Le gouvernement indien entre volonté réformatrice et tentations nationalistes

Intervention de Patrick de Jacquelot, Journaliste, correspondant à New Delhi de La Tribune puis des Échos de 2008 à 2015, au colloque « Où va l’Inde? » du 6 juin 2016.

L’Inde vient de célébrer le deuxième anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce changement de Premier ministre n’est passé inaperçu ni en Inde ni à l’étranger. Il faut dire que son prédécesseur, Manmohan Singh, était célèbre pour son extrême discrétion. Elu triomphalement avec une majorité absolue à la chambre des députés (ce qui ne s’était pas vu depuis plusieurs dizaines d’années), Modi a été porté par une classe moyenne avide de développement et ulcérée par l’immobilisme et la corruption du Parti du Congrès.

Depuis, Modi a multiplié les contacts à l’étranger, donnant à l’Inde un profil très visible sur la scène internationale. Il se rend aujourd’hui à Washington pour sa quatrième visite en deux ans aux États-Unis en tant que Premier ministre.

Il a lancé un nombre incalculable de programmes de développement avec une politique de communication extrêmement sophistiquée. Cela va de la création de cent « villes intelligentes », de l’inclusion financière des plus pauvres à l’Inde propre, l’électrification des villages, etc.

Modi s’est donné très rapidement une image de grand modernisateur de l’Inde, tant auprès de l’électorat qui a voté pour lui il y a deux ans qu’à l’international.

Mais ce n’est qu’une facette de Modi, qui présente deux visages complètement différents. Cet élément est essentiel pour comprendre l’action de son gouvernement, ses succès et ses échecs, et l’évolution politique du pays.

Modi, 65 ans, est issu d’une famille très modeste du Gujarat, État situé à la frontière du Pakistan. À l’adolescence, il a rejoint le R.S.S. où pendant des dizaines d’années, il a vécu la vie quasi monastique, entièrement vouée à la cause, des militants de ce mouvement.

Le R.S.S. (Rashtriya Swayamsevak Sangh, « Organisation patriotique nationale ») est un mouvement ultranationaliste qui prône l’hindutva, la suprématie de la religion hindoue sur toutes les autres, la suprématie du « peuple hindou » sur les pratiquants de religions minoritaires étrangères au pays. Pour les militants du R.S.S., les musulmans, considérés comme une menace extrêmement dangereuse, mais aussi les chrétiens, doivent être fermement relégués au deuxième plan. Par la force si besoin est.

Un exemple illustre concrètement la dérive du R.S.S. et de ses militants : en 2002, alors que Modi était ministre en chef du Gujarat depuis un an, d’effroyables massacres de musulmans (plus de mille morts) avaient été perpétrés dans son État pendant plusieurs journées sans intervention des forces de l’ordre. Beaucoup pensent que Modi était directement impliqué dans l’organisation de ces massacres, ou, au minimum, qu’il avait laissé faire. La justice indienne ne l’a jamais inculpé mais a condamné certains de ses très proches, y compris des ministres de son gouvernement, pour leur participation aux massacres. Les puissances occidentales avaient jugé son implication suffisamment établie pour que pendant une dizaine d’années, interdiction totale fût faite à tous les représentants des Etats-Unis et de l’Union européenne d’avoir le moindre contact avec lui. Cette mise à l’index de Modi fut levée un an avant les élections générales, quand il apparut qu’il avait de bonnes chances d’être le prochain Premier ministre de l’Inde (les pays occidentaux ne pouvaient s’interdire le contact avec le Premier ministre indien !). Il est intéressant de rappeler que Modi, qui va s’exprimer demain devant le Congrès américain réuni en séance unique (honneur réservé aux meilleurs alliés des États-Unis), ne pouvait pas obtenir de visa pour les États-Unis il y a encore trois ans !

Modi a une histoire personnelle d’implication très forte dans le mouvement ultranationaliste hindou et, en parallèle, en tant que Chief minister, un comportement axé sur les problématiques de développement du Gujarat, avec des résultats très corrects. Le Gujarat est l’un des États indiens les mieux gérés, les plus industrialisés, les plus attractifs pour les investisseurs. Modi a contribué à mettre en place une administration plus efficace que la moyenne et il essaye de continuer maintenant qu’il est Premier ministre.

Aux élections générales de 2014, Modi s’est présenté comme candidat du B.J.P. (Bharatiya Janata Party, « Parti du peuple indien »), bras politique du R.S.S.. Son plébiscite par les classes moyennes est dû à son image de modernisateur, pas à celle de l’hindutva. Mais il a été élu grâce au R.S.S. qui a fourni les hommes (plusieurs millions de membres) et l’argent. Si Modi n’est pas aux ordres du R.S.S., il lui est intimement lié et a besoin de lui.

Cette dualité entre action modernisatrice et racines ultranationalistes explique beaucoup de choses dans l’action – ou l’inaction – de Modi et dans les contradictions de son gouvernement :
Si Modi se pose en grand modernisateur/libéralisateur de l’économie, la base du R.S.S. n’est pas du tout libérale. Cela explique que le gouvernement renonce à certaines des réformes de modernisation économique qu’il avait annoncées, comme la libéralisation du droit du travail, les achats de terres, la privatisation du secteur public etc.

En permanence, la politique volontariste de croissance économique du gouvernement est « parasitée » par les tensions communautaires. Car depuis que Modi (« leur » homme) est au pouvoir, les militants du R.S.S., se sentent pousser des ailes et poussent leurs objectifs beaucoup moins économiques que culturels et religieux.

Depuis deux ans, on assiste donc à de fréquentes poussées de fièvres sur des sujets variés qui ont pour point commun la dénonciation de ce qui est « antinational », telle la consommation de vaches dont on rappelle le caractère sacré. Une ONG comme Greenpeace, qui peut s’opposer à certains projets miniers ou industriels, est considérée comme hostile au gouvernement et on lui coupe ses sources de financement. On voit aussi des offensives de l’hindutva contre les milieux culturels, avec lesquels les relations sont très tendues (nominations de personnalités nationalistes à l’Institut du cinéma, à la tête universités…). En février dernier, une offensive très violente du gouvernement a visé J.N.U. (Jawaharlal Nehru University), la grande université de Dehli, qui, traditionnellement « de gauche », n’est pas favorable au B.J.P. (Bharatiya Janata Party) ni à Modi. Les affrontements furent très sévères. Il y a quelques mois, à Hyderabad, le suicide d’un leader étudiant dalit (intouchable), suite à un conflit avec le syndicat étudiant du B.J.P., a suscité beaucoup d’émotion en Inde.

Le climat créé par ces bouffées de fièvre hindutva en Inde prend parfois une ampleur préoccupante, au point qu’à l’automne 2015, deux des personnalités économiques les plus respectées et modérées, Raghuram Rajan, le gouverneur de la banque centrale, et Narayana Murthy, le fondateur d’Infosys (le plus beau succès de l’informatique indienne) ont pris des positions publiques extrêmement fortes pour mettre en garde contre la montée de l’intolérance.

Face à ces incidents, Modi a toujours la même attitude : Quand une crise éclate, il reste silencieux pendant que ses ministres proches jettent de l’huile sur le feu. Puis, après quelques semaines, il prend la parole pour tenir des propos lénifiants, appelant à la nécessaire harmonie et à la concorde générale, sans jamais vraiment dénoncer les gens qui ont agressé des musulmans mais en se posant au-dessus des conflits.

Il faut reconnaître que la doctrine de l’hindutva ne figure jamais dans le discours gouvernemental. Depuis qu’il exerce des responsabilités politiques au plus haut niveau, Modi ne soutient plus expressément ce type de doctrine. Mais elle ressort dans le discours du B.J.P. à chaque élection locale, c’est-à-dire au niveau des États (une élection « locale » peut concerner 120 millions d’habitants). Amit Shah, président du B.J.P. et bras droit de Modi, est un virtuose dans l’art de jouer les communautés, les castes, les unes contre les autres, de monter les hindous contre les musulmans etc. pour en tirer un bénéfice électoral. Cela a certainement contribué à la récente victoire du B.J.P. qui a remporté l’État de l’Assam (au Nord-Est). En effet, le B.J.P. avait promis qu’une fois au pouvoir, il traiterait très fermement la question des immigrants illégaux du Bangladesh, qui se trouvent être musulmans.

Cette victoire est d’autant plus remarquée que depuis deux ans les fortunes électorales du B.J.P. sont assez fluctuantes. Il a connu de très grosses défaites : A Delhi, début 2015, le B.J.P. a été mis en déroute par un parti sorti de nulle part, l’A.A.P., parti anti-corruption, qui a raflé presque tous les sièges du parlement (trois sièges sont revenus au B.J.P., le Congrès ayant été éliminé). En novembre dernier, dans le Bihar, un État très important de l’est sur lequel le B.J.P. formait de grands espoirs, les différents partis locaux ont créé une coalition qui a défait le B.J.P.

Si les résultats sont contrastés dans les États, au niveau national Modi ne rencontre aucune opposition crédible. Historiquement, deux partis ont une envergure nationale : le B.J.P. et le Congrès, parti de la famille Gandhi, qui a dirigé l’Inde la majeure partie du temps depuis l’indépendance. Il a encore un pouvoir de nuisance : au « Sénat » le Congrès, majoritaire, bloque les principales réformes du gouvernement. Mais le Congrès est dans une phase de déclin prononcé. La première partie de ses dix années récentes au pouvoir (2004-2014) a pourtant été marquée par la plus forte croissance jamais connue par l’Inde mais la suite a été entachée par un gouvernement paralysé, miné par d’énormes scandales de corruption et l’absence d’autorité du Premier ministre Manmohan Singh. De plus, ce parti n’existe que par la famille Gandhi. Actuellement, Sonia Ghandi, veuve de Rajiv, d’origine italienne, préside le parti et son fils Rahul en est le vice-président. Mais Sonia est âgée et malade et Rahul, héritier malgré lui, n’a pas grand sens politique. Sa motivation pour devenir Premier ministre et diriger un parti national est au mieux fluctuante et souvent extrêmement faible… et les initiatives qu’il a prises en matière d’organisation du Congrès et des campagnes électorales se sont à peu près toutes révélées désastreuses. Le scénario actuel voudrait que Sonia Ghandi prenne sa retraite relativement vite et que Rahul Ghandi lui succède comme numéro un du parti, ce qui n’augure pas des jours brillants pour le Congrès… Les vrais inconditionnels du Congrès placent tous leurs espoirs en Priyanka, sœur de Rahul, très charismatique qui, jusqu’ici, n’a pas eu de rôle politique actif.

En arrivant au pouvoir, Modi avait pris l’engagement solennel de « libérer l’Inde du parti du Congrès ». Il est en train d’y arriver, même si l’on ne peut préjuger à moyen terme de la capacité du Congrès à rebondir. Autrement dit, le B.J.P. est actuellement le seul parti national en position de gouverner.

La tendance de fond actuelle est la montée en puissance des grands partis régionaux, c’est-à-dire ceux qui ont une base électorale dans un État (29 États, 36 avec les territoires). Il y a en effet toutes sortes d’États en Inde, parmi les plus grands, où ni le B.J.P., ni le Congrès ne sont fortement implantés. C’est le cas au Tamil Nadu (75 millions d’habitants), au Bengale occidental (95 millions), au Bihar (105 millions), dans l’Orissa (Pattnaik), au Pendjab… et dans l’Uttar Pradesh, le plus grand État de l’Inde (200 millions d’habitants), où dominent deux forces : le S.P. des Yadavs et le BSP des dalits (parti de Behan Kumari Mayawati, héroïne des dalits et ex Premier ministre de l’Uttar Pradesh). En général, il s’agit de partis construits autour d’une famille ou d’un individu, parfois appuyés sur une caste en particulier. Ce sont de véritables fiefs, souvent très corrompus.

Un phénomène intéressant semble se dessiner : la volonté de certains de ces partis régionaux de s’allier contre le B.J.P.. Cela a parfaitement fonctionné en 2015 dans le Bihar où les deux ou trois partis locaux ont fait barrage au B.J.P.. La semaine dernière a eu lieu à Calcutta l’intronisation de Mamata Banerjee, le Chief minister du Bengale. Tous les leaders régionaux étaient là et beaucoup ont parlé de la possibilité de créer un « Front fédéral » dirigé contre le B.J.P. dans la perspective des prochaines élections générales qui auront lieu dans trois ans. On n’en est pas là mais c’est une piste envisagée. Ces partis régionaux sont en général des fiefs féodaux dominés par une personne ou une famille, gérés comme une propriété personnelle et qui, selon les circonstances, ont pu s’allier au B.J.P. pendant un moment, puis au Congrès pendant un autre. S’ils peuvent envisager de s’allier contre le B.J.P., ce n’est donc pas pour des raisons idéologiques mais c’est par crainte de la volonté hégémonique du B.J.P. qui ne laisse pas de place aux alliés et veut tout dominer. Mais ces partis n’ont pas grand-chose en commun, chacun s’intéresse à son territoire, chaque leader et sa famille se préoccupent de leurs intérêts personnels et il est difficile d’imaginer qu’un gouvernement national de coalition de partis aussi hétéroclites puisse fonctionner. Mais dans une optique purement électorale, une coalition peut être une menace envers le B.J.P.

Deux ans après la victoire de Modi, la situation politique reste très mouvante, avec un B.J.P. très clairement en position de force. Mais on voit bien que l’électorat est prêt à le sanctionner très durement quand le gouvernement déçoit, comme à Delhi où les classes moyennes qui avaient voté massivement B.J.P. se sont détournées vers le parti anticorruption dont j’ai parlé.
Dans un an se tiendront les élections dans l’Uttar Pradesh, 200 millions d’habitants, plus peuplé que le Brésil, le plus sous-développé des grands États, où les tensions communautaires sont fortes. Je pense que la campagne électorale, extraordinairement dure, jouera sur les deux facettes constamment présentes dans l’action de Modi : le volet modernisation et le volet hindutva, défense de l’hindouisme pur et dur. Cette étape importante sera à surveiller de très près.

Jean-Pierre Chevènement
Merci à M. de Jacquelot pour cet éclairage.

Nous allons maintenant écouter M. Boillot, dont je signale, à toutes fins utiles, l’ouvrage « L’Inde pour les nuls » (1).

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1) L’Inde pour les nuls, Jean-Joseph Boillot (First éditions, 2014)

Le cahier imprimé du colloque « Où va l’Inde? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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