement

Conclusion de Jean-Pierre Chevènement, Président de la Fondation Res Publica, au colloque « Nouveau pacte social : mode d’emploi » du 21 mai 2013.

Merci infiniment, Monsieur Soubie, de ce passionnant exposé.

Une chose m’a frappé dans votre propos : vous avez clairement dit que la Loi devait rester au-dessus du contrat parce que la Loi, en République, est définie par les citoyens qui choisissent ce qui leur paraît être le meilleur, l’optimum. On peut penser qu’un accord n’atteint pas l’optimum mais peut-être un accord – dont vous avez dit du bien – peut-il, à un moment donné, représenter aux yeux du gouvernement un certain optimum. On peut imaginer que le gouvernement, en lançant cette négociation, était convaincu d’aboutir, à travers la CFDT et les organisations qui se joindraient à elle, à un résultat se rapprochant de l’optimum. Sans me livrer à une psychanalyse de bazar, je pense exprimer la tendance de ce gouvernement qui souhaite « adapter » le système de manière à limiter au maximum les licenciements, comme M. Sapin l’a dit lui-même. À quoi vous opposez très justement que le chômage ne vient que très marginalement des licenciements, l’absence de création d’emplois étant le phénomène majeur. C’est la stagnation économique, une longue période de croissance très faible, qui explique ce chômage structurel qui est à la racine des difficultés de nos régimes de solidarité et du chômage des jeunes à 25 %. C’est donc à cela qu’il faut s’intéresser.

Sur la « crise », ironisez-vous, il y a autant d’avis que d’économistes… et même un de plus, aurait dit Churchill, si Keynes était présent [1]. Nous sommes embarqués dans une « mondialisation » qui, décidée par les États-Unis au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, s’est développée très progressivement, à pas menus, et s’est accélérée à partir des années 80 avec le ralliement de la Chine, l’effondrement de l’URSS, la généralisation d’un capitalisme financier qui n’obéit à aucun contrôle. Même les États-Unis n’avaient pas prévu la désindustrialisation des États-Unis ! Ils ont lâché la bride.

Tout cela repose sur la croyance en l’efficience des marchés. Ces marchés vont-ils finalement se révéler efficients ? L’environnement international va-t-il s’améliorer ? Allons-nous vers une situation plus grave ? La question se pose pour l’Europe. Des choix profondément erronés ont été faits par tous ces valeureux hommes politiques. Ils sont valeureux, vous avez raison de le dire, ils passent beaucoup de temps à travailler sur leurs dossiers… Avaient-ils un autre choix que de suivre ce mouvement ? On peut se poser la question. Mais je crois que nous avons toujours des marges de choix.

Depuis le congrès d’Epinay qui représente mon entrée, sinon dans la vie politique du moins dans la vie politique reconnue, je totalise environ 110 000 « heures de vol ». Au bout de ces 110 000 heures, je ne partage pas le point de vue de mon camarade de promotion qui me disait l’autre jour : « Quand je compare l’état de la France quand nous sommes entrés à l’ENA en 1963 à ce qu’elle est devenue, je me demande ce que nos enfants sauront faire de cette France que nous leur laissons… ». « Cette France est beaucoup plus inquiétante que celle de 1963, lui rétorquai-je, il y avait alors de l’espoir, de la croissance, très peu de chômage, les jeunes croyaient en l’avenir… la France que nous leur laissons m’inquiète profondément ».

En effet, sur le fond des choses, il y a des corrections très importantes à faire. On comprend aujourd’hui que la monnaie unique a été un choix erroné. On sent bien que la bride laissée au capital financier fut un renoncement fatal. Je lisais sous la plume de M. Trémonti, ancien ministre des Finances italien (qui n’est pas soupçonné de gauchisme), qu’il y a 67 000 milliards de capitaux en circulation, c’est-à-dire plus que le PNB mondial [2]. Nous sommes face à une créature, sorte de Frankenstein, que nous ne maîtrisons plus. Si elle fut la réaction à la réunification allemande (pensait-on ligoter l’Allemagne ?), la monnaie unique n’est pas une réponse économique mais une réponse poétique, digne de Lamartine: i[« Ô temps ! suspends ton vol… [3] »]i. Mais le temps n’a pas suspendu son vol … et nous récoltons une situation très gravement déséquilibrée.

Nous avons perdu quinze points de compétitivité depuis le début des années 2000, révéla Louis Gallois à un gouvernement médusé qui se n’en était pas vraiment aperçu, ce qui se paye par un énorme déficit commercial (67 milliards l’an dernier). Nous avons beaucoup de peine à réduire l’écart de compétitivité. On peut rechercher des accords dans les entreprises pour trouver des formules innovantes, comme l’ont fait les Allemands pour perfectionner la formation professionnelle. On peut se mettre d’accord pour recourir au chômage partiel plutôt qu’aux licenciements. Mais cela ne résout pas le problème fondamental du « gâteau » à partager qui, s’il augmentait, permettrait de négocier dans des conditions beaucoup plus favorables.

Peut-on imaginer un dépassement raisonné de ce système ? Est-il possible de retrouver des mécanismes d’ajustement ? Je ne crois pas que la recherche, l’innovation, la formation (toutes choses que je préconise moi-même depuis plus de trente ans) suffiront pour regagner quinze points de compétitivité. Regardant les choses dans la durée, j’observe que nous avons pu utiliser à certains moments des mécanismes de correction, les dévaluations, qui ont permis de tenir le choc dans des périodes difficiles. Je ne les préconise pas forcément mais il serait souhaitable, selon moi, de revenir à une monnaie commune, un « SME bis », chapeauté par une monnaie européenne qui pourrait servir dans les transactions internationales, pour l’émission d’emprunts garantis par les États et qui permettrait de financer un plan d’investissements à l’échelle européenne. On restaurerait alors des mécanismes d’ajustement dans des limites étroitement négociées en fonction des écarts de compétitivité, des déficits ou des excédents de balance commerciale. Cela pourrait-il être planifié, comme l’a suggéré un ancien ministre des Finances brésilien [4] ?

Constater que c’est l’Allemagne qui, aujourd’hui, a le pouvoir en Europe n’est pas de la germanophobie. Si Mme Merkel, qui « navigue » plus qu’elle ne décide, voulait prendre une décision d’ « homme d’État », elle le pourrait, appuyée sur la France. Mais ce que j’appelle une décision d’homme d’État, ce n’est pas la « godille »… et ce n’est pas le TSCG qui nous oriente vers une perspective récessiviste. C’est quelque chose de beaucoup plus courageux qui permettrait à l’Europe d’interrompre son déclin, en tout cas de mobiliser l’énergie de ses nations pour remonter la pente. Nous sommes engagés dans une perspective mortifère. La plupart des hommes politiques ne le comprennent pas. Quant au risque de désindustrialisation qu’impliquait le choix d’une monnaie trop forte, j’ai l’intuition que les points de vue que j’exprimais ne manquaient pas d’un certain bon sens. Mais Descartes est très loin de nous et nous sommes en face d’une situation qu’il est difficile de reprendre en mains. Le G20 était une bonne idée, des mesures peuvent intervenir pour discipliner la spéculation, l’évasion fiscale … mais le chemin est long et je crains que nous ne soyons face à de fortes secousses. Il faudra alors prendre des décisions courageuses et on reparlera de notre modèle social. Moi aussi, je pense qu’il faut essayer de négocier, même quand ça ne va pas bien, peut-être même surtout quand ça ne va pas bien.

La natalité française est un signe d’optimisme, dites-vous. Les Français font deux enfants quand les Allemands ou les Russes n’en font que 1,4. Mais les Maliens, les Nigérians en font sept ! Est-ce un signe d’optimisme ? Là aussi, quelque chose nous échappe. Peut-être en changeant d’échelle ne raisonnerait-on pas de la même manière. Ce qui est vrai en Afrique … je vous renvoie à Pascal (« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » [5]).
Je pense honnêtement que M. Sapin a fait du mieux qu’il a pu.

Je comprends parfaitement l’argumentation de M. Oussedik mais je sais aussi que la concurrence à laquelle nous sommes confrontés ne se joue pas seulement, à l’échelle mondiale, avec des pays émergents qui maîtrisent maintenant un haut niveau la technologie et la science (dont nous n’avons plus le monopole). Elle s’exerce aussi à l’intérieur de la zone euro où l’Allemagne a accumulé d’énormes excédents tandis que nous laissions se constituer de considérables déficits.

Comment pouvons-nous remonter le courant ?

La monnaie unique, que j’ai comparée à un avion, a décollé (contre mon avis), elle est en plein vol. On ne va pas sauter sans parachute. Il faut essayer de faire atterrir cet avion, d’en reprendre le contrôle.
En dehors de ce contexte, je crains que la négociation sociale ne suffise pas à donner les résultats que certains en attendent. La ligne suggérée par Louis Gallois et approuvée par le Gouvernement (la reconquête de la compétitivité de l’économie française à l’échelle mondiale) est une ligne juste. Mais les moyens employés ne sont pas suffisants. Il faudra prendre des mesures beaucoup plus énergiques. Sera-ce une crise qui imposera le choix des solutions salvatrices ? En attendant, faisons du mieux que nous pouvons.

J’ai trouvé le débat extrêmement riche et intéressant et je vous en suis franchement très reconnaissant parce que vous avez tous posé les bons problèmes de manière lucide.
Avant de donner la parole à la salle, je propose aux différents intervenants de réagir après ce débat.

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[1] « Si vous mettez deux économistes dans une pièce, vous aurez deux avis différents. À moins que l’un d’entre eux ne soit Lord Keynes, auquel cas vous aurez trois avis différents… » (Winston Churchill)
[2] Fin 2011, la Banque des règlements internationaux (BRI) estimait la valeur nominale totale de l’OTC (over-the-counter) des produits dérivés à 648 000 milliards de dollars. Le PIB mondial est estimé à environ 62 000 milliards de dollars.
[3] « Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
 »
in Méditations poétiques – le Lac, Lamartine (1820)
[4] « La voie la plus sage est de mettre fin à l’euro de façon bien planifiée », entretien donné au quotidien Le Monde le 6 août 2012 par le Brésilien Luiz Carlos Bresser-Pereira, professeur émérite d’économie à la Fondation Getulio Vargas, à São Paulo, et plusieurs fois ministre dans les années 1980 et 1990. Il était notamment ministre des finances en 1987, lorsque le Brésil restructura sa dette publique.
[5] « Plaisante justice qu’une rivière borne. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » extrait des Pensées sur la religion, Blaise Pascal (1669).

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Le cahier imprimé du colloque « Nouveau pacte social : mode d’emploi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation

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