Une approche réaliste des problèmes internationaux

Note de lecture du livre de Hubert Védrine, « Comptes à rebours » (Fayard, 2018), par Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’Etat (h), vice-présidente de la Fondation Res Publica. Cet ouvrage [1] développe ce que l’on pourrait appeler une approche réaliste des problèmes internationaux. En rupture ferme quoique non agressive avec une partie des idées dominantes, Hubert Védrine plaide pour un « retour au réel » qui romprait avec la vision largement répandue en Occident d’une « communauté internationale » appelée à résoudre les situations conflictuelles sur la base d’une foi en la propagation inéluctable des droits de l’homme.

Il pense que nul ne contrôle véritablement l’ordre mondial, l’«hyperpuissance » américaine comme il l’avait baptisée dans les années 90, n’étant plus en situation de le faire. Elle devient, à ses yeux, un « leadership relatif ». Ainsi, au-delà même de l’actuel désordre mondial que nul ne maîtrise, les interrogations sur l’avenir l’emportent-elles sur les certitudes comme le montrent les trois défis en forme de « comptes à rebours » que nous devons regarder en face :

L’urgence écologique qui « commande tout le reste » : il s’agit non de « sauver la planète » mais de sauver « la vie sur la planète », qui serait compromise avec dix milliards d’habitants généralisant le mode de vie occidental actuel [2] « prédateur et destructeur » ;

L’explosion démographique avec 2,4 milliards d’Africains en 2050, soit un quart de l’humanité pour 500 millions d’Européens, d’où des phénomènes migratoires « compliqués à gérer » à conséquences négatives : « anémie dans les pays de départ, perturbations dans les pays de transit, troubles dans les pays d’arrivée » ;

Le choc numérique, avec non seulement la question de la modification profonde du travail et de l’emploi, mais de plus la montée de l’IA (intelligence artificielle) qui divise les techno-optimistes comme Marc Zuckerberg ou le futurologue américain Roy Kurzweil (qui fixe à 2045 le moment, à ses yeux positif, où l’intelligence des machines deviendra supérieure à celle de l’homme) et les alarmistes comme Stephen Hawking qui réclamait une stricte régulation de l’IA ou bien des sceptiques comme Luc Ferry pour qui le transhumanisme recèle le meilleur et le pire.

D’où l’interrogation : que restera-t-il du pouvoir des Etats ou même des organisations internationales dans le monde numérisé ? Peut-on envisager un multilatéralisme (seule bonne conception des relations internationales selon Hubert Védrine) dans un monde horizontal « numérisé, court-termiste, réactif et viral » ? Quelles seront les entités qui demain prendront en charge l’intérêt général ou, « comme on dit dans le jargon de l’OMC, les préférences collectives » ? Le combat pour savoir si ce seront les GAFA, NATU voire BATX ou les gouvernements, ou encore des instances comme la Commission européenne, n’est aux yeux de l’auteur ni perdu ni gagné. Mais « c’est une bataille dont l’issue est incertaine ».

Après cette présentation d’ensemble, l’ouvrage fait l’inventaire de quelques sujets majeurs.

* La critique de la notion de « communauté internationale » qui, aux yeux de Hubert Védrine, n’existe pas. C’est une vision totalement irréaliste largement partagée par les politiques, penseurs et analystes qui ne voient pas le monde tel qu’il est. L’Europe cultive par là une « vision éthérée d’un monde post-tragique et post-historique, avec l’idée de prévention des conflits, de soft power, de Cour pénale internationale (qui se ramène à) une construction sympathique mais terriblement abstraite » qui ne peut que se fracasser sur la réalité qui s’impose à nous, celle d’une situation mondiale instable, génératrice de violences dont personne n’a plus le contrôle, où le triomphe du modèle libéral démocratique est de moins en moins certain avec la montée de la Chine et des « démocratures » (régimes avec élections mais sans démocratie comme la Turquie ou la Russie).

Hubert Védrine défend une vision « réaliste », dans la lignée de Henry Kissinger, « homme pétri et fasciné par l’Europe », grand admirateur de Richelieu, tout en reconnaissant que depuis son passage au pouvoir, l’Europe a beaucoup perdu de ce qui lui restait encore de présence dans le contrôle de l’ordre mondial.

* La « gouvernance mondiale » : pour Hubert Védrine, elle existe sans exister. Il y a les institutions fondées par les vainqueurs à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, complétées par les G7, G8 et G20 et les grandes institutions (Bretton Woods, FMI) ou agences et organisations onusiennes, l’OMC [3], tous organes qui « sont des cadres, utiles et précieux, pas des pouvoirs, ou alors limités et spécialisés ». Mais à la base de leur fonctionnement, il y a le fait que le pouvoir est détenu par les Etats et c’est pourquoi l’ONU a très peu de latitude de décision. Hubert Védrine prend l’exemple de la première guerre du golfe où l’ONU a autorisé l’intervention en raison de l’accord des puissances (pas de veto russe). Inversement, les puissances peuvent agir sans autorisation du Conseil de sécurité tout en invoquant le chapitre VII comme l’ont montré les interventions en Libye par exemple et, a contrario, l’impossibilité pour la France d’intervenir en Syrie en 2013 non pas à cause des vetos russe et chinois mais en raison du retrait américain.

* L’Europe et son avenir : toujours dans sa posture réaliste, Hubert Védrine part du constat d’un double problème fondamental : le désenchantement des peuples et le refus des Etats de concevoir une Europe puissance. Ce sont là pour lui les deux éléments clés du futur européen.

S’agissant du premier problème, Hubert Védrine estime qu’il devrait appeler des réformes qui permettrait de retrouver l’adhésion des eurosceptiques, qu’il distingue des « anti européens » et dont les demandes finalement raisonnables devraient être entendues : décréter une pause dans la fuite en avant vers le normativisme (à l’exception de l’harmonisation de la zone euro), privilégier les exercices en commun de compétences sur le abandons de souveraineté, coup d’arrêt aux exigences de la concurrence aveuglement interprétées, tout cela formerait une sorte de « compromis historique entre les élites européennes ou européistes et les populations ».

Cette pause serait mise à profit pour demander à d’anciens dirigeants européens d’indiquer les compétences ou les processus qui pourraient être restitués aux Etats membres, pour mettre en place une politique cadre de gestion des flux migratoires (avec vérification de la capacité des 26 membres de l’espace Schengen pour assumer leurs engagements comme cela a été fait pour les banques), pour harmoniser l’économie de la zone euro avec une policy mix combinant croissance et assainissement des finances publiques à un rythme soutenable. Enfin, une impulsion serait donnée dans des domaines clés (innovation et transition écologique, énergie).

Sur le second problème, Hubert Védrine souligne que le modèle de vie européen ne pourra perdurer si l’Europe ne se donne pas les moyens de peser dans le monde. C’est là un enjeu considérable qui inclut la question de la défense [4], les relations avec la Russie, avec lequel une coopération lucide et exigeante doit être renouée, un partenariat lucide avec les Etats-Unis (« amis, alliés, pas alignés »), une capacité de proposition aux puissances nouvelles sur une amélioration des institutions internationales (réformer le système des Nations Unies [5] , Bretton Wood, l’OMC et les « G »), et en recherchant un rôle phare dans l’écologisation de l’économie. Il faut un « éveil ou réveil de l’idée de puissance dans l’esprit des Européens, une puissance pacifique mais respectée, prête à défendre ses intérêts et pas uniquement dans le domaine commercial ». Ce sera difficile parce que « ce n’est pas l’ADN de l’UE qui n’a pas été conçue pour cela » et cela ne se fera sans doute pas sans une crise entre européens. Mais « c’est la pérennité et l’avenir du mode de vie européen qui est en jeu ».

* Un intéressant chapitre est consacré à l’apport de Francis Fukuyama (La fin de l’histoire, 1992) et de Samuel Huntington (Le choc des civilisations, 1996). Hubert Védrine pense que Francis Fukuyama a été mal compris : son ouvrage intervenant après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Empire soviétique a été accueilli dans un climat de victoire des valeurs occidentales que l’opinion a crue irréversible. En réalité selon Hubert Védrine, Francis Fukuyama incarnait plutôt « la renaissance d’un optimisme libéral après le siècle et la chute des totalitarismes » ce qui n’est pas la même chose que la fin de l’histoire. En fait l’histoire continue et nous ne vivons pas « dans un monde post-tragique, post-historique, le monde idéal, le monde de la bienveillante communauté internationale, de la société civile et des ONG ». Il faut selon Hubert Védrine « sortir du coma stratégique » : « la Russie ne va pas disparaître, les émergents émergent, l’islam est déchiré par des convulsions ». Le monde dans lequel nous vivons ressemble plutôt selon Hubert Védrine à celui annoncé par Samuel Huntington qui a le mérite d’avoir dit que nous ne vivions pas dans un monde harmonieux. « Nous sommes dans le monde de Trump, de Poutine, de Xi Jinping, de Netanyahou, de Khamenei, d’Al Qaida et de Daesh etc… et les Européens y sont sur la défensive ». La conclusion se veut d’ailleurs optimiste : de tout cela il résulte que « rien n’est joué ».

On retrouve dans cet ouvrage le ton propre à Hubert Vedrine, assis sur le choix rhétorique d’asséner en termes mesurés des critiques en réalité très sévères : on a cité ses propos sur la « communauté internationale » ; le lecteur savourera aussi le passage consacré aux ravages du néoconservatisme à la française au Quai d’Orsay depuis plus de dix ans. S’agissant des perspectives futures, le propos est sur le fond cette fois assez mesuré : ainsi les propositions sur un redressement de l’Union européenne sont-elles à la fois pleines d’une vraie sagesse dialectique mais qui peut sembler fondée sur une surévaluation de la capacité de changement. De même, le « rien n’est joué » avec les GAFA laisse un peu sur sa faim faute de pistes. La réintégration dans le commandement stratégique de l’Otan [6] est balayée comme accessoire. Chacun jugera ce qu’il tire de tout cela. Ce qui est certain c’est que, globalement, ce Comptes à rebours est l’ouvrage d’un grand professionnel de la politique internationale, nourri de l’expérience et alimenté par une profondeur de vues souvent magistralement exprimées.

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[1] L’ouvrage de Hubert Védrine reprend des articles ou contributions publiés entre 2012 et 2018 en les faisant précéder d’une longue introduction sur les défis à venir.
[2] Hubert Védrine pense que les politiques, journalistes et think tanks ne s’y intéressent pas réellement mais que « heureusement » l’économie et la finance ont commencé à changer sans les attendre. Il note aussi le tournant spectaculaire de la Chine sur la question.
[3] Sans parler des innombrables régulations techniques, qui régissent le commerce maritime, le transport aérien, les télécommunications, l’énergie, internet etc.
[4] Plus actuelle encore après la publication de cet ouvrage, depuis la position prise par Donald Trump. L’Otan est de toute façon aux yeux d’Hubert Védrine une organisation affaiblie d’ailleurs contestée par le Pentagone qui trouve « compliqué » et non indispensable de passer par elle.
[5] Hubert Védrine n’est toutefois pas favorable à un élargissement du Conseil de sécurité : d’une part on se heurterait au veto de la Chine si on intégrait le Japon et l’Inde, d’autre part créer un siège pour l’UE signifierait que la France et le Grande-Bretagne perdraient leur siège. Hubert Védrine pense que les multiples et récurrents projets de réforme n’aboutiront pas sans « une nouvelle conférence de Yalta avec les vrais patrons du monde qui disent oui ou non ».
[6] Avec un retour sur la polémique engagée avec Régis Debray dans Le Monde diplomatique.

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