Pourquoi l’évaluation à l’École est-elle nécessaire ?
Intervention de Thierry Rocher, statisticien à la DEPP (département statistique du ministère de l’Éducation Nationale), au colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » du 27 novembre 2017.
Bien que mon point de vue soit celui d’un statisticien, je ne vous assénerai pas des formules mathématiques. Au sein de la DEPP (direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance), le service statistique occupe une place importante dans l’appareillage statistique des systèmes d’information du ministère de l’Education nationale.
En charge d’un bureau qui s’occupe de l’évaluation des élèves, j’ai eu le plaisir de constater, en écoutant M. Cristofari, que nos chiffres sont repris. Notre rôle consiste en effet à outiller le décideur politique, ce qui suppose une reprise des résultats d’enquêtes et et nous ne pouvons que nous réjouir de voir ces résultats diffusés et utilisés pour l’action publique et politique (où l’on constate que la fluidité administrative existe…).
Pourquoi l’évaluation à l’École est-elle nécessaire ? Cette question a son corollaire : pourquoi l’évaluation de l’École est-elle nécessaire ? dont traite aussi la DEPP en menant ses programmes d’évaluation.
Le terme d’évaluation, qui s’est imposé depuis le début des années 2000 avec la vogue des évaluations internationales, est polysémique. Je me contenterai de vous proposer quelques points d’entrée, quelques définitions, quelques angles.
Évaluer c’est mesurer.
C’est notre travail à la DEPP, en tant que statisticiens. Avec des enseignants nous construisons des instruments d’évaluation qui permettent de mesurer le plus objectivement possible, le plus scientifiquement possible, les acquis des élèves. Je ne parle pas de la notation, de l’évaluation quotidienne des élèves dont l’utilité, dans le cadre du contrat entre l’enseignant et l’élève, excède la simple mesure. Je me placerai du point de vue de la mesure la plus objective possible pour laquelle la DEPP construit des dispositifs dits « standardisés », selon une méthodologie partagée au niveau international.
Mesurer, c’est constater, expertiser.
Ces dispositifs nous permettent de faire des constats, dont quelques-uns viennent d’être cités par M. Cristofari. Ils sont hélas souvent décevants.
Depuis quinze ans, de nombreuses enquêtes ont été menées sur les inégalités en lecture observées dès le début de la scolarité. Il est intéressant d’observer la convergence très nette des résultats de ces études, qu’elles émanent de dispositifs internationaux, comme PISA (Programme for International Student Assessment), ou des programmes nationaux que nous avons mis en œuvre.
Puisque nous traitons du thème de l’intégration républicaine, j’insisterai sur le poids croissant de l’origine sociale dans la réussite scolaire, une évolution observée dans les enquêtes tant internationales que nationales. Il est devenu patent que la réussite scolaire des enfants est liée au « capital » culturel et socio-économique de la famille. C’est avéré dans tous les pays. PISA montre que partout les élèves issus de milieux favorisés réussissent mieux que les élèves de milieux défavorisés.
Mais les écarts varient selon les pays. Depuis les premières collectes de données réalisées par PISA en 2000, la situation de la France à cet égard s’est dégradée : elle occupe aujourd’hui la première place parmi les pays de l’OCDE en matière d’inégalités imputables au poids de l’origine sociale sur les acquis des élèves. C’est en France que les différences entre les élèves les plus favorisés et les élèves les moins favorisés socio-économiquement sont les plus grandes. Ce résultat de l’enquête PISA a été confirmé par ailleurs. C’est, au moment où nous parlons de l’École de la République, un signal très fort, un indicateur extrêmement alarmant.
On observe toutefois une évolution intéressante. L’école maternelle a beaucoup pris en compte les résultats de la recherche, notamment sur le code. Nous avons réalisé une évaluation au début de CP. Elle révèle sur quinze ans une évolution importante : les élèves qui arrivent au CP ont déjà des acquis assez impressionnants par rapport à la situation observée quinze ans auparavant. On a pu constater que des enfants de milieux ouvriers en 2011 avaient le même niveau en début de CP que les enfants de cadres de 1997. C’est assez impressionnant.
Hélas, une évaluation faite deux ans plus tard, en CE2, montre que ces acquis ne sont pas maintenus, suivis, dans le primaire. On constate plutôt une stagnation, voire une régression et le début d’un accroissement des inégalités.
Un constat qui s’aggrave au collège où les inégalités d’origine sociale s’accroissent, en particulier concernant le vocabulaire scolaire et les mathématiques (variable de sélection qui clive socialement les élèves). C’est en troisième que ces différences culminent : au niveau de la troisième plus d’une année scolaire sépare, en mathématiques, le quart des élèves les plus défavorisés du quart des élèves de milieu favorisé.
Je vous alerte sur les mathématiques car la France est classée dernier pays européen en mathématiques dans l’étude internationale, TIMSS (Trends in International Mathematics and Science Study). C’est très préoccupant.
Cette préoccupation rejoint celle de la formation et du recrutement des professeurs. Les enseignants du premier degré, sont les premiers à se dire mal à l’aise avec l’enseignement des mathématiques. Ils expriment cette difficulté dans les questionnaires qui leur sont adressés.
Nous avons donc là un vrai sujet d’inquiétude qui s’ajoute à celui que pose la lecture.
Une note plus optimiste : nous progressons en langue vivantes. Les progrès de nos élèves en anglais, dont nous pouvons nous féliciter, sont liés à l’introduction de plus en plus précoce de l’apprentissage des langues vivantes à l’école primaire.
Évaluer c’est aussi donner de la valeur, juger, en l’occurrence juger de l’efficacité d’une politique.
Je vous en donnerai une illustration à propos du dédoublement des classes de CP. La littérature internationale montre que cette politique a des effets très positifs quand elle cible des zones socialement défavorisées. Tout en appliquant cette politique, le ministère se donne les moyens d’en évaluer les effets en donnant mission à la DEPP de suivre des élèves de CP en REP+ (réseaux d’éducation prioritaire renforcée), de mesurer leurs acquis au cours du temps et de les comparer à des élèves qui leur ressemblent, en REP par exemple, dans des zones qui pourraient être proches. L’objectif est de comparer les évolutions afin de mesurer les progrès permis par la politique mise en œuvre. Cela permet de quantifier, de donner de la valeur. C’est à noter parce qu’il est assez rare qu’on se donne les moyens d’évaluer en temps réel une politique mise en place. En tout cas, ce fut rarement le cas dans l’Education nationale où, le plus souvent, dans le meilleur des cas, on se retourne vers la DEPP pour lui demander d’évaluer la politique mise en œuvre plusieurs années auparavant. Cette fois les choses ont été pensées en même temps, ce qui est tout à fait positif.
Évaluer pour éclairer et piloter l’action.
C’est un angle un peu nouveau qui monte dans le champ de l’évaluation. Il s’agit d’éclairer les acteurs, notamment localement, en dotant les enseignants, les chefs d’établissements, les inspecteurs…, d’indicateurs qui leur permettent de juger des forces et des faiblesses sur lesquelles ils s’appuieront pour agir et assurer le pilotage pédagogique.
En ce moment-même, les 830 000 élèves de sixième passent, partout en France, une évaluation sur ordinateur, de manière adaptative, selon des technologies innovantes. Chacun recevra un rendu et il y aura des indicateurs disponibles pour les établissements. Il a été question de la liaison école-collège, ces indicateurs-là sont justement, en début de sixième, un retour vers l’école qui doit permettre le dialogue dans les réunions école-collège.
Nous espérons, par ce type de dispositif, faire progresser le système en attaquant l’aspect local et non plus seulement des évaluations nationales, globales.
Disposer d’indicateurs « standardisés », objectifs, pour agir, c’est le début tout simple de l’action, donc de l’intégration.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.
Votre intervention a le mérite de nous fournir des éléments extrêmement précis au moment où nous sentons venir cette question de la France – et de l’école française – championne des inégalités sociales.
Je vous avouerai pour ma part une insatisfaction qui n’est fondée sur rien de scientifique. J’éprouve parfois quelques doutes sur ces enquêtes, qu’il s’agisse de la manière dont elles sont menées, qu’il s’agisse de la considération de l’ensemble des facteurs, qu’il s’agisse de la comparaison internationale, parce que la structuration de notre territoire qui est très hétérogène ne se prête pas forcément à la comparaison avec d’autres pays. J’éprouve toujours un petit malaise en voyant la France désignée comme la « plus mauvaise élève ». Certes, ce n’est pas parce qu’une idée est déplaisante qu’elle est fausse. « Je mesurais la justesse d’une idée au déplaisir qu’elle me causait », disait Sartre. Je n’irai pas jusque-là.
Mais, tout de même, ce qui me gêne dans cette affaire, c’est qu’elle renvoie à la vieille problématique de l’école de Bourdieu – et surtout de ses disciples, que j’ai bien connus lorsque je faisais mes études de philosophie – pour qui l’inégalité à l’école devient l’inégalité par l’École. Nous avons souffert de ce genre de problématique, comme cela a été dit à la première table ronde. Ces mesures internationales permanentes, abondamment reprises dans la presse, peuvent, certes, servir d’alerte justifiée, mais je ne voudrais pas qu’elles réalimentent l’idée d’une École fondamentalement inégalitaire qui, à la limite, accentuerait les inégalités qu’elle a pour charge de limiter, voire de brider. J’ai conscience d’exprimer là un malaise plus qu’une critique.
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Le cahier imprimé du colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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