60ème anniversaire de la Vème République, ou la mélancolie constitutionnelle

Une tribune de Jean-Éric Schoettl, conseiller d’Etat (h), secrétaire général du Conseil constitutionnel de 1997 à 2007, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, parue dans Le Figaro Vox, du 3 octobre 2018.

Éprouve-t-on en France cet amour de la Constitution qu’on rencontre aux États-Unis (où elle est une référence vénérée) ou en Allemagne (où, pour les raisons historiques que l’on sait, le seul patriotisme qui vaille est le « patriotisme constitutionnel »)?On n’oserait l’affirmer. Preuve en est que, dans un pays pourtant porté aux commémorations, le soixantième anniversaire de la Constitution de la Vème République (il en fut de même du quarantième et du cinquantième) est en passe de se dérouler sans faste particulier.

Pourtant, la Constitution de la Vème République, patrimoine commun de la Nation, mériterait de notre part quelques égards et un peu de gratitude, au moins rétrospectifs.

Approuvée par près de 80% des Français il y a soixante ans, elle a tiré la France d’une période de troubles qui menaçaient de s’aggraver dramatiquement. Férocement combattue au départ par une partie de la classe politique, elle a réussi à se rallier (à très peu de chose près) l’ensemble de celle-ci après que la gauche, ayant pris les manettes de l’État en 1981, s’est trouvée fort à son aise avec ses institutions. Faisant preuve d’une souplesse et d’une solidité inattendues à l’origine et sans précédent depuis la fin de l’Ancien Régime, la Constitution de 1958, amendée par l’élection du chef de l’État au suffrage universel en 1962, a surmonté tous les «crash tests» auxquels l’a soumise l’histoire contemporaine (décolonisation, Mai 68, alternances, cohabitations, crises financières). Sous son ombre protectrice, notre pays a connu jusqu’à la crise pétrolière de 1973 une remarquable période de dynamisme économique, de mieux-être social et de tranquillité civile. La promesse originelle de stabilité gouvernementale a été tenue jusqu’ici. Soixante ans (bientôt un record) et pas de contestation majeure: ce petit miracle consensuel au pays des Gaulois réfractaires appellerait un minimum de dévotion.

D’où vient alors la froideur envers la Constitution ?

Une première explication est que, contrairement à l’Allemagne, la France n’a pas un besoin vital de patriotisme constitutionnel, parce qu’elle conserve une forme traditionnelle de patriotisme. Un patriotisme certes un peu groggy à force de mondialisation et de repentance, mais qui se réveille au lendemain d’un attentat, de la disparition d’une grande figure nationale ou d’une victoire sportive.

La deuxième explication est que « Constitution » rime avec « institutions ». Or, les mécanismes institutionnels ne passionnent pas l’opinion, même s’ils sont l’horloge interne de la démocratie. La plupart de nos concitoyens entretiennent avec ces mécanismes le même type de rapport qu’avec les puces électroniques de leurs smartphones: ils y voient des «boîtes noires» dont il convient seulement d’attendre qu’elles assurent les fonctionnalités requises.

N’est-il pas légitime, au demeurant, que la première demande citoyenne à l’égard d’un régime institutionnel soit non de lui voir prendre un tour présidentiel ou un profil parlementaire, mais de permettre aux pouvoirs publics de conduire des politiques répondant efficacement aux préoccupations quotidiennes des gens ordinaires (chômage, désindustrialisation, sécurité, immigration, environnement)? Comment blâmer nos concitoyens de trouver lointaine et non prioritaire (même si elle est en réalité importante du point de vue de la qualité du travail législatif) la question de savoir si le texte d’un projet de loi discuté en première lecture, devant la première assemblée saisie, doit être celui du gouvernement ou bien celui amendé par la commission compétente (comme c’est le cas depuis la révision constitutionnelle de 2008 sauf cas particuliers, NDLR)?

Une troisième explication est que, depuis le début des années 1990, la Constitution de la Vème République a perdu de sa majesté et de sa crédibilité à force d’être triturée.

La Constitution de la Vème République a déjà été remaniée 24 fois depuis 1958, dont 19 fois depuis 1990, c’est-à-dire de plus en plus fréquemment. Et de plus en plus substantiellement. La révision de 2008 représente à ce jour un record, sur le plan quantitatif, mais aussi du point de vue qualitatif. Le record est en passe d’être battu avec le cru 2018. Une norme suprême versatile peut-elle être ressentie comme suprême ? Plus encore que la loi, la Constitution ne doit être touchée que d’« une main tremblante ». Le pli semblait avoir été pris aux débuts de la Ve République, puisque la Constitution ne fut modifiée, dans les trente premières années de son histoire, qu’à une poignée d’occasions, toujours capitales (élection du président de la République au suffrage universel direct en 1962), à chaque fois ponctuellement. Ce temps est révolu. Au cours des trente dernières années, la Constitution se boursoufle, de révision en révision.

Un quatrième élément d’explication est que le résultat global de ces révisions a été d’affaiblir les pouvoirs issus de l’élection, exécutif et Parlement, souvent au profit d’organes non élus, qu’ils soient supranationaux, juridictionnels ou administratifs, si bien que le représentant se trouve de plus en plus entravé pour répondre diligemment aux aspirations du peuple souverain.

Les modifications apportées à la Constitution depuis trente ans ont notamment ratifié des transferts (totaux ou partiels) de compétences régaliennes aux organes de l’Union européenne (monnaie, négociation d’accords commerciaux internationaux, questions migratoires, justice, discipline budgétaire). Elles ont privé l’État national de ses prérogatives traditionnelles dans des matières intéressant les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale. Elles ont consacré la primauté du droit européen – y compris celui issu du droit européen dérivé (directives et règlements) – sur la loi nationale, laquelle est dès lors vouée à n’être qu’une mesure d’application de la directive ou du règlement européens.

Ces abandons de souveraineté se heurtent, lorsqu’ils sont consultés, à une réticence croissante de nos concitoyens. Le traité de Maastricht n’est approuvé que de justesse lors du référendum de septembre 1992. Le traité « établissant une Constitution pour l’Europe » est rejeté lors du référendum de mai 2005.

Avec l’instauration du quinquennat en 2000, suivie de l’inversion des scrutins présidentiel et législatif (le second se déroulant désormais un mois après le premier), la synchronisation des élections présidentielle et législatives affaiblit le couple exécutif en laissant le chef de l’État seul sur la scène publique, car seul détenteur de l’autorité politique originelle (toutes les autres autorités, y compris la majorité parlementaire, procédant de lui), prisonnier de son programme de candidat et condamné à répondre de tout et à descendre dans l’arène du gouvernement quotidien (on le voit bien, malgré sa volonté de camper une hauteur jupitérienne, dans le cas du président actuel).

La loi constitutionnelle du 1er mars 2005 (relative à la Charte de l’environnement) soumet les pouvoirs publics à de fortes exigences, de fond comme de forme, en matière de décisions relatives à l’environnement. Ces contraintes sont en outre de portée imprécise et leurs conséquences n’avaient guère été anticipées. Ainsi, le contenu normatif du « principe de précaution » n’est pas encore véritablement fixé et cette indétermination même, par l’insécurité juridique qu’elle génère, hypothèque bien des initiatives. La Charte de l’environnement a également malmené une des options premières de la Constitution de 1958 (à savoir la séparation entre le domaine de compétence du Parlement, qui adopte des lois, et le domaine de compétence de l’administration, qui édicte des décrets et des arrêtés, NDLR) en faisant remonter au niveau de la loi les modalités selon lesquelles le public participe à toutes les décisions ayant une incidence sur l’environnement.

Avec l’institution de la « question prioritaire de constitutionnalité » par la révision constitutionnelle de 2008 (cette innovation permet à tout justiciable d’invoquer, lors d’un procès, la non-conformité à la Constitution d’une loi qu’on entend lui appliquer. Le Conseil d’État ou la Cour de cassation, s’ils estiment l’argument sérieux, transmettent la question litigieuse au Conseil constitutionnel, qui statue et peut annuler la loi contestée, NDLR), la loi promulguée devient un énoncé précaire et révocable, grevé de la double hypothèque du droit européen et du droit constitutionnel. Elle n’exprime plus une volonté générale durable, mais une règle du jeu provisoire, perpétuellement discutable, continuellement à la merci d’une habileté contentieuse placée au service d’intérêts ou de passions privés. Présentée comme un droit nouveau des citoyens, la question prioritaire de constitutionnalité ne sert au mieux que l’infime minorité de ceux qui iront au bout de la procédure. Pour nous tous, elle se paie au prix fort de l’instabilité législative. Les censures, fréquentes, touchent tant des dispositions anciennes que des textes récents, parfois très récents, conduisant le législateur soit à repenser une législation déjà entrée dans les mœurs, soit à revoir sa récente copie.

Si la Constitution de 1958 a servi pendant longtemps la souveraineté populaire, particulièrement en restaurant l’autorité de l’État, elle est devenue trop souvent, depuis trente ans, le réceptacle de démissions démocratiques. Toujours porteuse de notre ADN républicain, elle risque, à ce train, de muter en OGM. Comment nos concitoyens ne le ressentiraient-ils pas ?

Source : Le Figaro Vox

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