Les priorités et les axes de la réindustrialisation
Intervention de Alexandre Saubot, président de France Industrie, vice-président du Conseil national de l’industrie, lors du colloque « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique ? » du mardi 13 avril 2021
La question de savoir si et comment on peut réindustrialiser le pays est évidemment un sujet passionnant.
Je voudrais revenir sur votre propos introductif à propos de la volonté politique. Industriel depuis de nombreuses années, j’ai acquis ma vraie connaissance de ce monde sur le terrain, dans la micro-économie. J’y ai observé qu’une entreprise industrielle est d’une formidable plasticité. Sa responsabilité est de s’adapter à la somme des contraintes qui pèsent sur elle : les clients, les fournisseurs et, dans le cas spécifique de la France, l’État, avec toutes les règles qui s’exercent, les pressions, les impôts, la réglementation. Et l’entreprise, notamment dans le monde industriel, ouvert à la concurrence, est finalement le reflet de la somme de ces contraintes. Et selon le diagnostic fort bien établi par Nicolas Dufourcq, le déclin qui nous a emmenés jusqu’au milieu de la décennie précédente n’est que le reflet d’une volonté politique, étonnamment … de ne rien faire !
Si nous voulons que les choses changent il faut qu’il y ait une volonté politique de faire quelque chose ! On en voit les premiers signes. Le facteur déclenchant de ce début de prise de conscience est le Rapport Gallois [1]. C’est le fait qu’un homme, au début de la décennie précédente, a pu par son autorité dans la matière, son sens de l’État, sa responsabilité, poser un diagnostic qui a transcendé l’échiquier politique et qui a fait qu’on a commencé à s’intéresser au sujet au bon moment c’est-à-dire assez tôt. En effet, quand on regarde notre histoire, le politique ne se préoccupe de l’industrie que lorsqu’une usine ferme, provoquant une légitime désespérance, l’inquiétude des gens qui y travaillent, qui ont rarement démérité, et des territoires qui vont se trouver fragilisés par ce type d’événement. S’intéresser à l’industrie à ce moment-là, il faut avoir le courage de le dire, c’est trop tard ! Il faut donc se poser la question suffisamment tôt pour pouvoir faire quelque chose.
C’est tout cela qui est à l’œuvre depuis quelques années. On a vu des choses se stabiliser, on a vu quelques décisions positives prises depuis 2015, 2017, 2018… Il y a eu un vrai changement. À nous de construire là-dessus. L’État ne peut pas tout. Le formidable travail fait par l’industrie française sous l’égide de Philippe Varin et Philippe Darmayan, en créant France Industrie, a été de rassembler l’ensemble du monde industriel pour se poser en partenaires de cette réindustrialisation autour de nos idées. Nos grandes entreprises, 18 filières qui rassemblent nos grands métiers, notre grande capacité à faire, une grande vingtaine de branches professionnelles, donc tout ce qui compte dans l’industrie française travaille ensemble, pour être contributeur.
Sur un marché mature assez stable notre capacité à prendre des parts de marché est très faible. Il faut donc investir des sommes colossales avec une chance de succès qui est assez faible. Qui est le mieux placé pour dire où il faut aller ? Ce sont les industriels sur le terrain qui, rassemblés autour de quelques grandes entreprises, quelques filières ou branches qui ont pu faire le travail, peuvent détecter, identifier, les opportunités, les places qui peuvent être prises si, collectivement, les industriels, l’État, l’écosystème, les banquiers, font un effort.
Nous avons la chance d’être dans une période où un certain nombre de ruptures sont à l’œuvre.
L’ordinateur quantique, dont on a parlé, nous offre des perspectives formidables.
Je partage les doutes exprimés sur notre capacité à exister en instantané dans le domaine de la batterie face à la force chinoise. Mais on voit bien qu’on n’a pas encore trouvé la bonne façon de stocker l’énergie. En termes de rendement, de fonctionnement, de poids, la batterie est technologiquement catastrophique. Celui qui demain sera capable de trouver la bonne façon de stocker l’énergie prendra une place considérable.
Dans tout ce qui concerne la transformation de la santé (bioproduction de médicaments, nouvelles thérapies etc.) des révolutions profondes sont aussi à l’œuvre, avec des positions qui ne sont pas encore figées.
Sommes-nous prêts, collectivement, en Europe et en France, à faire l’effort qui nous permettra de prendre les places dans un certain nombre de domaines ?
C’est cela que nous devons arriver à construire. C’est tout l’engagement, depuis trois ou quatre ans, du travail partenarial, avec le Pacte productif [2], avec un certain nombre de priorités du Plan de relance [3], de se donner les moyens de devenir acteurs de cette transformation. Vu l’état de l’industrie française nous n’y arriverons pas tout seuls. Beaucoup de choses doivent changer mais on pense qu’il y a une opportunité.
La transformation numérique va rebattre un certain nombre de cartes.
François Lenglet augurait que les Chinois produiront « vert » à des prix beaucoup plus intéressants que nous. Mais cette transition écologique nous offre aussi un certain nombre d’atouts, cette révolution, rebattant un certain nombre de cartes, peut nous donner l’opportunité de prendre de la place. Comme cela a été très bien dit, pour prendre cette place nous devons nous appuyer sur notre principal actif qui est une énergie décarbonée, stable, fiable, je parle du nucléaire. La France ne s’en sortira pas sans faire un choix clair dans ce domaine. On peut penser ce que l’on veut des risques de cette source d’énergie qu’il ne faut pas nier, même si, statistiquement et sur la longue durée, ils ne sont pas si importants que cela, loin s’en faut… Mais lorsqu’un incident se produit l’effet sur les opinions publiques est toujours assez fort. Il ne faut pas le nier mais tout le monde doit être bien conscient que dans le domaine de la production d’énergie décarbonée nous n’y arriverons pas sans le nucléaire.
Il faut donc construire sur ces révolutions, sur cette prise de conscience, cette « volonté de faire ». Formidable espoir : dans le cadre du Plan de relance, les équipes de Nicolas Dufourcq ont fait face à de très nombreux projets, sans doute plus nombreux que ne l’avaient imaginé les concepteurs de ce plan. C’est le reflet d’une envie. C’est le reflet du fait que la « psychologie » commence à changer et que, si l’on s’y prend bien, dans les cinq ans qui viennent on peut enclencher une dynamique de reconquête. 7 000 projets ont été déposés à la BPI auxquels il faut ajouter les 7 000 projets déposés à l’ASP (Agence de Services et de Paiement) sous forme de demandes de subventions ou d’investissements à long terme. Ces 14 000 projets déposés par un peu plus de 30 000 entreprises industrielles n’étaient pas tous recevables, ils n’étaient pas tous complets, mais ils révèlent une « volonté de faire ». Ils sont le signe que nous sommes à un moment où, si l’on entretient les braises, si l’on prend les bonnes décisions, si l’on n’envoie pas de contre-signal, on peut enclencher une démarche positive, évidemment avec le soutien de l’État, de la BPI. Et autour de cela nous pouvons construire quelque chose.
Là encore, il ne faut pas se tromper. Il ne faut pas confondre réindustrialisation et relocalisation. Il faut bien comprendre ce qui se passe. L’industrie est un monde plastique, un monde qui évolue. La « désindustrialisation » de la France ne désigne pas l’industrie qui a disparu mais notre incapacité à attirer l’industrie qui se crée. Comme la température de notre atmosphère, qui paraît varier peu alors beaucoup de calories s’en vont et beaucoup de calories arrivent, l’équilibre dans l’industrie est le rapport entre la quantité d’unités qui se détruisent et la quantité d’unités qui se construisent. Notre objectif doit être de nous assurer qu’il s’en construit beaucoup plus qu’il ne s’en détruit. C’est parce que nous ne sous sommes pas préoccupés de ce sujet pendant des années que nous en sommes arrivés à la situation déplorée aujourd’hui. Il faut donc aller chercher les opportunités, les sujets de demain.
La crise du Covid a révélé certaines fragilités, certains défauts de souveraineté qui peuvent nous amener à nous poser des questions et à faire revenir des productions que nous avons laissées partir, ce qui nous a fragilisés durablement dans un certain nombre de domaines. Mais il ne faut pas penser que cela suffira à enrayer la désindustrialisation. C’est en nous positionnant sur les sujets de demain que nous ferons venir l’industrie de demain, que nous inverserons la tendance. Or nous sommes à un moment où il se passe suffisamment de choses pour que ce soit possible. C’est cela qu’il faut réussir ! Les priorités exprimées dans le Plan de relance nous mettent en face des enjeux.
Allons-nous réussir sur tous les sujets ? Je n’en sais rien. Les projets, les filières, se révèleront-ils tous les bons ? Evidemment non. Mais c’est en écoutant le terrain, en nous appuyant sur tous ses éléments que nous avons une chance réelle d’engager ce processus. C’est bien cela qu’il faut construire dans les années qui viennent. Avec le travail acharné de l’industrie et de tous ses représentants, dans une relation de confiance avec l’État, nous devons être capables de construire cette renaissance industrielle. Ce sera difficile, compte tenu de tout ce que nous avons laissé faire. Mais il me semble que nous sommes à un moment où la prise de conscience, la volonté politique, « l’envie de faire », un certain nombre de règles qui ont changé, nous le permettent.
Ne soyons pas naïfs, nous ne sommes pas dans un monde de « bisounours », loin s’en faut, mais dans un monde de luttes de pouvoir, de luttes d’influence. Face aux Américains qui veulent garder leur leadership, aux Chinois qui considèrent que la domination occidentale sur le monde est une « parenthèse de l’histoire » (qu’ils s’occupent activement de refermer), l’Europe a montré à la fois sa capacité à faire des choses et ses fragilités, sa difficulté à décider au bon rythme.
Nous devons être prêts à affronter ensemble tous ces sujets pour avoir une chance de réussir.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le président.
Avant de passer la parole à Louis Gallois je voudrais vous poser une question à propos du financement de la réindustrialisation du pays, problème qui a été posé par Jean-Michel Quatrepoint. Dans le domaine du nucléaire, les six EPR, la prolongation de nos cinquante réacteurs à horizon de cinquante ans… vont demander beaucoup d’argent et des axes significatifs. Je pense notamment au lancement des EPR qui risque d’être entravé par l’état de l’opinion car une certaine mièvrerie de conception fait qu’elle n’est pas prête à approuver des choix aussi vigoureux que ceux faits par la France à d’autres époques. Je rejoins ce que disait Jean-Michel Quatrepoint sur l’état d’esprit des jeunes générations et ce qu’il voit dans le monde qui vient.
Il faut donc faire ces choix sur le nucléaire. Je ne parle pas des turbines électriques Arabelle [4] mais soyons cohérents : nos réacteurs n’ont de sens que s’il y a des turbines qui produisent de l’électricité ! Il faut aussi assurer la maintenance. Une vue globale est indispensable.
Serons-nous à la hauteur des défis qui sont devant nous, visibles depuis très longtemps ? Quand j’étais ministre de la Recherche, dans les années 1980, on commençait déjà à parler de l’ordinateur quantique. On parlait du numérique, de la robotique, des nanotechnologies, des biotechnologies. Nous avions à l’époque lancé des programmes mobilisateurs. Qu’en est-il résulté ?
D’où vient l’argent ? Des emprunts spécifiques, dédiés, sont-ils possibles ? Je ne crois pas beaucoup à la remontée très forte des taux d’intérêt qui est la base du rapport Arthuis [5] (mais aussi sa faiblesse). Il a imaginé des taux d’intérêt à plus de 3 % en 2027 alors que les estimations du FMI et même de la Commission européenne sont très en-dessous. Il ne faut pas non plus se mettre la pression d’une manière inconsidérée. Ce sera peut-être difficile mais n’y a-t-il pas un moyen de drainer l’épargne des particuliers vers les secteurs d’avenir en fléchant certains emprunts, en donnant une rentabilité minimum aux placements des épargnants ?
Alexandre Saubot
En matière industrielle, l’argent dont on parle n’est pas de la dépense mais de l’investissement. Et il faut profiter de ce moment où il y a une prise de conscience, une capacité à accéder à des ressources. L’exemple des deux Suédois, cité par Nicolas Dufourcq, est assez emblématique. Nous sommes dans une période où il est possible d’investir. Et cet investissement va rapporter au-delà de ce qu’on peut imaginer puisque l’industrie est la réponse à toutes les faiblesses dont souffre notre pays aujourd’hui (désespérance, fractures territoriales, taux de chômage anormalement haut par rapport à nos grands voisins, etc.). La réindustrialisation permettra un retour sur investissement non seulement en termes purement financiers mais aussi en termes collectifs : meilleur fonctionnement du pays, réduction du chômage, capacité à réduire certaines fractures territoriales. Ce retour sur investissement permettra de répondre à un certain nombre de difficultés auxquelles pour l’instant nous répondons par de l’aide, des subventions, toute une politique sociale qui, certes, est notre tropisme mais qui est aussi perçue comme la seule réponse possible. Et si nous arrivons à saisir ce moment où il y a de l’argent (accessible grâce aux faibles taux d’intérêt), des projets, des révolutions, nous pourrons démontrer qu’il y a une autre réponse. Lorsque la principale usine qui fait vivre un territoire ferme ou réduit son activité de moitié il faut trouver la façon de répondre à l’inquiétude, à la désespérance. Saisissons cette opportunité pour montrer qu’il y a une autre réponse que la seule politique sociale : une politique économique, une politique industrielle, accompagnée de tous les efforts de formation… Tels sont les enjeux de la réindustrialisation que nous devons réussir, d’où le travail collectif, d’où la volonté. Nous sommes à un moment où il est possible d’apporter une réponse différente de celles que nous avons apportées pendant trop longtemps, sans volonté politique d’inverser les choses, en accompagnant le déclin et la fragilisation de notre société par une forme de dépense publique. C’est cela qu’il faut inverser.
Il y a quelque chose à faire et il me semble que beaucoup de conditions sont remplies. La prise de conscience remonte à 2012 et l’inversion de tendance commence à se voir dans les chiffres depuis 2016-2017. Dans un écosystème qui jusqu’à un passé récent était défavorable ce qui reste de l’industrie française a appris à faire des choses extraordinaires. Il a fallu moins de deux ans aux équipes de PSA pour remettre Opel sur les rails alors que cette entreprise avait perdu de l’argent pendant 19 ans sous gouvernance américaine ! Dans cette adversité, dans ces moments difficiles, au-delà de la désespérance qu’évoquait Nicolas Dufourcq, qui donnait à un moment moins « envie de faire », la France montre une adaptabilité, une capacité à prendre des décisions, à survivre, à réagir.
Nicolas Dufourcq
On peut parler d’une forme d’excellence : parmi les 38 premiers cadres de Stellantis [6] on compte 21 Français. Donc nous savons faire !
Jean-Michel Quatrepoint
C’est nous qui aurions dû racheter General Electric !
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[1] Dans son rapport remis le 5 novembre 2012 au Premier ministre, le commissaire à l’investissement, Louis Gallois, présentait 22 mesures pour améliorer la compétitivité de l’industrie française. (NDLR)
[2] Annoncé en 2019, le Pacte productif, qui vise à construire un nouveau modèle français respectueux de l’environnement, entend participer à l’objectif de plein emploi, travailler à des mesures complémentaires pour améliorer la compétitivité de l’industrie et permettre de nouvelles créations d’emplois. Il est constitué de 5 volets : transition énergétique, numérique, industrie, agriculture et agroalimentaire, innovation. (NDLR)
[3] Lancé le 3 septembre 2020, un plan de relance historique de 100 milliards d’euros (dont 40 milliards d’euros de contributions européennes) pour redresser l’économie et faire la « France de demain » s’inscrit dans la continuité des mesures de soutien aux entreprises et salariés lancées dès le début de la crise de la Covid-19. Ce plan vise à transformer l’économie et créer de nouveaux emplois. Il repose sur trois piliers : l’écologie, la compétitivité et la cohésion. (NDLR)
[4] Six ans après la vente d’Alstom à l’Américain General Electric (GE) l’État français pourrait chercher à remettre la main sur l’un des pans les plus stratégiques et symboliques de son industrie : les meilleures turbines nucléaires du monde, baptisées Arabelle (pour Alstom Rateau Belfort Le Bourget), clés des centrales nucléaires. Cette opération répondrait à un impératif de souveraineté nationale. (NDLR)
[5]La commission, présidée par Jean Arthuis, dresse un diagnostic actualisé de la situation de nos comptes publics et de leurs perspectives de moyen terme qui témoigne de l’ampleur des effets de la crise sanitaire. Elle présente plusieurs scénarios d’évolution des finances publiques dans les années à venir reposant sur différentes hypothèses concernant les perspectives macroéconomiques et d’évolution des dépenses publiques. (NDLR)
[6] Stellantis, groupe automobile multinational résultant de la fusion du groupe PSA et de Fiat Chrysler Automobiles, exploite et commercialise quatorze marques automobiles dont cinq issues du Groupe PSA et neuf issues de FCA. (NDLR)
Le cahier imprimé du colloque « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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