La place des salariés dans le paysage social

Intervention de Raymond Soubie, Président des sociétés de conseil Alixio et Taddeo, au colloque « Nouveau pacte social : mode d’emploi » du 21 mai 2013

Jean-Pierre Chevènement
Je me tourne vers l’éminent spécialiste des questions sociales qu’est M. Soubie pour lui soumettre quelques interrogations :
Est-il envisageable que la stratégie des grands groupes puisse être davantage délibérée ?
Peut-on créer le climat de confiance que réclame M. Oussedik ?
Les stratégies de filières sont-elles possibles dans le contexte très particulier de la crise, dont il faut bien dire qu’il est peu favorable à la négociation ?
Apercevez-vous une lumière au bout du « tunnel » ?

Raymond Soubie
Nous avons parlé des organisations syndicales, du dialogue, du pacte social… mais nous n’avons rien dit des salariés. L’un des objectifs de la négociation collective est pourtant de ne pas les décevoir… si possible.

D’innombrables enquêtes, globales ou réalisées dans les entreprises, nous révèlent que les salariés vont mal… et que leur malaise est d’abord dans leurs têtes. Selon les personnes interrogées lors de ces enquêtes, l’âge d’or serait derrière nous, l’avenir des Français, en particulier des jeunes Français, serait donc bouché. Difficile, dans ces conditions, de relever les défis. L’heure n’est pas à l’optimisme.

L’opinion face aux dirigeants, aux médias, aux intellectuels.

Par décence, je ne parlerai pas des politiques. La dernière enquête du CEVIPOF montre qu’ils n’ont jamais été aussi bas dans l’opinion. Les politiques nationaux, rejoints depuis peu par les élus locaux, perdent la confiance des Français, en particulier des salariés.

Ceux-ci ont-ils pour autant confiance dans les syndicats ? L’adhésion intellectuelle et ressentie à l’égard des syndicats (je ne parle même pas du taux de syndicalisation) est beaucoup plus faible aujourd’hui qu’il y a dix ans ou vingt ans.

Enfin, selon les dernières enquêtes, 12 % (tout de même…) des Français disent croire à ce qu’ils lisent dans la presse.

La question du pacte social.

La recherche d’un pacte social n’est pas aisée dans une situation psychologique globale qui oscille entre la résignation (voire le dégoût) et la lassitude. Conduire un dialogue social dans ce contexte est encore moins simple parce qu’il exige de ceux qui le mènent esprit de responsabilité et courage.

À cette sombre toile de fond, j’ajouterai une touche importante :

Tout le monde parle de « la crise » mais personne n’est capable de l’expliquer. Un accident de la circulation m’ayant immobilisé quelques temps, j’en ai profité pour lire une pile d’ouvrages récents d’économistes, tous consacrés à la crise. Je n’en ai pas trouvé deux qui donnent la même explication.

Les Français sentent qu’il se passe quelque chose d’anormal, qu’ils appellent « la crise ». Quelle est son origine ? Comment en sort-on ? Comment l’analyse-t-on ?

Je vous livre une anecdote : quinze jours avant la faillite de Lehman Brothers, le président de la République de l’époque avait réuni un groupe d’économistes de bords très différents, tous très illustres, quelques-uns très internationaux. J’étais présent à cette réunion. Tous lui ont assuré : « Tout va bien, pas de risques à l’horizon. » Dix jours après, éclataient la chute de Lehman Brothers (15 septembre 2008) et la crise mondiale des liquidités.

Voilà pour la toile de fond.

Qu’entend-on par le « dialogue » ?

C’est un mot très ambigu. S’il est évidemment synonyme de « discussion », signifie-t-il pour autant la conclusion d’accords ? Et ces accords ont-ils force de loi ?

Dans une société, dans un pays, dans une branche, dans une entreprise, on doit dialoguer.
Mais peut-on dire, lorsqu’on arrive à un accord interprofessionnel au niveau national, que celui-ci vaut une loi ? Au risque de le compromettre, je suis sur ce sujet de l’avis de Mohammed Oussedik. Le politique est le dernier responsable des décisions d’ordre législatif. Je sais bien que si le politique modifie les accords, il n’y aura plus d’accords. En effet, les gens hésiteront à signer un texte qui, pensent-ils, sera modifié. Mais un accord est un accord, avec son rang dans les normes juridiques, et une loi est une loi ! Le terme d’un accord n’est pas nécessairement l’optimum à atteindre. Au-delà du principe d’efficience, il y a un principe de légitimité politique : la supériorité de la Loi sur toute autre norme juridique.

Je suis encore d’accord avec M. Oussedik lorsqu’il dit que les accords interprofessionnels cachent la réalité du dialogue. Ce n’est pas parce que des confédérations syndicales et patronales se mettent d’accord au plan national sur un sujet difficile que c’est l’alpha et l’oméga du dialogue social.

J’ai dit du bien de l’ANI. Mais je ne sais pas à quelles pratiques cet accord sur l’emploi va aboutir sur le terrain. Ce qu’on a appelé des « accords compétitivité-emploi » fixent la barre à 50 % [1]. Dans combien d’entreprises obtiendra-t-on l’accord des représentants de 50 % du personnel ? Je rappelle que, lors du passage au Parlement, trois mots, qui ne figuraient pas dans l’accord, ont été ajoutés sur la suggestion du rapporteur, précisant que le dispositif ne s’applique qu’ « en cas de circonstances graves », ce qui restreint le champ d’application alors même que le seuil (50 %) reste très élevé. Je ne suis pas sûr que les accords compétitivité-emploi se multiplient. Tout dépend des pratiques syndicales. Certes, de nombreux accords d’entreprises et accords de branches sont signés. Mais beaucoup d’accords d’entreprises reprennent des dispositifs qui figurent déjà dans les accords de branches. Ils n’ont donc pas de réelle portée. Mais il y a quand même une vraie vie. Et je crois que la vraie vie est là, dans l’entreprise, beaucoup plus que dans l’Accord national interprofessionnel. Un accord national interprofessionnel est une démarche politique, au sens étymologique du mot, sur le fonctionnement de la cité, qui fait que des gens honnêtes arrivent à passer un accord sur des sujets difficiles. C’est exemplaire mais cela seul ne suffit pas à changer les pratiques.

La réalité du paysage social français.

J’évoquerai d’abord l’impressionnante baisse du taux de syndicalisation.

À l’époque où je conseillais Raymond Barre, le taux de syndicalisation en France était de 25 %. Aujourd’hui, il peine à atteindre 8 % si on inclut le secteur public, 5 % pour le seul secteur privé. Le taux de syndicalisation s’est effondré en France au cours de ces dernières décennies, bien plus que chez nos voisins où, parti de plus haut, il reste plus élevé. « Le syndicalisme français n’est pas un syndicalisme d’adhésion, il est moralement soutenu par les salariés, même si ceux-ci ne cotisent pas », a-t-on longtemps voulu croire. Mais les chiffres montrent que l’adhésion intellectuelle des salariés aux syndicats est aussi en baisse ! C’est un vrai problème.

Vous avez évoqué la question du financement syndical, liée au problème précédent. La France est le seul pays en Europe dans lequel les cotisations des adhérents représentent beaucoup moins de la moitié des ressources des syndicats. Les ressources des syndicats viennent, pour une part modeste, des subventions de l’État à la formation, pour le reste d’autres canaux évoqués pudiquement par Louis Gallois. Mais ce n’est pas un syndicalisme qui vit avec les cotisations, avec l’argent que donnent les salariés. C’est un facteur de faiblesse.

Du côté patronal, face aux cinq organisations syndicales représentatives, il n’y a qu’un Medef, une CGPME et une UPA. Cela peut sembler plus simple. Mais toutes les entreprises se reconnaissent-elles dans les organisations patronales ? En cette période de campagne électorale au Medef, j’aurai la pudeur de ne pas répondre. Beaucoup de chefs d’entreprises considèrent que le Medef, et même leurs fédérations, ne leur rendent pas la contrepartie des cotisations qu’ils versent. On observe, à l’instar de ce qui se passe pour les organisations syndicales, une attitude « consumériste » des entreprises à l’égard des organisations patronales.

Toutes les relations sociales semblent aujourd’hui marquées par une certaine fragilité. Louis Gallois et Mohammed Oussedik rappelaient que l’accord sur l’emploi n’a pas été signé par deux grandes organisations syndicales. Une partie de mon métier m’amenant à rencontrer beaucoup de chefs d’entreprises, je suis frappé de voir que, contrairement à ce qu’on raconte partout, cet accord n’est pas vraiment populaire dans les entreprises. La grande majorité des PME y sont très hostiles.

Étrange accord, qualifié d’« historique », qui est refusé par deux grandes organisations syndicales et rejeté par de nombreuses entreprises ! De là viennent mes doutes concernant son application sur le terrain.

Le nouveau pacte social : mode d’emploi 

Mon dernier point reprendra l’intitulé de ce colloque.

Avec qui dialoguer ? Comment mieux dialoguer ? … Encore faut-il définir les objectifs du dialogue. Deux grands sujets, envisagés du point de vue social, les systèmes de solidarité et l’emploi, et un sujet de méthode, la représentation des salariés dans les conseils d’administration, me semblent devoir être évoqués.

L’avenir, la finalité et la construction des systèmes de solidarité.
Les systèmes de solidarité, j’entends par là l’assurance maladie, les retraites, la famille, sont menacés. La tendance naturelle de croissance de ces dépenses est de 4,5 % par an. Cela pose un problème lorsque le taux de croissance avoisine 2 %, la situation devient très critique à 1 % … et impossible avec une croissance nulle. Que faire ? Les réponses sont différentes pour les sujets différents que sont la retraite, l’assurance maladie et la famille.

Il s’agirait, nous a-t-on appris, de régimes paritaires. C’est une aimable plaisanterie. Les cotisations sont fixées par l’État, les dépenses sont fixées par l’État. Depuis bien longtemps ces régimes sont entièrement entre les mains de l’État et n’ont plus aucun caractère paritaire. Et les partenaires sociaux n’ont aucune envie d’aider l’État à les réformer. Aucun dialogue sur la réforme des retraites, sur la famille… ne débouchera sur un accord signé en bonne et due forme, tout simplement parce que le gouvernement sait qu’il ne l’obtiendra pas et qu’il ne l’obtiendrait pas s’il le recherchait.

Ce sujet appelle deux types de réponses :

Des recettes supplémentaires. Encore faut-il les trouver.
J’ai cru comprendre que le taux des prélèvements obligatoires en France est à un niveau assez élevé comparé à celui des autres pays de l’OCDE et j’ai lu ici et là qu’il fallait aller encore plus loin dans la baisse du coût du travail, donc dans les baisses de cotisations, ce qui ne fait pas rentrer beaucoup d’argent dans les caisses des régimes concernés. C’est donc une voie un peu difficile.

La restriction des régimes de solidarité, ce qui est notre voie.
Une question s’impose alors : dans tous ces régimes sociaux qui n’ont plus rien à voir avec les régimes de 1945, quels sont les points essentiels sur lesquels il ne faut pas transiger ?

Quelle est aujourd’hui la situation de la France au regard de l’emploi ?

Depuis 1980, sauf pendant quelques mois en 2007, le taux de chômage, au sens du BIT, n’est jamais descendu au-dessous de 8 %. Il avait baissé de façon assez significative au début des années 2000 mais sans compenser la hausse considérable des années 90. Nous avons donc un taux de chômage structurellement beaucoup plus élevé que celui des autres pays (4,5 % à 5 % aux États-Unis, moins de 8 % au Royaume-Uni – qui n’est pourtant pas un modèle économique vraiment réussi –, autour de 6 % en Allemagne). Ce taux de chômage structurel permanent très fort est dû en partie au fait que nos taux de croissance ont considérablement ralenti depuis vingt-cinq ou trente ans.
Notre marché de l’emploi est inique. Une génération « installée » garde son emploi beaucoup plus longtemps que dans la moyenne des autres pays européens. Il est vrai que, quand elle le perd, c’est aussi pour plus longtemps (je rejoins là le sujet de la sécurité sociale professionnelle). Les victimes sont aux deux bouts. Le taux de chômage des jeunes avoisine 25 % en France. Des études révèlent que les jeunes qui sortent de l’école primaire (20 % d’une cohorte) sans avoir acquis les savoirs fondamentaux mettent en moyenne sept ans à trouver un emploi à durée indéterminée. Pour l’ensemble des jeunes, même diplômés, l’entrée dans l’emploi se fait par un CDD.
Comme l’a rappelé Mohammed Oussedik, les cohortes de chômeurs, contrairement à une opinion répandue, ne sont pas alimentées par les plans sociaux, qui ne représentent qu’une part insignifiante dans la croissance du chômage. Ce sont les CDD non reconduits, les missions d’intérim non reconduites, qui constituent le cœur de la montée actuelle du taux de chômage. Celle-ci touche d’abord les plus jeunes et, à l’autre bout du spectre, les générations les plus âgées.

Un pacte social lie aussi les générations, à l’exemple des retraites. L’Accord national interprofessionnel est-il à la hauteur de ce défi ?

L’association des représentants des salariés aux décisions a été très longuement évoquée par mes deux prédécesseurs.

J’ajouterai un point. Dans les entreprises publiques, les administrateurs votent depuis longtemps. Ce système, qui perdure dans plusieurs entreprises jadis publiques et qui ne le sont plus, fonctionne de manière satisfaisante mais sans bouleverser la donne.  Peut-être ne faut-il pas surestimer le sujet.

Suis-je optimiste sur le pacte social ? Pourquoi pas ? Mais il faudrait d’abord que l’opinion publique ait une vision claire de ce qui se passe et de là où on veut l’emmener. Cette démarche, syndicale et sociale, est aussi une démarche politique, au sens très noble du mot. C’est le bout du « tunnel ». Comment en sortir ? Que trouve-t-on à la sortie de ce « tunnel » ? Tant que durera la confusion dans les esprits sur ce sujet, les différents acteurs, politiques ou sociaux, seront à la peine.

Il faut parier sur l’esprit de responsabilité des politiques, des syndicalistes et des responsables patronaux. Fréquentant les uns et les autres depuis de nombreuses années, je trouve que les politiques sont globalement moins mauvais qu’on ne le dit. La politique est un métier de sacerdoce…

Jean-Pierre Chevènement
Mais il y de mauvais prêtres…

Raymond Soubie
Il y a aussi quelques démons.
Mais quelqu’un qui veut consacrer sa vie à la politique et qui a une estime de soi-même pense d’abord aux autres. C’est le cas de beaucoup de politiques… même si certains le cachent, sans doute par pudeur.
Quant aux dirigeants syndicaux et patronaux, même s’ils ne sont pas d’accord entre eux, même s’ils ont des vues différentes sur la dialectique entre l’accord et la Loi, ils ont un vrai sens de leurs responsabilités et prennent courageusement des décisions, au niveau interprofessionnel comme au niveau de l’entreprise.
Je ne suis donc pas trop pessimiste.
Deux raisons m’incitent même à un relatif optimisme :
D’abord la sacro-sainte démographie, qui reste un mystère. Les Français feraient-ils tant d’enfants s’ils broyaient autant de noir que je vous le disais tout à l’heure ?
Lors d’une enquête menée par l’APEC (Association pour l’emploi des cadres) il y a un an, à la question : « Qu’aimeriez-vous faire ? », 30 % des jeunes répondaient : « créer une entreprise ». Un pays dans lequel 30 % des jeunes ont pour ambition de créer une entreprise ne va pas si mal.
Après avoir brossé un tableau très noir, je dirai que nous pouvons nous en sortir, à condition que, par chance, l’environnement international s’améliore. Si ce n’est pas le cas, je crains que des démons plus crochus ne s’emparent de l’opinion et de nos pratiques politiques et peut-être syndicales.

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[1] Anciennement nommés « accords compétitivité-emploi », ces accords permettent aux entreprises rencontrant des difficultés conjoncturelles de faire varier les salaires ou le temps de travail. Une fois obtenu l’accord de syndicats représentant au moins 50 % du personnel, les salariés qui refuseront les sacrifices pourront être licenciés plus facilement, un plan social n’étant plus indispensable.

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Le cahier imprimé du colloque « Nouveau pacte social : mode d’emploi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation[

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