Contexte mondial, les mouvements de fond dans la géopolitique de l’énergie
Intervention d’Olivier Appert, conseiller au Centre Énergie de l’Ifri, ancien Président-directeur général d’IFP Énergies nouvelles et du Conseil Français de l’Energie, et membre de l’Académie des Technologies, lors du colloque « Défis énergétiques et politique européenne » du mardi 18 juin 2019.
D’abord, les industriels allemands sont exonérés de la CSPE (Contribution au service public de l’électricité). La Commission européenne a accepté cette surprenante distorsion de concurrence. Les industriels français payent la CSPE, les industriels allemands ne la payent pas. Seuls les consommateurs allemands la payent.
Deuxième point. Le développement des énergies renouvelables en Allemagne implique un développement considérable des interconnexions. L’Allemagne envisage un programme de 10 000 kilomètres d’interconnexions entre le Nord et le Sud de l’Allemagne parce que le vent souffle au Nord et que les consommateurs (et les centrales nucléaires) sont en Bavière au Sud. Or l’année dernière, ils en ont construit 32 kilomètres, soit la distance parcourue par un escargot en un an.
Troisième point, plus inquiétant. Les autorités allemandes, les industriels, les milieux économiques allemands comprennent qu’ils vont dans le mur. Et je crains que la stratégie allemande ne tende à emporter dans ce mouvement l’ensemble des pays européens pour en atténuer le choc pour l’économie allemande.
Lorsqu’on aborde le thème de la géopolitique de l’énergie on parle beaucoup des Conférences des parties (COP) qui représentent une part importante de la dimension géopolitique, de la mobilisation internationale sur les aspects énergie et environnement. Mais cette mobilisation consensuelle doit être replacée dans le contexte plus général des enjeux géopolitiques qui marquent le secteur de l’énergie depuis un siècle. Ces enjeux géopolitiques continueront à jouer un rôle pendant des décennies et peuvent même bouleverser à court terme la donne énergétique et la donne politique. On le voit avec ce qui est en train de se passer sous nos yeux dans le Golfe d’Oman.
Ces enjeux politiques concernent d’abord la demande d’énergie. Les États jouent un rôle absolument déterminant dans les conflits de pouvoirs liés à la mobilisation des ressources. Toutefois on constate que les acteurs non-étatiques commencent à jouer un rôle croissant. Enfin, le déploiement des énergies renouvelables représente un défi géopolitique nouveau dont on n’a pas encore vraiment pris conscience.
Les perspectives énergétiques, qui font consensus, de l’Agence internationale de l’énergie montrent que la demande d’énergie devrait continuer à croître jusqu’en 2040 (+19 % entre 2014 et 2040). Les énergies fossiles représenteront encore 74 % de la consommation énergétique mondiale en 2040, contre environ 80 % aujourd’hui.
André Giraud, mon maître à penser, ministre de l’Industrie pendant le deuxième choc pétrolier, avait coutume de dire que « le pétrole est une matière première à fort contenu diplomatique et militaire, avec une valeur fiscale indéniable et accessoirement un pouvoir calorifique ». Ce qui est en train de se passer au Moyen-Orient nous rappelle que cette définition reste valable. Elle l’était déjà pendant la Première Guerre mondiale. « Désormais pour les nations et pour les peuples, une goutte de pétrole a la valeur d’une goutte de sang. », déclarait Georges Clemenceau pendant la bataille de Verdun, alors que le gouvernement français essayait désespérément d’obtenir du pétrole américain. De retour de Yalta, le président Roosevelt, sur le croiseur Quincy, signa avec Ibn Séoud, le roi d’Arabie saoudite, un accord stratégique qui a ouvert aux États-Unis la ressource pétrolière du pays.
La dimension géopolitique du pétrole vient en particulier de l’inégale répartition des réserves.
Il en est de même pour le gaz. Les deux-tiers des réserves de gaz sont situées entre le 50ème et le 70ème méridiens, avec la Russie, le Turkménistan, l’Iran et le Qatar.
Il y a un enjeu géopolitique au niveau de l’offre mais aussi un enjeu géopolitique au niveau de la demande.
Ainsi le secteur de l’énergie est confronté à une compétition accrue pour l’accès aux ressources.
Les États ont joué – et vont continuer à jouer – un rôle déterminant dans la géopolitique de l’énergie.
Le président Trump ne parle plus, comme le président Obama, d’energy independance mais d’energy dominance. Ce changement de mots est plein de sens. Il est clair que le nouvel ordre économique mondial dessiné par Donald Trump va bouleverser la géopolitique de l’énergie. On en voit quelques exemples au Moyen-Orient avec le débat sur le détroit d’Ormuz et la sortie des Américains de l’accord nucléaire avec les Iraniens. Ce retrait relatif des États-Unis du Moyen-Orient offre cependant une ouverture pour la Chine et la Russie qui en profitent d’ores et déjà dans leurs relations auprès des pays producteurs.
Les shale gas (le gaz non conventionnel) permettent aussi aux États-Unis de devenir un acteur majeur sur le marché du gaz. Les États-Unis ont l’ambition de devenir en 2025 le plus grand producteur mondial de gaz. Cette situation conduira à l’évidence à une confrontation autant politique qu’énergétique avec la Russie sur l’échiquier européen. De tous temps, la Russie a utilisé l’arme du pétrole au service de ses intérêts politiques. C’était le cas à Cuba et maintenant, dans des conditions différentes, c’est le cas en Iran et au Venezuela. La dépendance de l’Europe vis-à-vis du gaz russe représente un enjeu géopolitique spécifique.
Dans le contexte du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le gazier russe, Gazprom, a cherché à contourner le transit via l’Ukraine par des gazoducs via la Turquie ou la Mer Baltique. Les États-Unis aujourd’hui font une pression forte pour bloquer un projet important de contournement de l’Ukraine, c’est le projet Nord Stream 2 qui passe par la Baltique. Donald Trump présente le GNL (Gaz Naturel Liquéfié) américain comme une alternative au gaz russe. Ce conflit intervient dans un contexte géopolitique de tension entre la Russie et l’Ukraine, avec un contexte politique ukrainien spécifique. Des élections présidentielles viennent d’avoir lieu, avec un résultat qui a surpris, et des élections législatives devraient avoir lieu le 21 juillet. Or le contrat de transit pour approvisionner l’Europe en gaz à partir de la Russie via l’Ukraine arrive à échéance au 1er janvier 2020, c’est-à-dire demain. Il est à craindre que le projet Nord Stream 2 n’arrive pas en production compte tenu des blocages mis en place par les Américains. L’absence d’accord entre Russes et Ukrainiens pourrait conduire à une rupture de l’approvisionnement européen via l’Ukraine dont les conséquences pourraient être graves : c’est une situation qu’on a déjà affrontée dans le passé récent mais qui est quand même extrêmement grave.
L’accès aux ressources est le talon d’Achille de l’économie chinoise. Amenée à faire face à une dépendance énergétique croissante (68 % pour le pétrole, 45 % pour le gaz), la Chine déploie une politique extrêmement active dans les principaux pays producteurs d’hydrocarbures. Ses compagnies pétrolières investissent massivement dans les gisements au Moyen-Orient, en Afrique, au Venezuela et même en Mer du Nord et elles bénéficient d’un appui diplomatique extrêmement fort du gouvernement chinois et de la mobilisation des entreprises chinoises fournisseurs de biens et de services.
Si je n’ai pas parlé de l’Europe, c’est que malheureusement l’Europe est totalement absente dans ce nouveau paysage géopolitique qui se dessine.
De nouveaux acteurs non étatiques prennent une importance croissante. C’est bien entendu le cas des ONG qui sont de plus en plus actives. Les organisations internationales jouent un rôle central. C’est le cas du GIEC malgré la lourdeur des institutions onusiennes. Le GIEC a survécu après l’échec de la COP de 2009 à Copenhague : il est confronté maintenant au retrait de plusieurs pays à commencer bien entendu par les États-Unis.
Pour sa part l’AIE joue un rôle croissant de conseil en matière de politique de l’énergie et de l’environnement pour les pays de l’OCDE : mais son influence s’étend aussi aux pays non membres de l’OCDE. L’OPEP conserve une position défensive des intérêts des pays producteurs de pétrole. La crise de la chute des prix du pétrole en 2014 a montré que l’organisation n’était plus en mesure de contrôler seule le marché pétrolier comme elle l’a fait depuis 1973. L’OPEP en 2016 a dû faire appel à un certain nombre d’autres pays producteurs, en particulier la Russie qui s’est associée dans la gestion de la production de pétrole. C’est ce qu’on appelle « OPEP + ». Il y a donc deux pilotes dans l’avion, l’Arabie saoudite d’une part et la Russie d’autre part.
Il y a de nouveaux acteurs non-étatiques, ce sont notamment les villes. Ce n’est pas anormal dans la mesure où le PIB d’une ville comme New York est comparable à celui de l’Australie. De plus en plus les villes prennent des engagements dans le domaine des énergies et de l’environnement. C’est vrai aussi des États et des villes américaines qui, en contradiction avec la politique de Donald Trump, ont pris des mesures en faveur de la transition énergétique.
L’implication de ces nouveaux acteurs complexifie clairement le débat géopolitique qui était jusqu’à présent concentré uniquement sur les États.
2018 a vu l’émergence d’une nouvelle dimension de la géopolitique de l’énergie. On a pris conscience que le déploiement des énergies renouvelables représente un défi géopolitique d’un type tout à fait nouveau. Ces énergies ou plus généralement les technologies utilisées par la transition énergétique nécessitent en effet la mobilisation croissante de ressources importantes de métaux dits « critiques ». La géopolitique des énergies de la transition énergétique est liée à l’accessibilité et au prix des ressources de nombreuses matières premières telles que les terres rares, le cobalt mais aussi le cuivre…
Donc, en un mot comme en cent, la géopolitique est un enjeu tout à fait majeur dans le secteur de l’énergie et il ne faut pas l’oublier. Malheureusement, trop souvent on l’oublie et on a une approche un peu trop naïve de ce qui est un problème de rapport de force entre États.
Jean-Pierre Chevènement
Merci M. Appert.
Quelles conséquences politiques tirez-vous de cette dépendance de l’Europe que vous avez décrite comme absente du débat ? Dans le domaine du gaz, par exemple, on voit bien l’oscillation entre la Russie et les États-Unis. En est-il de même en termes de coûts ?
Sommes-nous dans la dépendance des fournisseurs chinois concernant les panneaux solaires et peut-être même les éoliennes ? Une réglementation européenne très sévère nous impose d’atteindre un pourcentage élevé de véhicules électriques à l’horizon 2030 ou 2040. Ceux-là même qui promeuvent le véhicule électrique disent que l’informatique viendra des États-Unis et les batteries de Chine. La Commission européenne réglemente donc pour nous soumettre à une double dépendance vis-à-vis des États-Unis et de la Chine auxquels elle offre un marché. Est-ce la réalité ou l’effet de mon esprit critique excessivement développé ?
Olivier Appert
Vous avez posé beaucoup de questions. J’essaierai d’être très simple au risque d’être caricatural.
Le gaz russe représente aujourd’hui 35 % de l’approvisionnement européen. Par ailleurs Gazprom, le fournisseur de gaz russe, a tout fait pour s’aligner sur les conditions tarifaires et les conditions générales de ses concurrents. D’autre part l’Union soviétique (puis la Russie) a été depuis 70 ans environ un fournisseur très fiable de l’ensemble de l’Europe Les rares ruptures d’approvisionnement étaient liées à des conflits politiques entre l’Ukraine et la Russie.
Il est exact qu’une pression très forte est exercée par la Commission européenne en faveur des véhicules électriques par le biais indirect des normes d’émission des véhicules. La Commission n’impose pas un pourcentage de véhicules électriques mais exige que les véhicules des constructeurs vendus sur le marché n’émettent pas plus de 90 grammes de CO2 au km. De facto, elle impose d’intégrer dans le mix de vente des constructeurs automobiles des véhicules électriques supposés ne pas émettre de CO2. Il y a un biais majeur car on raisonne du réservoir à la roue et non du puits à la roue. En France cela ne fait guère de différence du fait que le nucléaire, contrairement à ce que certains croient, n’émet pas de gaz à effet de serre. Par contre, avec le mix électrique allemand basé en grande partie sur le charbon, les véhicules électriques circulant en Allemagne émettent beaucoup plus de gaz à effet de serre que les véhicules thermiques. Mais au niveau européen les réglementations sont établies en raisonnant uniquement du réservoir à la roue. Il y a des enjeux importants au niveau de l’analyse du cycle de vie. Mais ceci a aussi un impact industriel majeur.
Comme je l’ai montré la messe est presque dite en ce qui concerne les panneaux solaires : nous n’avons pas d’autre choix que d’importer des panneaux solaires chinois. En ce qui concerne les éoliennes on suit le même chemin. Plus grave, les Chinois sont en passe d’atteindre un monopole concernant les batteries des véhicules électriques. Demain, pour respecter les normes européennes, nous serons contraints d’importer des véhicules électriques produits en Chine.
Jean-Pierre Chevènement
Merci pour cette réponse très précise.
Ces questions touchent aussi à ce qu’on peut appeler la sécurité d’approvisionnement, sujet dont Mme Du Castel est la spécialiste.
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Le cahier imprimé du colloque « Défis énergétiques et politique européenne » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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