Une tribune de Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’Etat (h), ancienne directrice de l’ENA, ancienne parlementaire, vice-présidente de la Fondation Res Publica, parue dans Le Figaro Vox, du 4 octobre 2018.
Les dégâts du révisionnisme à jet continu
Chacun des présidents élus sous la V° République avait, dans un premier temps, usé modérément du privilège de toucher à la Constitution. Ni Pompidou à qui le temps a manqué, ni Giscard qui ne disposait pas d’une majorité suffisante, ni Mitterrand qui avait voulu au terme de ses deux mandats dresser un inventaire des réformes utiles pour l’avenir, ni même Chirac qui s’était laissé imposer le quinquennat n’avaient inauguré leur mandat par un train de réformes constitutionnelles. C’est en cours de mandat que, besoin politique ou convictions aidant, et hors le cas des révisions imposées par la ratification des traités européens, certaines réformes avaient été mises sur la table (élargissement du référendum, peine de mort, Charte de l’environnement, statut pénal du chef de l’État, modification du rythme des sessions parlementaires… par exemple).
C’est donc à une vraie fuite en avant que nous assistons depuis le début du mandat de Nicolas Sarkozy à coups d’affichage de libertés nouvelles (référendum d’initiative partagée, défenseur des droits, question prioritaire de constitutionnalité), de modification de la procédure parlementaire (avec le vote en Commission des projets de lois), ou encore par des proclamations sans lendemain législatif, comme celle sur l’égalité des sexes. La révision constitutionnelle en cours est une illustration supplémentaire de cet effet mécano qui traite de tout sauf du cœur du sujet.
Le résultat de tout cela? À force de rendre touffu un texte conçu pour être clair et concentré, on a finalement perdu de vue l’essentiel: la mise en place d’institutions faites pour garantir l’effectivité d’un principe qui surplombe tous les autres, celui de la souveraineté populaire. C’est lorsque la vie de celle-ci est assurée que droits et libertés trouvent toute leur force: le référendum le montre, qui voit la participation populaire augmenter ou se réduire selon que la question posée touche de plus ou moins près à l’essentiel. Il ne sert donc à rien de se livrer à une distribution de plus en plus généreuse de droits de toute sorte. La demande démocratique latente des Français, exprimée dans leur rejet souvent brutal des partis – faute de pouvoir disposer du signal utile de la cohabitation – reste ainsi insatisfaite… Jusqu’à ce qu’un nouveau quinquennat vienne à nouveau engraisser un peu plus encore le texte fondamental. Les rouages, croit-on, se perfectionnent, mais ce qui entraîne la machine reste en dehors du débat.
Bien entendu toutes les réformes ne sont pas inutiles. Mais, après l’excès réglementaire, puis la multiplication des lois, c’est aujourd’hui le texte fondamental qui tend à devenir un supermarché des bonnes idées là où certains correctifs vraiment utiles auraient dû seuls trouver leur place: procédure parlementaire, par exemple, ou bien contrôle de l’action gouvernementale ou telle règle spécifique (statut pénal des ministres).
Des révisions, oui : mais pour l’essentiel, pas pour l’accessoire
Ce mécano disparate et largement inutile dessine en creux ce que serait la «bonne» réforme constitutionnelle. Ce serait celle qui répondrait à la demande latente des Français: être guidés vers des objectifs déconnectés du temps de la gestion quotidienne et de la dictature des sondages, tâche du Président de la République, d’autant plus essentielle que le monde devient de moins en moins lisible, pouvoir exprimer leurs choix à travers des partis qui feraient vivre le débat démocratique au lieu de se réduire à des appareils hantés par le renouvellement de leurs élus et caporalisés par un effet majoritaire sans contrepartie, sans doute aussi exprimer leurs grands choix à travers le référendum dès lors que celui-ci aurait pour conséquence directe la mise en jeu du mandat du chef de l’État, règle non écrite mais essentielle à l’équilibre constitutionnel, piétinée en 2005 par un président supposé gaulliste. Reste la question de l’équilibre entre l’exécutif et le Parlement qui ne saurait se résoudre raisonnablement par un retour au régime d’assemblée. Des pouvoirs accrus du Parlement et de ses Commissions pour le contrôle de l’activité gouvernementale, peut-être une plus forte présence dans la conduite de la politique étrangère par un statut renforcé donné au pouvoir de prendre des «résolutions» (tout particulièrement en matière européenne), et, pour finir, il faut bien le dire, de vrais moyens de fonctionnement pour des élus appelés, si les réformes en cours voient le jour, à représenter de vastes territoires sans y disposer d’un ancrage local.
On ne peut refaire l’histoire. Il est donc aujourd’hui très difficile de revenir sur le quinquennat. Comment s’attaquer à ses deux effets néfastes principaux? Sur le premier, le blocage du débat public toujours sensible aujourd’hui, alors même que les Français ont rejeté les partis traditionnels, il ne semble pas hors de portée de revenir sur la séquence présidentielles / législatives en déconnectant d’au moins un an les deux échéances. Cette réforme aurait d’autant plus d’effet en cas de dissolution de l’Assemblée nationale ou de démission d’un Président battu dans un référendum. Faire respirer la démocratie demande des moyens autres que de bricolage. Revenir devant le peuple pour voir confirmer ou infirmer un mandat, comme le veut la tradition britannique, est le meilleur moyen d’assurer un équilibre entre la demande de démocratie et les nécessités d’un contrat de gouvernement.
Quant au second effet néfaste du quinquennat, la confusion du court et du long terme, est-il possible de revenir sur le brouillage des frontières entre l’Élysée et Matignon? Ce brouillage est peut-être le premier des maux qui entraîne tous les autres: dissémination du projet présidentiel en réformes multiples et hétérogènes, saturation de l’effet d’image, excès de décisions portées par la technocratie et stérilité du débat parlementaire, hantise des sondages, dévalorisation du rôle des élus premiers représentants en théorie de la volonté populaire. Il est très difficile de réécrire de façon crédible les articles de la Constitution relatifs à la distribution des pouvoirs entre le Président de la République et le Premier ministre. Le comité Vedel en 1993 puis surtout le comité Balladur en 2007 y avaient renoncé. Alors instaurer le sexennat qui réintroduirait naturellement une déconnexion bénéfique des fonctions du Président et du chef du gouvernement? Pourquoi pas? Mais en l’état de volatilité des opinions et d’hostilité à tout ce qui touche à la notion même du pouvoir, une telle réforme serait peut-être difficile à présenter au peuple français… à moins que ce ne soit l’inverse.
Il n’y a aucune raison aujourd’hui de penser, contrairement à ce qui fonde les projets de «VI° République», que les Français veulent retourner au régime d’assemblée. Il y a toutes les raisons de croire, au contraire, qu’ils ne demandent qu’à aller ensemble vers un projet d’avenir que seul le chef de l’État élu au suffrage universel est en mesure de dessiner. Encore faut-il que les institutions le lui permettent. Comment dans les conditions actuelles faire exister un vrai projet pour la France, celui que légitimait la philosophie même des institutions de la V° République? Pour le dire autrement: comment (re)trouver un jeu institutionnel qui permettrait de transformer la belliqueuse humeur gauloise du peuple français en élan vers un destin commun? C’est là un débat essentiel car il touche au plus profond de notre culture politique et historique.
Source : Le Figaro Vox
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