Débat final

Débat final lors du colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » du 27 novembre 2017.

Philippe Guittet
On n’a pas évoqué la question de l’effet de la mixité sociale et scolaire sur la réussite – ou pas – des établissements scolaires. Cette mixité sociale et scolaire des établissements reste-t-elle une préoccupation importante pour la Depp (direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance) et pour le ministère en général ?

Si j’approuve largement les préconisations de Pascal Jardin, notamment sur la nécessité de nommer et former des enseignants républicains, je pense qu’une certaine autonomie est souhaitable pour les établissements. Même dans une unité républicaine refondée nous avons besoin d’établissements qui soient capables de réactivité. Peut-être faudrait-il d’ailleurs préférer au mot d’autonomie celui de responsabilité de l’établissement.

Thierry Rocher
Sur le sujet de la mixité sociale à l’école, je vous invite à lire le numéro spécial de la revue de la DEPP, « Education et formations » [1]. Il ne s’agit pas, comme cela a été dit, de revenir aux thèses de Bourdieu, mais l’étude de mixité révèle que la ségrégation scolaire, c’est d’abord, pour une grande partie, la ségrégation résidentielle. Cette étude montre que cette mixité sociale est plutôt stable depuis une quinzaine d’années. Elle révèle aussi que l’enseignement privé s’est installé dans des zones difficiles où existait une demande.

Pascal Jardin
Directeur de l’académie de Paris pendant plusieurs années, j’ai cherché à lutter contre cette ségrégation. On peut prendre le problème par le bout qu’on veut, ce n’est pas l’École qui est responsable de l’accumulation des populations en difficulté dans certains quartiers. Et ce n’est pas le busing [2] qui réglera le problème qui est d’ailleurs plus vaste. De plus, dans le busing, ce sont toujours les élèves des quartiers défavorisés qu’on fait bouger Ce ne sont pas les élèves des quartiers favorisés qu’on amène dans les écoles des zones difficiles !

Sur l’autonomie – dont il faudrait discuter plus à fond – je dis que, contrairement à ce qu’on pense, nos établissements scolaires sont déjà autonomes. Une étude montrait il y a quelques années que c’est en France que l’établissement scolaire et l’enseignant sont les plus libres de tous les pays de l’OCDE. Cette autonomie existe. Encore faudrait-il que les établissements s’emparassent des marges d’autonomie qu’ils ont !

Pour avoir été directeur de l’académie de Paris, je sais combien les forces centrifuges se mettent à l’œuvre dès lors qu’on leur ouvre un peu plus d’espace. Il faut redouter le moment où on ne pourra plus arbitrer les rivalités entre établissements.

Donc je maintiens que je ne suis pas d’accord avec ce mot d’autonomie qui semble vouloir tout résoudre, notamment pour le système scolaire. Si des marges d’autonomie et de responsabilité sont nécessaires, les accroître dans le système tel qu’il est nous mènerait vers un affaiblissement de la République.

Marie-Françoise Bechtel
J’ajouterai que la distinction entre l’autonomie de gestion et l’autonomie pédagogique, avec le double cursus des proviseurs, des IPR etc. complique le problème dans notre pays.

Jean-Pierre Chevènement
Selon ce que j’en ai lu, le ministre, M. Blanquer, souhaite constituer autour des chefs d’établissement des équipes de gestion mais il ne va pas jusqu’à prôner le recrutement local des enseignants.

« J’envie le système français du CAPES et de l’agrégation, me disait Sir Keith Joseph, ministre de l’enseignement de Mme Thatcher, si vous saviez à quoi j’ai affaire avec le recrutement local des enseignants, c’est terrible ! »

Sur la conception de l’autonomie, il y a des marges dont on peut imaginer qu’elles ne sont pas incompatibles avec l’idée de l’institution républicaine qu’est l’École. Mais cela demande des outils d’évaluation et de pilotage extrêmement fins. Et c’est très difficile. Je pense comme Pascal Jardin qu’à un moment on ouvre des marges qu’on ne peut plus rattraper.

Je comprends très bien ce qu’a dit M. Pommier : l’École est confrontée à une révolution technologique sans précédent, avec la révolution digitale. Comment dominer ce monde ? C’est une question absolument fondamentale mais il y a sûrement une manière républicaine d’y répondre.

Stéphane Rozès
Comme vous le disiez, M. Jardin, les différentes interventions ont en commun l’affirmation d’un lien intime entre l’École et la République, avec un mouvement dans les deux sens.

On peut faire l’hypothèse que chaque système éducatif est l’émanation d’un pays, de la façon dont il s’assemble pour affronter le réel, de son Imaginaire dont il est aussi une représentation. C’est ma conviction suite à mes expériences professionnelles durant trois décennies. La modalité de fonctionnement du système allemand correspond à ce qu’est culturellement le peuple allemand, y compris dans le rapport à l’industrie, au travail manuel et à la place qu’ils occupent dans l’organisation du système. On peut penser que l’efficience d’un modèle éducatif, sa réussite, réside d’abord dans sa cohérence avec l’imaginaire de son peuple et ses modalités de fonctionnement.

Je connais un peu l’Éducation nationale, je m’intéresse à la République et je travaille sur la façon dont fonctionnent les Français. Il a été justement dit que le corps enseignant ne se met pas en mouvement si on ne lui indique pas concrètement quelles missions on lui assigne. Si la République est au service de la Nation, encore faut-il savoir ce qu’est la Nation et où on la mène.

Si, jusqu’à la Présidentielle, la France figurait parmi les pays du monde les plus en dépression, c’est que justement la modalité française d’assembler les Français est toujours de les projeter dans l’espace et le temps, dans un projet ou une incarnation politique. Nous verrons si l’actuel Président de la République arrive à sortir durablement la France de sa dépression mais je ne suis pas étonné que le corps enseignant et l’ensemble des acteurs de l’École portent le poids de cette dépression. C’est que ces dernières années le sommet de l’État se retire de la Nation. Cette dernière est projective alors que le sommet de l’État faisait intérioriser par la Nation des injonctions extérieures présentées comme des contraintes.

Du côté des acteurs, il y a également les dimensions culturelles. Mme Robert nous disait que son lycée scolarise de nombreux Chinois. Le sociologue Gérald Bronner indiquait suite à une étude que les enfants de familles chinoises réussissaient mieux à l’école que les autres parce que les familles chinoises transmettaient à leurs enfants la valeur du travail et la valeur de la réussite. D’autre part, j’ai entendu dire que, selon des études pédagogiques réalisées aux États-Unis, il suffit de mettre au premier rang les élèves en difficulté pour les stimuler, par une sorte de travail de valorisation.

Quoi qu’il en soit, notre universalisme nous interdit de nous intéresser dans le détail à ce qu’impliquent chez les élèves leurs origines, en particulier dans leurs dimensions culturelles.

Ma troisième remarque s’adresse à M. Cristofari.

Jacques Rancière dans « Le maître ignorant », décrit l’expérience du pédagogue Jacotot [3] qui, ne connaissant pas lui-même le néerlandais, avait appris le français à de jeunes Flamands en les laissant travailler en autonomie sur une édition bilingue de Télémaque. La langue engramme une cohérence réappropriable par l’Autre au travers d’un Récit.

Appréciant également le travail de Barbara Cassin, je suis convaincu que l’on ne comprend l’Autre que si on sait qui on est soi-même. Je crois qu’au départ il faut effectivement transmettre et donner des codes. J’ai été très intéressé par ce que vous avez dit sur les éléments d’acquisition de la lecture.

Enfin, le numérique est, comme le dit M. Pommier, un outil et peut être l’occasion pour l’École de se demander quelle est la singularité de l’enseignant dans le travail de transmission, dans l’interaction avec l’élève. En effet la capacité de dégager un esprit critique ne peut être donnée qu’à des élèves qui ont pu acquérir un minimum de savoir et d’enracinement au départ. Le numérique et les neurosciences doivent être au service de l’Éducation et non son horizon.

Catherine Robert
Ce que vous dites à propos des Chinois est faux, en fait. À Aubervilliers, où est installée la plus grande zone d’import-export textile d’Europe, vivent essentiellement des Chinois originaires de Wenzhou. La plupart d’entre eux sont soit des paysans soit des petits commerçants qui ont été chassés de leurs échoppes et contraints à quitter la Chine dans l’espoir d’une vie meilleure. Ce sont des gens d’extraction modeste qui acceptent que leurs enfants passent le bac et qui, après, les mettent à travailler à la machine à coudre. Il nous arrive souvent de nous battre pour que les élèves chinois puissent continuer leurs études, contre l’avis de leurs parents. Donc l’analyse sociologique que vous faites sur la projection familiale et le désir de réussite des familles n’est sociologiquement absolument pas avérée.

Stéphane Rozès
Je ne connais pas ces études dans le détail. J’ai entendu le sociologue Gérald Bronner dire à la radio que les enfants de familles chinoises réussissaient mieux à l’école. Peu m’importe ce que l’on peut en tirer comme conclusions philosophiques. La question est déjà oui ou non, les enfants de famille chinois réussissent-ils mieux que les autres à l’École avant toute orientation professionnelle, à milieu social équivalent …

Marie-Pierre Logelin
Oui, indiscutablement, ils réussissent mieux que les autres élèves issus de l’immigration récente. Ma longue expérience de professeur en lycée technique et professionnel me permet de l’affirmer.

Toutefois je me souviens d’excellents élèves dont les parents, lorsqu’ils atteignaient seize ou dix-huit-ans, décidaient qu’ils devaient interrompre leurs études pour les aider dans leur restaurant ou pour tenir la comptabilité de leur magasin. Ce que dit Stéphane Rozès est vrai : ces familles chinoises inculquent à leurs enfants le sens du travail, de l’effort. Mais cela dans un objectif d’utilité économique à court terme et ce que dit Catherine Robert est vrai aussi : souvent les familles considèrent qu’à un moment le temps des études est terminé et que leurs enfants doivent rentrer dans la vie active.

Jean-Pierre Duport
Je ferai quelques remarques/questions liées à mon expérience en Seine-Saint-Denis.

Au-delà de ce qu’a dit Pascal Jardin sur la formation des maîtres, le problème de l’affectation des maîtres est aussi une question importante. Il n’est pas responsable d’affecter un enseignant débutant issu de l’académie de Toulouse dans l’un des CES les plus difficiles de la Seine-Saint-Denis au Clos Saint-Lazare à Stains, sans accompagnement, sans formation et sans soutien.

J’ai constaté en Seine-Saint-Denis le rôle essentiel des principaux et des proviseurs. Or j’ai constaté que la préparation au métier de chef d’établissement était souvent défaillante alors qu’ils ont un rôle déterminant dans le fonctionnement de l’établissement et dans le fonctionnement du système scolaire. Le problème des cadres intermédiaires est important.

Deux questions me semblent essentielles pour l’adaptation à la situation de chacun des élèves en tant que tels.

Le soutien scolaire, qui suppose un traitement individualisé, ne doit-il pas faire partie de la mission du service public de l’Éducation nationale ?
Notre système laisse-t-il place à l’innovation pédagogique ? Je n’ai jamais eu connaissance du bilan d’expériences qui ont été menées, par exemple au lycée de Gagny, où, pour éviter le redoublement, les classes de seconde et première étaient faites sur trois ans. Le système est-il capable de générer ce type d’innovation pédagogique (dont je ne sais pas si elle relève ou non de l’autonomie) ?

Dans la salle
J’ai subi l’École républicaine jusqu’il y a cinq ans et je voulais apporter le témoignage d’une élève.

J’aimerais bien qu’on sorte de la sempiternelle opposition entre la banlieue, Paris, les personnes favorisées, les personnes défavorisées. J’ai fait ma scolarité à Belfort dans cette fameuse France périphérique dont on ne s’occupe pas forcément quand on a ce genre de débat. J’étais une très bonne élève et ce qui m’a beaucoup perturbée au collège c’est que j’avais l’impression que le système n’était fait ni pour les très mauvais élèves ni pour les très bons élèves. On essaie de faire au mieux pour la majorité et on laisse de côté à la fois ceux qui ont de grandes difficultés et n’arrivent pas à trouver un soutien suffisant et ceux qui auraient éventuellement des capacités qu’ils pourraient exploiter. Du coup tout le monde est frustré. Les mauvais élèves se retrouvent face à de très bons élèves qui réussiront toujours parce qu’ils ont des capacités plus importantes à la base, et c’est frustrant, ça crée des tensions, des violences. J’ai moi-même été harcelée au collège parce que j’étais une bonne élève, j’étais systématiquement traitée d’ « intello », de « fille de bourges ».

J’ai l’impression que l’égalité républicaine est devenue une espèce d’égalitarisme au sens où on a confondu l’égalité en droit et l’égalité en fait. M. Cristofari disait que tous les élèves sont capables. Oui, mais tous les élèves ne sont pas capables dans le même temps et de la même façon. Je pense qu’il serait bon de remettre en cause ce modèle où tout le monde suit la même scolarité, dans le même nombre d’années, avec le même nombre d’enseignements etc.

La solution ne serait-elle pas de révolutionner complètement le système et de faire un diagnostic pour chaque personne afin d’emmener tout le monde au même point mais en acceptant l’idée que les élèves sont différents à la base ?

Yves Cristofari
Sans aller jusqu’à la différenciation absolue, il y a quand même dans notre système des possibilités assez larges.

Notre ministre actuel, conscient des inconvénients d’une uniformisation excessive, a rétabli quelques filières d’excellence qui avaient disparu assez brutalement. Je pense en particulier aux classes bi-langue, aux sections européennes, aux sections internationales ou aux langues anciennes. Le collège offre des espaces d’excellence qui ne sont pas négligeables non plus.

Je rappelle aussi que les élèves en difficulté sont pris en charge. Les deux heures d’accompagnement personnalisé par semaine en sixième ne sont pas négligeables, si c’est assumé avec la volonté ferme du chef d’établissement d’aller vers le soutien, l’aide ou une formule adaptée au public scolaire de l’établissement.

Jean-Pierre Chevènement
Je dirai un mot des questions d’orientation, puisque Mme Mons, qui devait traiter ce sujet, a été empêchée.

On connaît le discours du ministre : il faut s’appuyer davantage sur les enseignants et moins sur les conseillers d’orientation. Il a certainement raison. Mais je crois qu’il faut essayer de formaliser les choses de manière encore plus générale.

D’abord toute orientation doit s’appuyer sur la motivation de l’élève. Ensuite, il convient de donner aux professeurs, assez tôt, le sentiment qu’ils ont une responsabilité vis-à-vis de l’élève. C’est très important, cela crée d’ailleurs un lien qui ne peut que valoriser l’École. Si l’élève a le sentiment que son professeur s’interroge sur son devenir, le courant passe. C’est une partie de l’effet-maître.

J’évoquerai une problématique plus générale.

Le livre de M. Kerrero [4] dresse un historique du débat provoqué au début de la Vème République par la massification de l’École, qui, naissante dans les années soixante, s’est poursuivie et accélérée ensuite. Le mouvement était bien engagé quand le général de Gaulle a posé le problème du contrôle de l’orientation des flux. Il se prononçait pour une certaine sélection, ce à quoi Georges Pompidou s’opposait, arguant qu’on ne peut pas faire marcher une institution comme l’Éducation nationale, ses élèves et ses maîtres, en les faisant marcher par quatre et au pas. ! C’était un peu caricatural.
L’idée du concours n’est pas quelque chose de choquant pour un républicain. Donc l’idée d’une certaine sélection, à un certain moment, n’est pas choquante. Ne paye-t-on pas très cher aujourd’hui l’absence totale d’orientation lorsqu’on voit s’accumuler des flots d’élèves dans des disciplines dont on sait par avance qu’elles ne débouchent pas sur une profession. N’y a-t-il pas des paliers où on doit quand même, pour autant qu’on puisse le faire à juste titre, orienter les flux ? Ne peut-on imaginer quelque chose d’intermédiaire entre l’orientation et la sélection ?

Jacques Fournier
Il y a deux paliers importants d’orientation dans notre système : la sortie de troisième et le baccalauréat. Mon impression est que le palier de sortie de troisième fonctionne et les problèmes lourds sont plutôt posés au niveau du baccalauréat.

Marie-Françoise Bechtel
Nous conclurons sur cette question de l’orientation/sélection qui reste ouverte.

Merci à tous.

—–
[1] Les panels d’élèves de la DEPP : source essentielle pour connaître et évaluer le système éducatif. Synthèses statistiquesRevue Éducation et formations – n° 95, décembre 2017.
[2] Une expérimentation du busing (transports d’élèves de CM1 et CM2 de quartiers difficiles vers des écoles socialement plus hétérogènes) avait été lancée à la rentrée scolaire 2008 avec un financement étatique garanti pour trois années, couvrant le transport et la restauration. Trois ans plus tard la fin de cette expérimentation était annoncée.
[3] « C’est ainsi que Joseph Jacotot se trouva par hasard, dans les années 1820, enseigner à des étudiants flamands dont il ne connaissait pas la langue et qui ne connaissaient pas la sienne, par l’intermédiaire d’un ouvrage providentiel, un Télémaque bilingue alors publié aux Pays-Bas.
Il le mit entre les mains de ses étudiants et leur fit dire par un interprète d’en lire la moitié en s’aidant de la traduction, de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris, de lire cursivement l’autre moitié et d’écrire en Français ce qu’ils en pensaient.
Il fut, dit-on, étonné de voir, comment ces étudiants auxquels il n’avait transmis aucun savoir avaient, sur son ordre, appris assez de Français pour s’exprimer très correctement, comment donc il les avait enseignés sans pour autant rien leur apprendre.
Il en conclut que l’acte du maître qui oblige une autre intelligence à s’exercer était indépendant de la possession du savoir, qu’il était donc possible qu’un ignorant permette à un autre ignorant de savoir ce qu’il ne savait pas lui-même, possible qu’un homme du peuple illettré permette par exemple à un autre illettré d’apprendre à lire.
» (Jacques Rancière, en mai 2002, à propos de son livre « Le maître ignorant », publié en 1987 aux éditions Fayard).
[4] École et démocratie, Christophe Kerrero, éd. Berger-Levrault, 2016.

Le cahier imprimé du colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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