La dégradation du modèle institutionnel de la Vème République et les voies de sa rénovation

Intervention de Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Fondation Res Publica, députée de l’Aisne, au colloque « L’exercice de la souveraineté par le peuple: limites, solutions » du 14 novembre 2016.

Mon cher président, la tâche fait frémir, surtout après les deux exposés très brillants que nous venons d’entendre. J’essaierai simplement de dessiner quelques pistes empiriques… que vous souhaiterez peut-être mettre en pièces !

Je partirai de la conclusion de Jean-Éric Schoettl.
L’évolution de la Constitution de la Vème République a conduit à une fracture majeure entre la démocratie représentative qui, comme vous l’avez dit, restait l’étalon de la Constitution de la Vème République et la démocratie des droits qui érige l’individualisme généralisé en nouvelle règle et en nouvel index, y compris, comme Jean-Éric Schoettl l’a très clairement montré, pour le législateur censé être le représentant de la souveraineté populaire en charge d’une loi exprimant la volonté générale. Nous sommes dans ce contexte extrêmement contraint.

C’est en gardant à l’esprit ce contexte que nous posons une double question concernant d’une part la dégradation du modèle institutionnel qui fut celui de la Vème République, d’autre part les voies de sa rénovation. Nous posons cette question à travers l’axe cardinal de toute réflexion sur les institutions de la démocratie, celui de la souveraineté populaire. Garantir que la souveraineté populaire s’exerce effectivement – et non théoriquement – suppose des institutions construites pour temps de croisière comme pour temps de tempête. Mais cela exige aussi que la loi soit véritablement l’expression de la volonté générale, que sa clarté et son autorité reposent sur les bases du consentement populaire.

Tout le monde serait peut-être d’accord sur le diagnostic. Mais non point sur ses causes et, partant, sur ses remèdes.

I. Il existe aujourd’hui deux courants critiques de nos institutions :

Dans le premier courant s’inscrivent ceux qui pensent que la démocratie est mise à mal par la perte de confiance dans les institutions représentatives (crise de confiance dont on parle depuis au moins trente ans) liée notamment aux mécanismes de la Vème République, tel le 49-3, très critiqué de manière récurrente. Ceux qui ont cette approche des choses appelleront à une réforme des institutions fondée, dans leur vision des choses, sur un plus grand appel à l’initiative citoyenne.

Nous avions souhaité écouter Thierry Mandon, qui n’a pas pu nous rejoindre. En effet, il proposait, lors d’un colloque à Harvard [1], une meilleure implication du citoyen désormais mieux informé dans le processus de prise de décision, avec une utilisation de l’outil numérique dans le débat citoyen lorsqu’on prépare la loi, ainsi que l’instauration d’un système de dépouilles, un appui universitaire auprès des décideurs politiques, enfin un État « propulsif » qui se penserait non comme autorité mais comme « animateur » de politiques largement décentralisées.

La lignée de cette position est celle du libéralisme démocratique incarnée par Pierre Rosanvallon pour qui il convient de changer la forme démocratique des institutions pour changer la relation des citoyens au pouvoir.

Dans la même rubrique peut figurer la dernière proposition faite par le Président de la République : la création d’un « droit à la participation citoyenne dont le Conseil économique, social et environnemental (CESE) serait le garant ».

Je remarque avec intérêt que l’on trouve dans le courant que je nommerai socialiste au sens historique du terme, en l’opposant à ce courant libéral, une vision des réformes qui ne s’en écarte pas vraiment et même, à beaucoup d’égards, le rejoint. Ainsi la VIème République proposée par Jean-Luc Mélenchon, comme les propositions faites aujourd’hui par Arnaud Montebourg, me semblent très largement inspirées par une vision formaliste de la démocratie : il faudrait faire appel à l’initiative des citoyens que ce soit sous la forme de référendum d’origine populaire ou semi-populaire (en lien avec le Parlement) ou par la réforme d’institutions comme le Sénat qui, dans un dernier état des propositions, pourrait être composé d’électeurs tirés au sort, ou enfin par la voie de la réforme du scrutin, qu’il s’agisse de la réduction du nombre de députés ou de l’introduction de la proportionnelle. Ce qui me frappe dans ces positions est leur caractère formaliste, comme si s’assurer une meilleure participation citoyenne, même par des mécanismes improbables – et à supposer d’ailleurs que la participation citoyenne s’identifie à la participation populaire – réglait la question du contenu des politiques à l’heure où ce contenu n’a jamais été aussi peu alternatif.

C’est pourquoi l’autre courant, celui dans lequel je m’inscris pour ma part, et que j’essaie modestement de renforcer, se fonde sur le fait que la crise de la souveraineté vient de la lente dépossession des pouvoirs que le peuple français possédait en 1958 et encore au début des années 80. Cette situation ouvre la voie à des alternances politiques de plus en plus resserrées dans leurs objectifs. Jean-Pierre Chevènement parlait de l’effet essuie-glace qui fait que le citoyen se débarrasse de plus en plus rapidement d’alternants politiques de plus en plus semblables.

J’en tire l’idée que la forme et le contenu de la démocratie sont inséparables. On ne peut envisager une réforme aujourd’hui sans se demander ce qui altère le plus l’exercice de la démocratie par les citoyens. Est-ce vraiment l’absence de procédures appropriées pour qu’ils s’expriment et participent ? Ne serait-ce pas plutôt le sentiment de la confiscation de l’invention politique par un système créé pour l’étouffer ? Lorsqu’on parle en effet de souveraineté et de démocratie et qu’on se limite aux mécanismes institutionnels, il y a, comme disent les anglo-saxons, « un éléphant dans la pièce ».

Cet éléphant est bien sûr le droit européen, c’est-à-dire la dénaturation de la souveraineté populaire telle qu’elle figure encore formellement dans l’art. 3 de la Constitution. Ce constat a été émis il y a déjà longtemps par certains constitutionnalistes au premier rang desquels le professeur Troper. Or, tant que la dépossession de l’exécutif et du législatif par l’effet des traités n’est pas mise sur la table, on ne pourra avoir une vision claire de ce que signifie le rejet par nombre de nos concitoyens de l’exercice même de la politique. Je veux bien que le citoyen éclairé demande plus de participation dans l’évaluation de la loi, dans les propositions référendaires, dans un meilleur contrôle des processus de décision, mais tant que la loi et les processus de décision seront contraints par le paramètre extérieur je vois mal comment le désir de souveraineté pourra être comblé : c’est l’opposition de la forme et du contenu. Je le vois d’autant moins que, si la fraction supposée éclairée de la population marque un désir de participation et de contrôle plus actif, la fraction supposée non éclairée s’exprime par un vote protestataire dont l’ampleur est sans commune mesure avec les revendications de modernisation des institutions, par un rejet du système dans son ensemble, faisant d’ailleurs la liaison entre le système et nos engagements européens. Il n’est pas besoin de faire de longues analyses électorales pour voir combien cet état d’esprit monte.

II. Regardons à présent la dégradation des institutions la Vème République au regard de la souveraineté populaire en gardant ces différences à l’esprit.

Elle peut être appréhendée sous différents aspects :

Il y a d’abord un phénomène d’entropie « naturelle » : la lente érosion d’institutions qui ont bientôt soixante ans d’âge (record seulement battu par la Constitution de la IIIème République), avec les mouvements divers que Jean-Pierre Chevènement a analysés. Michel Debré avait lui-même souligné, vingt ans après la naissance de la Constitution de 1958, combien les instruments du parlementarisme rationalisé avaient dépassé les objectifs poursuivis par leurs auteurs en raison du fait majoritaire.

Au titre de cette érosion « naturelle », on peut aussi relever la fin du principe implicite mais nécessaire à la bonne marche des institutions en vertu duquel le Président de la République mettait en jeu son mandat par la voie du référendum. Depuis que Jacques Chirac a perdu le référendum sur la « Constitution » européenne nul n’a plus osé mettre en jeu son mandat. Cela dénature les choses.

Je ne m’étendrai pas sur une troisième dénaturation déjà largement évoquée par Jean-Éric Schoettl : la prise en main du pouvoir législatif par la correction constitutionnelle. Je pense pour ma part qu’avant même les désastres de la QPC tels qu’il nous les a décrits, la prise en main du Parlement par le Conseil constitutionnel allait déjà très loin. C’est ainsi qu’au titre du contrôle en amont de la loi, le Conseil constitutionnel s’est donné pour tâche théorique, même s’il ne l’a pas souvent pratiquée, de censurer éventuellement une « erreur d’appréciation du législateur » !

Il y a donc d’abord une forme d’entropie propre aux textes fondateurs comme à tout le système politique qui a fait que le Président de la République a oublié ce qu’est sa responsabilité première. Et le Conseil constitutionnel a pris une place qu’il n’aurait jamais dû prendre en France dans un système où la souveraineté populaire aurait précisément tout son rang.

Au-delà de l’érosion, il y a bien sûr les réformes qui procèdent d’une volonté explicite. Un compte rendu savant et ordonné vient d’en être fait par Jean-Éric Schoettl pour les plus importantes d’entre elles. Je n’y reviens donc pas si ce n’est pour souligner une chose : ces réformes procèdent de ce que le doyen Vedel appelait le « mécano institutionnel ». Si on n’a pas mandat politique pour faire une grande révision constitutionnelle, disait-il, on ne doit pas toucher aux institutions. On est alors condamné à bricoler, à faire du « mécano ». Et ce « mécano » risque de se sophistiquer, arrivant à des résultats contreproductifs.

L’exemple de la réforme du Comité Balladur (2008) vient d’en être magistralement donné. Comme praticienne de la Commission des lois, je suis obligée de dire que la fixation du texte de loi en Commission parlementaire et le fait qu’on débatte dans l’hémicycle du texte de la Commission et non pas du texte présenté par le Gouvernement est véritablement une catastrophe. Peut-être n’était-elle pas prévisible mais le fait est que nous légiférons sous la pression. Des amendements « manquant de recul », comme l’a poliment dit Jean-Éric Schoettl, sont adoptés au milieu de la nuit… Tout cela n’est pas sérieux et ne donne pas à l’Assemblée le recul nécessaire. Je n’ai d’ailleurs jamais été plus favorable à l’institution du Sénat que depuis que je siège à l’Assemblée nationale !

Prévisible en revanche était le grand désordre que la QPC ne pouvait manquer d’amener dans la clarté et la nécessaire autorité de la loi.

Je ne sais s’il faut mettre dans la rubrique « mécano institutionnel » le quinquennat que l’on nous avait présenté à l’époque comme une réforme indolore sous couleur de s’ajuster à la modernité ambiante. Cela permettra une « respiration démocratique », avait-on dit, cela évitera, grâce à l’inversion du calendrier législatives/présidentielles l’infâme cohabitation (par laquelle en réalité les Français envoyaient un signal). Les tenants de cette réforme pensaient qu’il était bon d’aller au-delà de la fracture dramatique entre les deux grands partis, au prix, d’ailleurs, d’en avoir créé un troisième, au même rang qu’eux sur le plan électoral ! Nous voyons aujourd’hui que cette réforme a totalement dénaturé l’équilibre institutionnel et la vie politique elle-même et aura finalement signé le retour du régime des partis, en totale contradiction – ce qui ne manque pas d’ironie – avec les intentions du fondateur de la Vème République.

Comme je m’en tiens aux institutions elles-mêmes je ne dirai rien de la désastreuse introduction de la charte de l’environnement et du principe de précaution dans le texte constitutionnel mais il est certain que ces réformes touchant au contenu de la Constitution ont été faites au nom d’une vision très « lobbyiste » de la démocratie.

Reste alors le troisième facteur de dénaturation de nos institutions et de délaissement par le citoyen, à mes yeux le facteur principal de dégradation de notre démocratie : l’assujettissement de la souveraineté nationale au droit européen. Car ce n’est pas seulement une question objective, c’est aussi une question subjective. Aujourd’hui – ce n’était sans doute pas vrai il y a quinze ans – nos concitoyens, nos compatriotes, ont parfaitement intégré l’idée que le droit européen a pris le pas sur le droit national et que, ce faisant, il a donné droit de regard (c’est un euphémisme) sur le fonctionnement de notre démocratie à des institutions qui ne sont pas elles-mêmes de nature démocratique.

Depuis que le Conseil constitutionnel a décidé que la Constitution pouvait être modifiée pour intégrer des transferts de compétence « portant atteinte aux conditions essentielles de l’exercice de la souveraineté nationale », le ver était dans le fruit. Il ne restait plus qu’à modifier la Constitution chaque fois que des transferts de compétence exigeaient une adaptation du texte de fond.

Or peut-on parler d’une simple adaptation de ce texte lorsque, par la nature des transferts opérés ainsi que par leur ampleur et leur succession de plus en plus brutale, le cœur même de la souveraineté est atteint ?

En amont même de ce constat, le seul fait de porter atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale peut-il coexister avec l’art. 3 de la Constitution selon lequel « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » ?

Souvent soulignée depuis Maastricht – on se souvient des discours de Jean-Pierre Chevènement et de Philippe Seguin se rejoignant lors des débats sur la révision constitutionnelle de Maastricht – la question avait été à nouveau fortement posée en 1999, au moment du traité d’Amsterdam, par le professeur Troper et par Paul Thibaud dans un remarquable opus de la fondation Marc Bloch [2]. Ceux-ci soulignaient déjà (mais ils n’étaient pas les premiers à le faire) les deux vices cachés de la construction communautaire nichés dans la Constitution française :

Le premier touche au principe même de la souveraineté, je viens de le dire, en faisant de plus en plus de l’art. 3 une coquille vide. On proclame la souveraineté populaire mais on la vide de son contenu.

Le second touche à la mécanique même d’introduction du droit européen dans le droit national, soit par le biais de la transposition des directives, soit par l’adoption de règlements qui s’appliquent directement. En instaurant un contrôle du Parlement sur les projets ou propositions d’actes émanant des instances européennes et intervenant dans le domaine législatif, l’art. 88-4 de la Constitution a lié les mains du législateur qui ne peut qu’émettre des résolutions dépourvues de toute valeur obligatoire. Certes l’art. 88-6 va un peu plus loin et permet aux assemblées parlementaires de saisir la Cour de Justice Européenne (CJE) lorsqu’un acte européen risquerait de violer le principe de subsidiarité, c’est-à-dire en fait la compétence nationale. Mais il n’est pas utilisé, ni peut-être utilisable.

Deux éléments fondateurs de notre système institutionnel sont donc atteints gravement : la souveraineté nationale elle-même dans son principe (art. 3) et la loi comme expression de la volonté générale, traduction de la souveraineté populaire par la voie du système représentatif.

Face à cette double atteinte, que faire ?
Peut-on aujourd’hui envisager les voies et moyens pour réinjecter de la souveraineté populaire dans un système qui implique des acteurs très fermés sur eux-mêmes et qui ne le désirent pas ?

D’abord les autorités européennes, qui sont aux mains d’élites souvent nationales, sont déterminées à imposer des contenus politiques à leur propre pays : on songe à la règle du déficit budgétaire et à l’exigence des « réformes structurelles » qui l’accompagne.

Autres acteurs très fermés sur la question : les exécutifs qui, jusqu’ici, refusent de regarder la question en face. L’obstination du gouvernement actuel est tout à fait remarquable, quelles que soient les incitations, les piques et les questions qu’on lui pose. Le camp d’en face n’est pas en reste, comme en témoignent les affligeants débats de la primaire de la droite où même le candidat réputé gaulliste ne dit pas un mot sur l’Europe !

Il y a le Parlement qui ne va même pas aujourd’hui jusqu’au bout de ses maigres prérogatives que sont les pouvoirs de contrôle (art. 88-4 et 88-6). Lorsqu’on voit le fonctionnement de la commission aux Affaires européennes, le moins qu’on puisse dire est que sa totale subordination à tout ce qui vient de « l’Europe » montre combien la conscience des politiques a intégré la soumission. J’ai moi-même présenté une résolution devant cette commission [3]. J’avais l’impression de comparaître devant un tribunal ! « Ce n’est pas en accord avec le droit européen ! », s’indigna-t-on devant telle ou telle partie du texte. « En effet, répondis-je, puisqu’il s’agit précisément une résolution pour dire ce qu’il faudrait peut-être modifier dans le droit européen ». Cette résolution, qui a été adoptée (mais à quel prix !), disait que dans le calcul de la règle des 3 % de déficit budgétaire on devait soustraire l’effort particulier fait par la France au titre des opérations extérieures (OPEX), notamment au Mali et en Centrafrique… C’était modeste ! J’aurais voulu y intégrer également l’effort nucléaire fait par la France, qui n’aurait jamais dû être pris en compte dans le calcul de la « règle d’or »… laquelle, il est vrai, n’aurait jamais dû exister. On m’avait répondu que, le traité ayant été négocié, il était impossible de donner la moindre interprétation autre… alors même qu’il ne s’agissait que d’une résolution parlementaire, c’est-à-dire d’un texte par lequel le Parlement demande précisément à son exécutif de renégocier. Cette expérience, qui fut à beaucoup d’égards pénible, ne me donne pas beaucoup de confiance dans ce que peut faire sponte suo le Parlement.

Enfin, dernier acteur, le Conseil constitutionnel qui exerce ses pouvoirs de contrôle seulement en amont et de façon timide, contrairement à la Cour de Karlsruhe qui est allée plus loin. Il est vrai que la Constitution allemande comporte une « clause européenne », introduite dans son art 23 en 1990, disant que l’Europe doit être fédérale et fondée sur la subsidiarité. On a aussi en mémoire les arrêts de la Cour de Karlsruhe, notamment l’arrêt dit « So lange 1» (29 mai 1974), selon lequel « aussi longtemps que » (« so lange ») le niveau de protection des libertés offert par tel ou tel pan du droit européen serait inférieur à ce qu’offre le droit allemand, il ne pourrait pas être transposé dans le droit allemand. Ce n’est pas mal. Notre Conseil constitutionnel n’en a en tout cas pas fait autant. Je dis cela pour montrer que, si on le veut, des mécanismes peuvent être introduits et même peut-être rebus sic stantibus (sans changer les règles).

Deux voies, si l’on veut changer les choses, pourraient alors être explorées pour garantir la suprématie effective de la Constitution [4] sur les traités européens. Et je n’évoque pas ici les nécessaires négociations européennes dont a aussi parlé Jean-Pierre Chevènement qui devraient intervenir, grâce à une « conférence de Messine » sur laquelle nous travaillons dans d’autres instances.

Comment préserver la supériorité de la Constitution sur les traités européens ?

Il y a d’abord le renforcement des pouvoirs de contrôle du Parlement qui saisirait systématiquement le Conseil constitutionnel de tout texte de droit dérivé qui lui paraîtrait non conforme à la Constitution.

Simultanément, cette saisine pourrait être ouverte aux citoyens, selon des modalités restant à définir, dans le cadre d’une QPC sans procès (mon idée n’étant pas, au vu de ce qui a été dit, qu’à l’occasion de n’importe quel procès, le citoyen français pourrait saisir le Conseil constitutionnel de la non constitutionnalité du droit dérivé qu’on l’oblige à appliquer). Il faudrait trouver les conditions dans lesquelles le citoyen lui-même pourrait saisir le Conseil constitutionnel.

Mais le Parlement devrait certainement pouvoir le faire (il faudrait éviter qu’on exige qu’un trop grand nombre de parlementaires soient signataires de ces saisines…).

Le Conseil constitutionnel pourrait donc se prononcer directement sur la conformité du droit dérivé (directives, mesures, décisions, résolutions d’organismes européens) avec nos principes fondamentaux, ce qu’il ne peut pas faire aujourd’hui. Cela lui permettrait de dire si une norme européenne apparaît contraire à la Constitution. « On objectera qu’en ratifiant les traités, on a accepté par avance de se soumettre à toutes leurs dispositions, y compris à celles qui autorisent la création du droit dérivé » écrivait le professeur Troper. « Mais, faisait-il remarquer fort justement, la Constitution a pu omettre d’organiser les procédures appropriées pour contrôler ce droit dérivé ; en revanche, elle n’a pas pu autoriser par avance la création de normes contraires à elle-même » [5]. Il ne serait donc pas absurde de créer ces procédures de contrôle du droit dérivé par le Conseil constitutionnel.

Au titre de ces principes, on pourrait envisager aussi la possibilité d’inscrire dans la Constitution la préservation de « l’identité constitutionnelle » de la France, puisque, par un arrêt de 2005, le Conseil constitutionnel a posé comme principe qu’il était du devoir du législateur de transposer les directives dans le droit français à raison de notre acquiescement aux traités européens mais que la transcription de la directive pourrait se heurter (et donc n’être pas acquise) à « l’identité constitutionnelle de la France », un concept resté mystérieux car seulement dessiné en creux.

J’ai cru comprendre, d’après les commentaires autorisés de cette décision, que cette « identité constitutionnelle » comprendrait notamment l’universalité du suffrage et, peut-être, la laïcité. Et je me suis demandé si on ne pourrait pas enrichir ce concept, fût-ce au prix d’une révision constitutionnelle (si on attend que le Conseil constitutionnel le décide, on pourrait attendre longtemps), en y intégrant certains éléments du Préambule de notre Constitution. J’y’ajouterais volontiers un principe selon lequel les services publics ne peuvent être soumis aux règles de la concurrence telles que définies dans le Traité TFUE. Pourquoi cela ne pourrait-il pas redevenir un principe constitutionnel ? J’entends bien que cela ne vaudrait que pour l’avenir et non pour le passé. En effet, pacta sunt servanda : nous ne pouvons pas contredire un traité que nous avons-nous-mêmes ratifié… mais d’éminents constitutionnalistes nous diront peut-être que c’est possible.

Troisième piste de réforme constitutionnelle, référendum obligatoire pour tout nouveau transfert de compétences à l’Union européenne et je parle bien de transferts de compétences, même s’ils ne mettent pas en cause les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté car j’ai bien en mémoire la manière dont le Conseil constitutionnel a regardé le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), comme le Pacte budgétaire qui impose l’austérité avec la règle de fer des 3 %. Il a jugé que rien de tout cela ne remettait pas en cause les droits du Parlement et pouvait être ratifié sans changer la Constitution ! Je croyais que la souveraineté populaire résultait de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. » (art. 14). Si le budget est d’abord présenté, comme il l’est aujourd’hui en vertu du TSCG, à la Commission de Bruxelles qui corrige la copie avant que le Parlement ne se prononce, on n’est pas non plus tout à fait dans le préambule de la Constitution et notamment dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, encore une fois, fonde la souveraineté nationale.

On voit bien que la voie la plus souhaitable est aujourd’hui celle de la renégociation de certains de nos engagements… et le fruit est peut-être mûr. Une démarche de révision constitutionnelle peut aider à « réinjecter de la souveraineté », avec les pistes que j’ai évoquées, dans un système totalement sourd-muet face aux revendications du peuple. Au moins, si l’on veut rendre sa force à la souveraineté populaire, ne doit-on pas se tromper de débat.

Mais encore faut-il pour cela que la France soit dotée d’un Exécutif volontaire, ayant le sentiment d’exprimer l’intérêt général et s’appuyant sur un Parlement en capacité de représenter la volonté générale, avec une adhésion citoyenne, vérifiée par référendum, sur les grandes orientations de la vie de la Nation. Nous revenons ainsi aux questions de fond analysées par Jean-Pierre Chevènement. Nous ne pourrons faire l’économie d’une réflexion sur les instruments dont nous disposons aujourd’hui pour faire face au lent grignotage de la souveraineté nationale. Sans cela, la démocratie aura beau se couvrir des couleurs les plus chatoyantes du désir de participation (numérique, électeurs tirés au sort et tout ce qu’on voudra), nombre de nos concitoyens continueront à lui opposer les fruits noirs de la perte d’espérance.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Marie-Françoise, pour ce très remarquable exposé.
Nous nous acheminons par des voies parallèles vers la réaffirmation de la supériorité de la Constitution sur le droit européen. Jean-Éric Schoettl a parlé d’une majorité qualifiée, vous ne l’avez pas évoquée. Il y a, semble-t-il, quelques différences d’approches entre vous.

——–
[1] Thierry Mandon – La démocratie propulsive, dans La Revue politique et parlementaire (A la une, N°1080, 7 novembre 2016.
[2] « La Constitution française et l’Europe. Les Français, un peuple de « sans droits ? » Michel Troper et Paul Thibaud, Note de la Fondation Marc Bloch, parue en octobre 1999 suite à une conférence donnée par les deux auteurs à la Sorbonne le 8 juin 1999.
[3] http://www.mfbechtel.fr/Question-au-Gouvernement-Part-des-depenses-de-defense-dans-le-deficit-public_a595.html et Proposition de résolution européenne (enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 avril 2015)relative à la juste appréciation des efforts faits en matière de défense et d’investissements publics dans le calcul des déficits publics.
(Renvoyée à la commission des affaires européennes, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
http://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/propositions/pion2737.pdf
[4] en vertu de la Constitution du 4 octobre 1958.
[5] In « La Constitution française et l’Europe. Les Français, un peuple de « sans droits ? » Michel Troper et Paul Thibaud, p. 22.

Le cahier imprimé du colloque « L’exercice de la souveraineté par le peuple: limites, solutions » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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