Hota Hai! Prenons l’économie indienne telle qu’elle est

Intervention de Jean-Joseph Boillot, Conseiller au club du CEPII et cofondateur du Euro-India group (EIEBG), auteur de « L’économie de l’Inde » (3e édition, La Découverte, Paris 2016) , au colloque « Où va l’Inde? » du 6 juin 2016.

Depuis mon enfance, je n’entends que des lamentations sur ce « petit » pays. Cela a commencé au collège en 1965 lorsque m’ennuyant chez les jésuites d’Amiens, je me réfugiai au club photo. Impressionné par les unes des magazines (Paris-Match, L’Express) montrant des femmes et des enfants sous des trombes d’eau, si possible émaciés par la sous-nutrition. Et je m’empressai de faire mon premier reportage diaporama sous le titre de « Ceux qui souffrent en silence ! »

Il m’a fallu préparer l’agrégation en géographie pour découvrir que les moussons étaient précisément la récompense du dieu de la pluie, INDRA, permettant à ces terres extrêmement riches de la plaine indo-gangétique d’être historiquement parmi les plus fertiles du monde, comme l’a si bien montré notre grand géographe François Durand-Dastès (voilà pourquoi l’Inde, comme la Chine d’ailleurs, étaient des superpuissances politiques et économiques dès l’Antiquité). Plus tard, avec ma belle-famille, je sortais moi-même aux premières pluies de mousson pour célébrer la joie de quitter enfin les chaleurs torrides de mai-juin.

Cela ne m’a pas empêché de tomber dans le piège misérabiliste, comme je le raconte dans le chapitre « Inde » du livre qui vient de sortir, sous la direction de Philipe Chalmin : « Des ressources et des hommes – Matières premières : 1986-2016, trois décennies de mondialisation et au-delà » (Éditions François Bourin, 2016).

En juillet 1981, je débarque à Bombay pour ma première visite en Inde. Traversant Marine Drive à pied, sac au dos, au son des croassements de corbeaux et des cris des vautours au-dessus des tours du silence des Parsis, cheminant au milieu de milliers de corps emmitouflés dans des draps de coton pour se protéger des moustiques, nous pensions avoir touché l’immense misère du peuple indien, celle que racontent si bien les auteurs de best-sellers comme Dominique Lapierre et Javier Moro dans « La cité de la joie » paru en 1985 et longtemps resté en tête des ventes sur l’Inde en France.
Eh bien, nous nous sommes retrouvés nous-mêmes, quelques semaines plus tard, couchés à la belle étoile pour fuir la moiteur des maisons durant les mois de mousson. L’air conditionné n’existait pas alors !

Non que la pauvreté et la misère n’existent pas en Inde. Mais voilà ! Avec le retour de Madame Gandhi au pouvoir en 1981, l’économie indienne rentre dans trois décennies de décollage. Au même moment, le directeur du CEPII, pourtant tiers-mondiste convaincu, décline ma proposition de travailler sur les perspectives de développement économique de l’Inde parce que « personne en France ne s’intéresse à l’économie indienne » (sic). Certes, le décollage n’est pas aussi vigoureux qu’en Chine, pour des raisons tout à fait logiques qui tiennent à la transition démographique et à la structure politique du pays, comme je tente de l’expliquer dans mon ouvrage « Chindiafrique » (Odile Jacob, 2013). Mais le fait est que le produit intérieur brut de l’Inde exprimé en parité de pouvoir d’achat dépasse en 2008 celui du Japon pour prendre la troisième place derrière la Chine et les États-Unis. Il pèse aujourd’hui deux fois plus que celui du pays du Soleil-Levant.

Mieux, 2015 sera l’année historique où le taux de croissance indien aura dépassé celui de la Chine, et probablement d’une façon durable puisqu’on attend en 2016 près de 8 % de croissance en Inde (contre 5-6% en Chine) si la bonne mousson se confirme après deux années détestables largement liées au phénomène climatique El Nino.

Comme le dit un de nos meilleurs économistes français, Daniel Cohen, face aux discours des Cassandres, « Il faudrait tout de même qu’on m’explique ce paradoxe ! » D’autant que les jugements sur l’économie indienne continuent largement sur cette longue traîne du scepticisme où chaque « mauvaise » nouvelle donne lieu à des conciliabules de médecins dignes de Molière et de sa tirade prémonitoire : « Lucinde ! Ah quel beau nom à médicamenter, Lucinde ! » (Sganarelle).

Le résultat est bien connu. La présence de nos entreprises en Inde est 10 fois moindre que sur le marché chinois, tout comme notre chiffre d’affaires commercial (si on en retire les ventes d’armement). Et les cohortes de volontaires d’O.N.G. sont d’environ dix fois supérieures à celles de nos volontaires en entreprise V.I.E !

Changer de logiciel sur l’Inde

Il est temps de changer notre logiciel et d’abord d’arrêter de regarder l’économie indienne avec le prisme de notre rationalité toute napoléonienne et cartésienne. « Fine Balance » est le titre de mon roman indien préféré (de Rohinton Mistry). Il fut hélas traduit en français par « L’équilibre du monde ». J’eusse préféré le terme « équilibre subtil » qui traduit beaucoup mieux l’éthos du monde indien, qu’il s’agisse de sa culture ou de son économie.

Comment travailler avec l’Inde, avec les Indiens ? Comment faire la part des choses entre les freins, les obstacles, et ce qui est consubstantiel de la « voie indienne », pour reprendre le titre d’un beau livre des années 1970, repris à juste titre dans un rapport de notre Sénat (1), avec cette réserve cependant que nos rapporteurs ont ressenti le besoin de poser le problème en termes bien français là encore : « Succès et limites de la voie indienne de développement », un peu comme ces enseignants qui ressentent le besoin d’évaluer leurs élèves en termes de « Pourrait mieux faire ! » au lieu de mettre en valeur leurs points positifs.

C’est la France qui pourrait – qui devrait – mieux faire sur cette économie-continent, et pour cela commencer par prendre l’Inde telle qu’elle est. Avec ses paradoxes, ses contradictions, notamment autour de deux grands principes illustrés par des proverbes très populaires :
* « Goutte à goutte, le bassin se remplit » : éloge de la patience nécessaire aux accommodements, notamment ceux liés aux tensions entre les priorités de l’économie et celles – tellement plus importantes en Inde – de la société, de la culture, ou encore de la politique. On ne peut pas saluer « la plus grande démocratie de la planète », avec tous ces défauts, et ne pas reconnaître au socio-politique la place, voire la prééminence qu’il doit occuper dans les arbitrages. Pour l’avoir ignoré, l’Europe paye aujourd’hui le prix fort !
* « Malgré sa fragilité, la liane résiste au poids de la calebasse » (proverbe que La Fontaine – qui s’est beaucoup inspiré des fables de l’Indien Pilpaï – traduit par « le roseau plie mais ne rompt pas »). Il s’agit de l’éloge de la flexibilité, du pragmatisme, dont un bon exemple est le recul – impensable pour certains commentateurs français – de l’inflexible premier ministre Narendra Modi sur les réformes du droit du travail et de la propriété de la terre.

Quelques clés pour réussir en Inde

On peut donner en positif trois exemples concrets de cette boîte à outils indispensable pour réussir en Inde :

1- Une grille de la structure mentale du monde indien, notamment par rapport à celui de la Chine avec lequel ils forment ce que j’appelle le Yin-Yang asiatique, deux cultures totalement « cul sur tête » :

Si on considère la vision spatiale : le monde indien est un monde totalement décentralisé : le pouvoir fédéral à Dehli est une coquille vide. À l’inverse en Chine le pouvoir est très concentré. Quand on veut travailler en Chine il faut avoir des contacts très étroits avec les autorités de Pékin, c’est-à-dire avec les représentants du P.C.C. En Inde, où le pouvoir est fédéral, ce n’est évidemment pas la voie. Je reviens d’une longue mission en Inde, au Bihar et au Madhya Pradesh. Au Bihar, d’une certaine façon on n’est pas en Inde mais dans un pays de 120 millions d’habitants, qui a ses propres équations politiques et qui, par rapport à Narendra Modi et le noyau dur du B.J.P., est une autre Inde. La politique, l’impulsion, la culture, la bureaucratie – terrestre en Inde, céleste en Chine – tout différencie ces deux pays. Contrairement à l’idée répandue en France, les formes organisées de la société en Inde ne se résument pas à la caste. On notera en particulier le sens principal de la relation entre l’individu et la société, montant en Inde et descendant en Chine. En économie, cela se traduit par la prééminence du micro-économique sur le macro-économique, de l’entreprise – familiale en particulier – sur l’Etat.

2- La vision holistique et non pas dualiste (et encore moins analytique ou synthétique) des « forces et faiblesses » de l’Inde qui forment un véritable système :

C’est précisément au travers de cette dialectique des forces et faiblesses qu’on arrive à réussir en Inde.

Les inégalités de développement entre les États se réduisent lentement. Le Bihar, par exemple, pour 8 % de la population, 3 % du PIB indien mais on observe que depuis 2010 il a progressé plus rapidement que la moyenne de l’Inde. Effectivement, j’ai senti au Bihar depuis une bonne dizaine d’années une vraie révolution. Elle a commencé par la « révolution blanche », c’est-à-dire le lait des fameuses vaches dont en France nous pensions qu’elles avaient disparu lors de la terrible sécheresse qui avait frappé le Bihar. Or le Bihar est aujourd’hui un pays riche qui a un problème de gouvernance mais qui depuis une bonne dizaine d’années, sur le plan politique, cherche son équation.

Un autre exemple est le traitement du classement annuel de la Banque mondiale « Doing Business ». 133ème rang sur 188 pays comparés au classement général. On peut dépasser ce classement général et regarder deux points forts de l’environnement économique indien qui apparaît parmi les meilleurs pays du monde pour ce qui est de la protection des droits de propriété et de l’accès au crédit. Ce sont précisément deux handicaps majeurs sur le marché chinois et cela explique que les firmes étrangères installées en Inde y ont plutôt des taux de profit bien supérieurs à ceux de la Chine et un sentiment de sécurité qui leur permet de privilégier le long terme sur le court-terme.

La Ganesh attitude : prendre l’Inde comme elle est

Une autre façon de faire preuve de subtilité sur le marché indien à partir de ce même classement est de réfléchir à la stratégie d’implantation régionale sur ce pays-continent. La différence de classement de villes comme Ludhiana ou Hyderabad d’un côté, Calcutta et Lucknow de l’autre explique largement le succès des entreprises françaises qui ont su choisir leurs implantations comme Saint Gobain ou Renault dans le Tamil Nadu, au Sud, ou Capgemini à Pune près de Bombay.

3- Enfin, l’atout maître de l’Inde est sans doute sa capacité d’innovation collective face à ses contraintes et tout le parti que peut en tirer la France.

Je pense ici à deux concepts majeurs mis en œuvre avec succès ces dernières décennies :
* Vijay Govindarajan. La « Reverse innovation » (innovation inversée) : l’innovation, qui prenait essentiellement sa source dans les économies les plus développées, était globale. Puis on adaptait localement les produits et les process. Cette fois, l’innovation vient du local, et d’abord de pays émergents comme la Chine et surtout l’Inde dont la croissance tient précisément aux process et aux produits adaptés à leurs contraintes de ressources et de revenus.
* C. K. Prahalad. Le « B.O.P. » ou base de la pyramide (les 4 à 5 milliards d’humains qui, partout dans le monde, vivent avec moins de deux dollars par jour). C’est à dire toute une gamme de produits, services ou solutions, des mobiles aux maisons en passant par les infrastructures d’eau ou d’électricité, permettant une croissance inclusive en dépit d’importantes inégalités de richesse. Quand la minute de communication téléphonique en France était à 50 centimes, l’Inde inventait la minute de téléphone à une roupie (60 roupies = un euro), notamment grâce au prépayé. On les appelle innovations jugaad (bricolage ingénieux), frugales, ou encore « de rupture ». Le fait est que pour réussir en Inde, il fallait que Saint Gobain apprenne à livrer les détaillants dans les bazars ou que l’Oréal apprenne à vendre ses shampoings en petits sachets à 5 roupies (10 centimes d’euro).

En conclusion, comme disent les Indiens, HOTA HAI, une sorte de « C’est la vie » des Français. Prenons l’Inde telle qu’elle est pour y réussir. D’autant que la taille et la dynamique de ce marché continental sont devenues des enjeux incontournables si la France veut rester dans la course des grandes puissances économiques du monde. Cessons de nous lamenter sur nos handicaps, sur les défauts de l’Inde où l’on aime dire du reste qu’il vaut mieux un diamant avec des défauts qu’une pierre qui n’en a pas !

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1) Rapport d’information fait au nom de la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation sur la mission d’information effectuée en Inde du 9 au 21 janvier 1999, par M. Jacques Chaumont.

Le cahier imprimé du colloque « Où va l’Inde? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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