La remédiation à l’inégalité de départ en matière de vocabulaire et de syntaxe

Intervention d’Yves Cristofari, Inspecteur général de l’Éducation nationale, chef du service de l’instruction publique et de l’action pédagogique à la direction générale de l’Enseignement, au colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » du 27 novembre 2017.

Avant même de traiter des voies actuelles de la remédiation à l’inégalité de départ en matière de syntaxe et de vocabulaire, je voudrais revenir sur ce concept même, fort répandu, d’inégalité de départ, inégalité de ressources linguistiques et culturelles, handicap pour les apprentissages scolaires, qui aujourd’hui envahit le discours au point que l’on juge l’école elle-même comme vecteur d’inégalité, ajoutant de l’inégalité à l’inégalité, malgré l’engagement de ses enseignants.

Cette idée paraît désormais difficile à contester bien que dans le domaine de l’enfance et de même de la petite enfance, on ait tendance à la surestimer. Elle trouve son fondement dans la difficulté majeure de nombreux élèves à entrer dans ce qu’il est convenu d’appeler les fondamentaux, la langue écrite et les mathématiques.

Les élèves ne seraient-ils donc pas tous capables, comme le demande le sociologue Jean-Pierre Terrail dans un ouvrage récent [1]. « L’outillage de base » n’est-il pas le même chez chacun en matière de compétence linguistique opposée par lui aux performances linguistiques qui varient en fonction du milieu socioculturel.

Il y a donc une interrogation à poser : la plupart des modèles pédagogiques et des dispositifs n’ont pas vraiment réussi à permettre aux élèves issus des catégories défavorisées ou en difficulté d’utiliser pleinement leur potentiel intellectuel. Pour la plupart, il s’agit de pédagogies compensatrices et d’adaptation, de dispositifs particuliers, de prises en charge spécifiques.

Or il y a lieu de s’interroger sur la conception même de la pédagogie et des enseignements : contenus, rythmes d’apprentissage, nature de la transmission et méthodes sont autant de questions soulevées par ce débat de première importance.

Je voudrais pour commencer poser un état des lieux aussi objectif que possible.

État des lieux : des écarts qui se confirment

Une première question se pose à l’école afin de relever le défi de l’École républicaine : celle de l’acquisition de la langue orale et écrite.

Quand les élèves entrent à l’école maternelle, leurs acquis langagiers sont encore tâtonnants et surtout très différents suivant l’ancrage familial, les habitudes de communication, les types d’échanges et le nombre d’interlocuteurs rencontrés. Trois ans plus tard, à l’entrée au cours préparatoire, les enfants au vocabulaire le plus pauvre connaissent une moyenne de 500 mots environ ; ceux moyennement pourvus atteignent 1 000 mots ; le groupe le mieux pourvu à peu près 2 500 mots [2].

L’enquête PIRLS 2011 (Programme International de Recherche en Lecture Scolaire mesurant les résultats en lecture des élèves de CM1) met en lumière des écarts de résultats très importants entre les élèves scolarisés dans les réseaux d’éducation prioritaire (480 points) et les élèves scolarisés hors réseaux d’éducation prioritaire (523 points) [3].

Par ailleurs CEDRE 2015 (Cycle d’Évaluations Disciplinaires Réalisées sur Échantillon) mesurant la maîtrise du langage des élèves de CM2 montre que même si la proportion des élèves des groupes de haut et de bas niveaux diminue au profit d’un accroissement des groupes intermédiaires, un écart moyen de performance de 20 points perdure entre éducation prioritaire et le public hors éducation prioritaire. De plus, l’écart de niveau entre les élèves des écoles les plus favorisées socialement et ceux des écoles les plus défavorisées avoisine les 30 points [4].

Si l’on veut évoquer les inégalités géographiques, une étude de la DEPP de 2016 établit la moyenne nationale en maîtrise de la langue des élèves en début de 6ème à 82,1 %, mais le taux est de 90 % dans l’académie de Paris et 77 % dans celle de Lille [5].

Or la recherche confirme que la taille du vocabulaire développé en maternelle est un bon facteur prédictif de la compréhension à la lecture [6].

Enfin, des études [7] menées sur des enfants de 3 et 4 ans montrent l’impact significatif des pédagogies structurées, progressives et répétitives sur le devenir des enfants… 36 ans plus tard.

Comment éviter que la différence de vocabulaire ne se creuse au cours des premières années et que les élèves qui ont commencé l’école avec un vocabulaire limité ne se fassent distancer encore plus par leurs pairs qui ont commencé l’école avec un vocabulaire plus riche ?

Quelles réponses en matière de politique éducative ?

En termes de contenus et de méthodes

Il convient de se centrer sur les apprentissages premiers tant ils sont déterminants.

Évoquons tout d’abord ce qui est attendu des trois années d’école maternelle sachant que désormais 100 % des enfants résidant sur le territoire sont scolarisés à l’âge de trois ans.

L’école maternelle s’affiche comme « l’école du langage » puisqu’elle peut contribuer à la réduction des inégalités des acquis langagiers.

L’école maternelle se donne pour priorité de compenser ces expériences contrastées et d’amener tous les enfants à progresser dans la langue de scolarisation.

L’une des compétences attendues en fin de maternelle est bien de « s’exprimer dans un langage syntaxiquement correct et précis », en « reformulant pour se faire mieux comprendre » (Programme 2015). L’école doit faire en sorte que tous les enfants puissent suivre ce parcours, aient appris à parler avec de plus en plus d’aisance et atteint ce premier degré de maîtrise, à la fin de la grande section.

Le professeur d’école maternelle conduit les élèves à découvrir le principe alphabétique, à acquérir une conscience phonologique [8] en manipulant phonème et syllabes, à enrichir le lexique. Le niveau de conscience phonologique de l’enfant pré-lecteur en grande section de maternelle est prédicteur de la réussite au CP.

L’enseignant fait en sorte d’augmenter de manière significative le capital lexical de chaque enfant, en compréhension et en production, et de développer les compétences syntaxiques. Donnant à entendre à tous les élèves une langue cible correcte et maîtrisée, il apporte une aide spécifique aux enfants en difficulté, en particulier aux élèves allophones.

Peu à peu les élèves commencent à comprendre l’articulation entre l’oral et l’écrit ; c’est alors que l’apprentissage de la lecture et de l’écriture peut être envisagé dans de bonnes conditions.

Dans les zones d’éducation prioritaire, l’incitation très forte depuis 2013 d’implanter des classes de tout-petits (accueil à 2 ans) permet d’affirmer cette politique volontariste visant à lutter contre les inégalités de départ, notamment celles qui ont trait aux apprentissages langagiers. L’objectif est clairement porté vers l’adaptation à la scolarisation mais il s’agit surtout d’engager les élèves dans une pratique langagière régulière (langage de communication et première approche d’un langage d’évocation).

La volonté du ministre Jean-Michel Blanquer est d’affirmer cette place du langage à l’école maternelle comme moyen de compenser les inégalités et d’affirmer une place centrale à l’apprentissage du vocabulaire. Mais aussi de fixer des attendus très explicites en ce qui concerne la découverte du principe alphabétique et d’une première conscience phonologique. D’autre part, la compréhension est elle aussi mise en avant : une incitation très forte à la lecture à haute voix de la part de l’enseignant doit permettre aux élèves de prendre conscience que ce qui se dit à l’oral se transfère à l’écrit. C’est aussi le moyen d’entrer dans une première phase de compréhension (structuration du texte, premières inférences, etc.)

Au cours préparatoire, il convient de faire face à une diversité des compétences langagières qui reste forte. Le choix ministériel est de faire de cette classe le fer de lance de la réussite scolaire en lui attribuant un rôle spécifique, avec des attendus clairement définis.

L’oral doit y être travaillé dans une grande variété de situations scolaires et faire l’objet de séances d’enseignement spécifiques. Chaque élève doit conquérir un langage plus élaboré.

Mais la question prioritaire, c’est l’accès à la lecture. Pour ce faire, il faut tendre à faire de chaque élève de cours préparatoire un lecteur autonome.

Sans revenir à des querelles de méthodes, il faut bien constater que la méthode dite « mixte », actuellement dominante, qui consiste à associer des apprentissages globaux à la connaissance du code, ne réussit guère aux enfants des catégories défavorisées. On oppose souvent déchiffrage et sens, bien inutilement puisque, nécessairement, « lire, c’est comprendre ». Or, ce que nous disent aujourd’hui les sciences cognitives, c’est que justement le déchiffrage soutient la compréhension. Un élève débarrassé des obstacles d’un déchiffrage insuffisamment maîtrisé, perçoit immédiatement le sens de ce qu’il lit.

Ceci suppose qu’au début de l’année de CP, l’accent soit mis sur l’apprentissage de la conscience phonémique [9], du principe alphabétique, de la lecture à voix haute de syllabes et de mots, afin d’introduire peu à peu la compréhension de phrases et de textes courts.

De ce point de vue l’usage d’un manuel de qualité, conforme aux objectifs d’apprentissage, est indispensable.

Cette priorité étant donnée à la maîtrise du code, la compréhension fera aussi l’objet d’un enseignement d’abord à partir de textes lus par l’enseignant, ensuite à partir de textes découverts en lecture autonome.

L’appropriation d’une première culture littéraire doit aussi être envisagée à travers des choix de textes reflétant les différents genres littéraires. La découverte de textes patrimoniaux permet à cette occasion aux élèves d’acquérir une culture commune.

En relation avec toutes les composantes du français, les élèves sont régulièrement en situation d’écrire : des lettres, des syllabes, des mots, des phrases, puis de courts textes.

Enfin, pour mieux lire, pour produire des écrits simples, organisés et ponctués, on fait entrer les élèves dans une réflexion sur le fonctionnement de la langue. Il s’agit donc d’acquérir des premiers savoirs lexicaux et grammaticaux. Au cours élémentaire première année, on approfondira le domaine de la lecture à travers des textes plus longs, de l’écriture et de la mémorisation d’un lexique nettement plus important.

Quel est le profil attendu de l’élève en réussite à la fin du CP ?
– À l’oral : il prononce distinctement les différents sons, il exprime clairement une idée simple, il intervient à bon escient.
– En lecture : il témoigne d’une bonne conscience phonémique, maîtrise le principe alphabétique et la correspondance graphèmes-phonèmes, il identifie les mots, est capable de lire et de comprendre un texte adapté à son niveau de lecture.
– En vocabulaire : il sait trier et mémoriser le lexique adapté à son niveau.
– En écriture : il sait rédiger des phrases simples en en connaissant les bases orthographiques.

Afin de fixer les grands principes d’un apprentissage réussi de la lecture-écriture, la rédaction d’un ouvrage de référence appuyé sur l’état de la recherche a été engagée par le ministère à destination des enseignants pour rendre leurs pratiques plus efficaces en ce domaine. C’est le premier du genre dans l’histoire de l’École.

En termes de stratégie et d’organisation

Au-delà des contenus et des méthodes, il faut expliquer le choix stratégique fait par le Président de la République en demandant le dédoublement des classes de cours préparatoire dont l’objectif est de parvenir à 100 % de réussite en CP pour garantir l’acquisition du « lire, écrire, compter, respecter autrui ».

Avec un faible effectif (12 élèves) dans les classes de CP des « réseaux d’éducation prioritaire plus » et, dès l’année prochaine, dans les classes de CE1 des mêmes réseaux et les CP de l’ensemble de l’éducation prioritaire, l’institution crée les conditions optimales pour une pédagogie de la réussite.

À tous les niveaux de la scolarité, à commencer par la maternelle et le CP, l’école veut se mobiliser pour promouvoir la lecture. Le contact avec les textes crée une dynamique vertueuse : en écoutant des textes, l’élève de maternelle enrichit son vocabulaire et consolide sa connaissance de la syntaxe, donc l’élève comprend mieux d’autres textes lus par l’enseignant puis, à partir du CP, par lui. Au contact de ces nouveaux textes, l’élève développe son vocabulaire, maîtrise mieux la syntaxe, ce qui le rend plus compétent pour lire avec plaisir d’autres textes, et ainsi de suite.

Enfin des évaluations sont passées par tous les élèves, en début de CP puis en milieu d’année scolaire, afin de faire un point très précis sur leurs acquis. Les enseignants, en s’appuyant sur les résultats des élèves, peuvent mettre en place un pilotage pédagogique adapté à leurs besoins en identifiant leurs difficultés afin d’y remédier. Cette culture de l’évaluation dans la classe doit être une constante pour donner du sens à l’action des enseignants.

Rappelons également que la formation initiale et continue des enseignants doit être aussi questionnée avec une volonté de fixer des priorités explicites en matière de formation.

C’est à ces conditions de réussite que la scolarité et, partant, l’intégration de chacun, seront assurées.

Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.

Vous avez brillamment éclairé la question plutôt confuse que je posais : Y a-t-il un hiatus entre l’intégration sociale et l’intégration républicaine ? Je constate bien volontiers que l’intégration qu’on va appeler « sociale », parce que l’École accueille des enfants par définition liés à leur milieu, soutient l’intégration républicaine, sans pouvoir s’y substituer, bien sûr, puisque l’on n’est ici qu’au début de la scolarisation.

Je me souviens des débats qui avaient agité l’hémicycle lors du vote de la loi Peillon. Une chose pourtant faisait consensus dans le programme de cette loi Peillon, c’était la nécessité de compenser très précocement les inégalités, au primaire et, si possible, dès la maternelle, d’où l’idée de la généralisation de l’accueil des enfants de deux ans. Sur ce point, je dirai, parlant sous votre contrôle, qu’un bon sens général s’est installé. C’est ce que pensent la plupart des acteurs, en l’espèce je parle des membres de l’Assemblée. Les parents eux-mêmes, quelle que soit leur relation à l’École, sont acquis à cette idée que les choses se passent d’une manière précoce.

Le code, le déchiffrage soutient la compréhension, nous avez-vous dit. C’est très important. Je n’ai pas besoin de rappeler les immenses débats pédago-pédagogistes qui ont divisé ce pays : le global, le semi-global, l’analytique, le rapport entre ce que certains appelaient « ânonner » et la compréhension globale… Si nous avons pu arriver à un certain apaisement en faisant accepter l’idée, que vous avez très bien défendue, selon laquelle le déchiffrage soutient la compréhension, c’est déjà un acquis tout à fait considérable.

Je voudrais évoquer, sans qu’elle nous emmène trop loin, la question du lien entre le CM2 et la sixième. J’ai bien noté, lisant son ouvrage publié l’année dernière [10], que le ministre Blanquer milite fortement pour un continuum plus net entre le CM2 et la sixième. Il a d’ailleurs déjà pris des mesures en ce sens. Je m’interroge : il fut une époque où l’enfant était « jeté » au collège, dans un univers différent – pas sauvage, tout de même ! – face à des professeurs de diverses disciplines, qui le vouvoyaient (je parle d’une époque révolue). N’y avait-il pas là une sorte de choc culturel qui pouvait aussi lui apporter quelque chose ? Mais je ferme bien vite cette parenthèse… bien que je voie quelques hochements de têtes approbatifs.

—–
[1] Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, Jean-Pierre Terrail, Paris, La Dispute, 2016.
[2] « Le vocabulaire pour dire et lire » in Enseigner le vocabulaire, Alain Bentolila, Infothèque cycle 2, novembre 2011.
[3] « Pirls 2011. Étude internationale sur la lecture des élèves en CM1 » in Note d’information, n°12.21, décembre 2012.
[4] « Cedre 2003-2009-2015 – Maîtrise de la langue en fin d’école » in Note d’information, n°20, juillet 2016.
[5] « Évaluation numérique des compétences du socle en début de 6e » in Note d’information, n°18, juin 2016.
[6] Lexique et compréhension des textes in Enseigner le vocabulaire, Jacques Crinon, Infothèque cycle 2, novembre 2011.
[7] The High/Scope Perry Preschool Study Through Age 40, Lawrence J. Schweinhart, High/Scope Press, 2004.
[8] La conscience phonologique est la capacité à identifier les composants phonologiques de la langue et à pratiquer des opérations sur ces composants.
[9] La conscience phonémique est la capacité de l’enfant à identifier des phonèmes dans la chaîne parlée.
[10] L’École de demain : Propositions pour une Éducation nationale rénovée, Jean-Michel Blanquer, éd. Odile Jacob, octobre 2016.

Le cahier imprimé du colloque « L’Ecole au défi de l’intégration républicaine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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