Le bon usage du numérique à l’école, une réponse à la crise de l’intégration républicaine

Intervention de Pierre-Etienne Pommier, PDG de Pythagora, éditeur de la plate-forme MOOC (Formation en ligne ouverte à tous) de France TV éducation, au colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » du 27 novembre 2017.

Votre question est au cœur du sujet, c’est une question fondamentale : faut-il que rien ne change dans un monde où tout change ?

Il faut en effet savoir de quoi on parle. On ne peut plus prendre de décisions sur le numérique et l’éducation sans prendre en compte la réalité.
On ne peut pas penser la question de l’intégration républicaine sans penser le monde numérique dans lequel vivent les élèves, les professeurs et les parents d’aujourd’hui.

Les élèves d’aujourd’hui sont les enfants de ce que le marketing appelle les Millenials. Contrairement à leurs parents les Millenials, sont nés avec le numérique, c’est pourquoi on les appelle « digital natives ». Les élèves d’aujourd’hui, sont « digital naives, plutôt que digital natives », selon Jean-Noël Lafargue, ils sont nés dans internet. Pour eux le numérique est naturel et omniprésent, ils ne peuvent pas concevoir le monde sans le numérique.

Le monde numérique nous oblige à aborder différemment les sujets éducatifs et nous permet de le faire.
Selon Stanislas Deheane : « Nous sommes sur le point de passer d’une politique éducative liée au monde politique à une politique éducative liée au monde scientifique » [1].

Savoir utiliser le numérique à l’école est fondamental pour remédier à la crise républicaine.

Tout d’abord parce que le numérique est un des facteurs de cette crise d’intégration républicaine, qui attaque l’école et notre modèle économique, social et culturel.

L’économie du numérique, ultra-concurrentielle, ultra-violente, est potentiellement une menace pour notre modèle. Aujourd’hui la classe moyenne, la France périphérique, est totalement angoissée par le déclassement qui la touche, qui touche ses enfants. Pour de nombreuses familles, l’école n’est plus capable de tenir la promesse d’intégration républicaine de base, celle que leurs enfants auront un emploi, une place dans la société. L’angoisse des parents, transmise aux enfants, peut avoir pour conséquences un consensus brisé sur le rôle de l’École, une perte d’autorité de l’Institution et parfois de la violence.

Les évolutions technologiques viennent renforcer cette angoisse. Les élèves d’aujourd’hui seront demain sur le marché du travail en concurrence avec l’intelligence artificielle, qui va supprimer des millions d’emplois tout en en créant d’autres. Sans que l’on sache très bien aujourd’hui lesquels vont être créés et lesquels vont disparaître.

Le rôle omniprésent des écrans et des réseaux sociaux chez les enfants d’aujourd’hui, les « digital naives », aggrave les inégalités culturelles et détruit en partie le lien social.

L’addiction aux écrans est un problème de santé publique majeur. Les conséquences sont nombreuses : baisse de la lecture, de la concentration, du sommeil, de l’activité physique… Les effets sont désastreux sur un certain nombre d’élèves, à commencer par les plus faibles et les moins favorisés. On assiste ainsi à une augmentation inquiétante de l’obésité, conséquence directe du manque d’activité (15 % des collégiens au niveau national, 30 % dans certains collèges). Et des études ont montré que l’obésité à l’adolescence était associée au risque augmenté d’échec scolaire.
Dans de nombreuses classes aujourd’hui, les enseignants se trouvent face à des élèves qui arrivent à l’école apathiques, fatigués à cause du manque de sommeil et incapables d’un effort de concentration un peu long.

Les réseaux sociaux sont le principal vecteur d’information et de sociabilisation numérique des jeunes. Ils occupent une place considérable. Ces réseaux sociaux portent assez mal leur nom, tant ils contribuent à déconstruire le lien social. Les algorithmes des réseaux sociaux vous enferment dans vos propres croyances, altèrent la capacité à penser autrui et à développer l’esprit critique. C’est la porte d’entrée idéale vers toutes les formes de radicalisation, religieuse mais aussi physique avec des dérives sectaires qui entraînent par exemple les jeunes filles vers l’anorexie via des challenges morbides. On pourrait aussi parler de la pornographie. Imaginez l’impact que peut avoir un premier contact avec la sexualité qui se fait à huit ans via un film pornographique. Les réseaux sociaux favorisent les propos haineux et violents en abritant leurs auteurs derrière l’anonymat des écrans.

Pour défendre notre système républicain, l’école doit donc remettre le numérique à sa place et sortir les élèves de leur naïveté numérique.
L’école doit permettre de lutter contre l’addiction des jeunes élèves aux écrans. Elle doit leur apprendre à être attentifs et à se concentrer. Il faut faire preuve de discernement et rappeler, comme le fait le Ministre Blanquer, qu’avant sept ans il faut limiter au maximum le contact des enfants avec les écrans, car ils freinent le développement cognitif.

De même la réalité virtuelle présente un danger avant treize ans. Une étude internationale a calculé qu’en moyenne un élève de 6ème passe six heures par jour devant un écran.

Aussi la promesse de campagne du Président de la République d’interdire le téléphone portable au collège apparaît comme une évidence.
Apprendre à utiliser le numérique, c’est aussi apprendre à ne pas l’utiliser, à savoir s’en passer pour penser de manière automne sans les écrans et aller vers les autres au-delà des réseaux sociaux Il est peut-être plus important aujourd’hui d’apprendre à décoder le monde, que d’apprendre à coder.

Pour répondre aux enjeux de l’économie numérique nous devons aussi remonter le niveau général.

Certains ont peut-être pensé que baisser le niveau général était un bon moyen pour lutter contre les inégalités. C’est une très mauvaise idée. Nous avons besoin, dans une économie numérique, d’atteindre les meilleurs niveaux mondiaux en maths et en sciences. Or les études TIMSS (Trends in International Mathematics and Science Study) montrent que la France a décroché ces dernières années, notamment par rapport aux pays asiatiques.
Autre indicateur inquiétant, le QI moyen en France baisse de manière continue depuis quelques années. Nous sommes aujourd’hui à une moyenne de 98 alors que les Chinois sont à 105.

Si nous sommes incapables d’être excellents dans ce monde global et numérisé, nous ne pourrons pas défendre notre souveraineté économique et notre modèle républicain.

Il faut aussi savoir utiliser le formidable potentiel d’amélioration que représente le numérique pour notre système scolaire et la pédagogie. Cela suppose de passer à une approche rationnelle et scientifique de la pédagogie via l’utilisation des données et des sciences cognitives.

1/ Le numérique permet des gains de productivité importants pour rendre l’école plus efficace.

Si on veut que l’École de la République survive, elle doit utiliser les outils d’aujourd’hui. Les outils numériques permettent de gains de productivité considérables et peuvent aider les professeurs à mieux faire leur travail, mieux s’organiser, mieux se former, mieux communiquer. Ils permettent de nouvelles méthodes de travail plus collaboratives.

Il faut donc mettre en place un véritable service public numérique de l’éducation, destiné en priorité aux enseignants, qui sont tous des travailleurs du numériques (les études montrent qu’ils utilisent tous le numérique, au moins pour préparer leurs cours).
Depuis 10 ans les professeurs réclament un moteur de recherche pour trouver des contenus éducatifs, mais on continue de multiplier les portes d’entrées. Résultat : quand ils font des recherches, les professeurs vont sur Google. La boîte e-mail des professeurs ne peut pas contenir plus de 100 Mo de données (un PPT c’est vite 10 Mo). Résultat les boîtes mails des profs sont saturées et ils sont tous sur Gmail.

Les outils numériques doivent également permettre d’améliorer les échanges avec les familles et l’administration. Les outils actuels ne sont pas au niveau, l’expérience utilisateur de l’école ne correspond pas aux standards actuels des ENT (Espaces numériques de travail).

2/ Il faut récupérer notre souveraineté sur les datas numériques éducatives.

L’usage des données scolaires est un trésor qui va permettre demain de mieux personnaliser les parcours des élèves. Les données numériques éducatives, croisées avec les progrès des sciences cognitives et l’intelligence artificielle vont révolutionner notre manière d’apprendre. On pourra par exemple détecter très en amont des problèmes d’attention ou de comportement, proposer à chaque élève des parcours adaptés à ses facilités ou à ses difficultés.

Or, la manière dont est organisée l’information aujourd’hui dans l’Éducation nationale ne permet pas de collecter et de traiter suffisamment de données, en grande partie parce que ce marché est capté par les GAFAMS. Nous ne pourrons pas défendre notre modèle éducatif si son logiciel appartient à Google ou Microsoft.

La priorité doit donc être le lancement d’une plate-forme éducative numérique nationale pour collecter et exploiter les données numériques des élèves. Sur ce sujet la France doit retrouver sa souveraineté et proposer un nouveau modèle qui aura vocation à s’exporter, notamment dans les autres pays francophones.

3/ Il faut plus de moyens pour financer des ressources innovantes.

Les ressources numériques peuvent être très utiles pour mieux apprendre. On peut développer des ressources algorithmiques ou visuelles qui permettraient de mieux comprendre les sciences. On peut donner envie d’apprendre les maths en montrant concrètement des applications numériques.

Pour des exercices répétitifs, comme l’apprentissage des tables de multiplication, des logiciels qui introduisent des principes de « gamification » sont très efficaces.

Si le niveau en anglais a progressé ces dernières années, c’est sans doute en partie grâce à YouTube.

On estime aujourd’hui à moins de 12 millions d’euros le budget consacré aux ressources numériques, ce n’est pas suffisant. Il faut donc trouver un nouveau modèle économique pour faciliter le développement des entreprises de la « EdTech », la production et la diffusion de ces ressources numériques innovantes.

4/ Le numérique peut aider à répondre à la question essentielle du « Pourquoi ? ».

Sur la question de l’orientation le numérique peut apporter une meilleure connaissance des filières, des métiers. En fonction des compétences et des envies des élèves il est possible de leur fournir très en amont des informations utiles pour orienter leur scolarité. Il faut donc créer une véritable plate-forme d’orientation numérique, c’est aussi une des promesses du Président de la République. C’est une question d’efficacité, mais aussi d’égalité.

La première des inégalités commence quand il faut trouver un stage en entreprise en 3ème. Dans certains quartiers, les élèves sont tellement éloignés de l’entreprise et de l’emploi qu’ils ne savent pas où aller. On pourrait aussi imaginer de développer grâce au numérique des outils de mentorat pour mettre en relation les élèves avec des adultes qui pourront les guider dans leurs choix professionnels.

Marie-Françoise Bechtel
Je retiens votre idée du tuteur numérique. C’est intéressant.

Je vois aussi que le ministre met sa foi dans la mallette pédagogique, dispositif destiné à faciliter la relation entre l’école et les parents. L’intégration du numérique dans cette mallette non pas sous forme matérielle mais par la mise en place de dispositifs de protection des enfants et de promotion de leur rapport au numérique ne serait-elle pas importante et novatrice ?

Pierre-Etienne Pommier
Le numérique peut en effet faciliter le dialogue entre la famille et l’école, permettant par exemple à l’école d’alerter les parents.

—–
[1] Dans l’article de Laurent Alexandre, « Neurosciences et éducation : Blanquer contre Torquemada », publié dans L’express du 11/09/2017.

Le cahier imprimé du colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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