Islam et laïcité 

Intervention de Ghaleb Bencheikh, islamologue, président de la Fondation de l’Islam de France, auteur, notamment, de Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes (Jean-Claude Lattès, 2018), lors du colloque "Laïcité : défis internes, défis externes" du mercredi 24 avril 2024.

Merci infiniment Madame la présidente.

Mesdames et Messieurs, bonsoir.

Je n’interviens finalement, au regard de ce que vous avez dit à l’instant, que comme 1/68 000 000éme du peuple de France, rien d’autre. Et je donne mon avis dans un débat comme citoyen. Quand bien même il pourrait être emporté, c’est un signe de vitalité pour notre démocratie. En principe les débats ne devraient pas révéler une crise.

Cela étant bien précisé, je peux remettre mes casquettes, celle du président de la Fondation de l’Islam de France (la majuscule à Islam renvoie à la civilisation et non pas à la religion) ou encore celle de quelqu’un qui, connaissant un peu moins mal la « chose » islamique, se situe dans un périmètre de moindre incompétence. A fortiori, lorsqu’il s’agit de ces sujets traités avec des pensées « en silo », par des individus en îlots sur ces réseaux asociaux qui sont le magma de tous les défouloirs de haine et d’exécration où, à cause de cette insularité cybernétique, chacun pense être seul dépositaire de la vision ultime et de la vérité sur ces questions-là. C’est le nouveau malaise dans la civilisation. Une civilisation planétarisée dans un monde de plus en plus brutalisé.

Vous avez évoqué la Bible, j’emprunterai au vocabulaire théologique chrétien le mot « kérygme » (cœur du credo et de la conviction). J’allais vous donner mon kérygme sur la laïcité, me mettant sur pilote automatique et récitant mon catéchisme (demain j’aurai aussi une conférence sur la laïcité et après-demain une conférence sur la pensée arabe contemporaine qui traite de la laïcité). Mais je préfère réagir à ce que vous avez dit, Madame la présidente, et à ce qu’a exposé Hadrien Mathoux.

Pour cela je convoque très vite une double métaphore empruntée au monde médical, celle du médecin légiste et du chirurgien. Le médecin légiste, par vocation, par profession, autopsie des cadavres. Il travaille sur des dépouilles mortelles froides pour comprendre les raisons du décès. Le chirurgien opère in vivo, il ne s’embarrasse pas d’autre considération que de sauver le patient. Si notre nation est malade il faut bien la soigner et la guérir. Et elle est malade. Si vous deviez retenir une idée de mon propos c’est qu’on ne doit pas mourir d’enseigner dans notre pays. C’est le scandale manifeste, le sacrilège inacceptable. Cela commence malheureusement par le manque d’autorité. On ne peut pas venir gifler impunément une directrice d’école dans son bureau. On ne peut pas s’insurger contre l’enseignement du maître.

Mais affirmant cela, j’ai conscience que je suis dans la pétition de principe.

Revenant à la convocation du temps long, je passe de l’action du chirurgien à celle du médecin légiste.

Pourquoi en sommes-nous arrivés à cette situation ?

Il faut remonter cent-vingt ans en arrière. Nous ne sommes pas loin du parvis de Saint Clotilde, au tournant de 1905. Des heurts s’y produisirent, des bagarres et des effusions de sang eurent lieu.

Rappelons que le maire du Kremlin-Bicêtre Eugène Thomas interdit le port de la soutane sur tout le territoire de sa commune au tournant du siècle dernier. On assista à des troubles manifestes.

On oublie aujourd’hui la fameuse encyclique Vehementer nos de 1906 qui a excommunié tous les députés catholiques qui avaient osé voter la loi dite de Séparation. Et après dix-neuf ans (1924), l’encyclique Maximam gravissimamque donne un début d’assentiment. Grâce à un travail considérable, remarquable et remarqué, de théologiens de renom, catholiques et protestants (Karl Barth, Karl Rahner, Hans Urs von Balthasar, Paul Tillitch, Gustave Thils, etc.) cet assentiment va se sentir même au niveau du vocabulaire dans une société travaillée par de forts courants de sécularisation. On n’ose plus parler de Dieu, on parle de transcendance. On n’évoque plus la religion, on suggère l’idée de spiritualité. On ne parle plus de charité – chrétienne – on insiste sur la solidarité. On met en avant la jeunesse communiste (JC) et on tait la jeunesse chrétienne (JOC). Par la suite on connaîtra les routes de Katmandou qui ne vont pas désemplir, etc.

Patatras ! Dans ce ciel plutôt azur et serein, surgissent des jeunes gens qui affichent une religiosité tapageuse. Ils soumettent des jeunes au jeûne du ramadan, avec le ramdam le soir, et des jeunes femmes qui choisissent de se voiler, complètent un tableau avec un accoutrement improbable, un discours inacceptable et un comportement intolréable. Cette situation devient insupportable pour ceux qui avaient cru avoir réglé la question des religions irrationnelles et de l’aliénation qu’elles sous-entendent.

Et depuis presque quatre décennies on assiste à des convulsions de plus en plus paroxystiques, comme lors de l’annus horribilis 2015 et tous les attentats qui se sont multipliés lors de cette décennie noire, des crimes et assassinats perpétrés par Merah jusqu’au lâche assassinat de Dominique Bernard. Et à en croire Gabriel Attal un attentat meurtrier est déjoué toutes les deux semaines

C’est le constat amer.

Aussi, la question de la laïcité devient-elle une affaire cruciale. Permettez-moi de repartir vers les cimes éthérées de l’intellectualisme qui finalement, je le concède, ne règle rien. Vous avez traité des choses qui relèvent du terrain. Mais plus nous évoquons la laïcité moins nous savons de quoi nous parlons. De ce fait certains disent que la laïcité est devenue un concept non-autosuffisant : il ne suffit pas de mentionner la laïcité pour que l’on comprenne de quoi il s’agit. La meilleure preuve est qu’on éprouve le besoin de lui accoler une épithète.
Vous-même, chère Marie-Françoise Bechtel, vous avez parlé de cette laïcité adjectivée. Il y a deux jours, dans un autre contexte, j’ai entendu la ministre de l’Éducation nationale parler de laïcité bienveillante, accueillante. La même avait parlé – pour la critiquer – de laïcité tolérante, etc. Or les grammairiens nous avaient mis en garde contre les adjectifs qui affaiblissent les substantifs. Et les épithètes dites positives suscitent de fait leurs antonymes : une laïcité fermée, intolérante, excluante… Et on s’affronte sur des conceptions de la laïcité auxquelles on accole ces différents adjectifs qualificatifs.

C’est aussi le cas avec l’islam. J’ai entendu à l’instant parler d’islam agressif mais aussi de l’islam des Lumières. J’entends ailleurs parler de l’islam du juste milieu ou islam apaisé, modéré, libéral, etc. Nous ne sortirons de l’ornière que lorsqu’on ne trouvera plus accolée à l’islam quelque épithète que ce soit.

Je fais le pédant et j’utilise un autre terme utilisé en théologie catholique, un terme grec, l’apophase. Une apophase est une sorte de négation qui définit ce qu’une chose n’est pas. La théologie apophatique est celle qui nous dit ce qui n’est pas Dieu.

Je ferai donc une sorte de présentation apophatique de la laïcité. Parce que je ne peux pas venir dire : personne ou presque n’a rien compris à la laïcité et que nous sommes contre la laïcité adjectivée puis, dans la suite de mon discours, vous affirmer : « la laïcité est… ». Cela implique que soit je suis prétentieux soit je me contredis si je ne lui adjoins pas une épithète alors que nous sommes contre l’adjectivation.

Je dirai au moins ce qu’elle n’est pas selon ma compréhension révisable, interrogeable, discutable et contestable à chaque instant.

D’abord pardon, chère Marie-Françoise Bechtel, la laïcité n’est pas une valeur. C’est un principe. Un principe peut être adossé à un corpus de valeurs. Mais intrinsèquement la laïcité n’est pas une valeur. Quand certains édiles veulent inscrire au fronton de nos mairies : égalité, Liberté, Fraternité, Laïcité, ils confondent valeurs et principes. Un principe, a fortiori un principe juridique n’a qu’à s’appliquer. Et il doit s’appliquer. Et nul ne peut se prévaloir de sa croyance pour se soustraire à la loi commune, à plus forte raison dans un État laïque.

La laïcité n’est pas la religion de ceux qui n’ont pas de religion. La laïcité n’est pas une philosophie de l’État. Si on la considère comme une philosophie on lui confère une épaisseur idéologique et une certaine densité doctrinale. Or elle est censée organiser le débat entre les différentes idéologies, fussent-elles religieuses. La laïcité n’est pas un glaive, elle n’est pas un marteau.

Revenons maintenant à ce qu’elle pourrait être.

Vous avez tout à fait raison de dire qu’elle est un principe de liberté, notamment de liberté de conscience. Croire, ne pas croire et – on l’oublie souvent – pouvoir changer de croyance. Je paraphrase notre ami Aristide Briand quand il énonçait que c’est la loi qui garantit le libre exercice de la foi aussi longtemps que la foi ne prétend pas dicter la loi, en ajoutant que la loi prime la foi, la loi protège l’absence de foi et la loi garantit le changement de foi. Cela doit être dit et souligné.

C’est donc un principe de liberté.

Autre point : la loi de 1905 n’a pas été appliquée dans les départements d’outre-Méditerranée, en dépit de la portée générale de la loi.

Or c’était la France. Vous avez dit que l’islam n’était pas présent en France. Il n’était peut-être pas présent en métropole, mais la France était une puissance musulmane d’un point de vue démographique. Il y a davantage d’âmes qui se reconnaissent sous ce drapeau qui sont de confession islamique, disait toujours le même Aristide Briand. Le refus d’appliquer la loi de Séparation dans les départements d’outre-Méditerranée n’est pas venu du côté qu’on pense. Le président de l’association des oulémas, venu requérir auprès du Conseil d’état pour que la loi fût appliquée, était reparti débouté. Il avait alors écrit dans Le Météore, organe de l’organisation : « Il ne nous reste plus maintenant qu’à compter sur nous-mêmes et sur Dieu, ce qui, dans un état qui se veut laïque, est quand même un peu cocasse. »

Je réponds maintenant au cahier des charges de ma communication.

Que se passe-t-il dans le monde arabo-musulman ?

Généralement « arabo- » renvoie à la langue. Quand on dit « civilisation
arabo-musulmane », c’est que la civilisation était d’expression arabe – en gros de Saragosse à l’Ouest jusqu’à l’Indus à l’Est – sur quelques siècles. Mais par souci méthodologique je prendrai uniquement le monde arabe dans un premier temps.

Qui dit arabité ne dit pas islamité.

Si nous voulons parler du monde arabe actuel nous allons nous retrouver avec une pléthore de régimes antinomiques entre eux, se réclamant tous de l’islam. Cela va de la monarchie de droit divin jusqu’au marxisme-léninisme, certes dépourvu de sa dialectique matérialiste et athée (il faut bien que cela soit conforme à une religion). Mais les uns et les autres veulent appliquer l’islam, la charia que personne ne définit. À ce sujet lorsque Gabriel Attal dit : « … on veut appliquer les préceptes de la charia », il sera en peine de nous dire lesquels. On ne peut pas venir parler ainsi sans maitriser le champ sémantique ! Ce n’est pas sérieux dans le discours d’un Premier ministre.

C’est encore moins sérieux dans l’analyse des politistes qui traitent ces questions-là uniquement d’un point géopolitique dépourvu de la moindre scientificité.

Toutefois, il est vrai que d’aucuns parmi ceux qui prétendent être les héritiers du Prophète décrètent qu’ils gouvernent selon le désir politique de Dieu. Les autres, s’inspirant vaguement du marxisme et du léninisme, postulent trouver dans leur religion ce qui permet l’égalité et, en tant que croyants, ils l’appliquent. Dans un cas comme dans l’autre on a affaire à une manipulation, une étatisation, une domestication éhontée du sentiment religieux.

Nous assistons à une double régression tragique. Une première dans l’histoire après avoir connu un apogée civilisationnel qui aurait culminé selon certains sous Soliman le Magnifique. En réalité cet apogée est à discuter parce que dans la civilisation impériale, à l’architecture palatiale avec Topkapi, l’Alhambra, le Taj Mahal, l’Alcazar et la mosquée Süleymaniye qui en témoignent et défient l’éternité, il y avait des temps forts dans des empires concomitants : l’Empire ottoman, l’Empire safavide et l’Empire moghol.

Après cette régression terrible à tous points de vue – ce n’est pas le lieu d’en parler – il va y avoir un réveil. Vous-même, Madame la Présidente, avez évoqué la Nahda, mot qui signifie renaissance, sursaut, renouveau. Et suite à l’abolition du califat, il y a un siècle (si Mustapha Kemal Atatürk a signé le décret, c’est la Grande Assemblée nationale turque qui a décidé de l’abolition du califat le 3 mars 1924), un intellectuel de renom, aujourd’hui effacé des mémoires, Ali Abderraziq, va écrire en 1925 un ouvrage intitulé L’islam et les fondements du pouvoir où il explique en quoi le califat n’a aucune valeur sacrale. En effet, à ce moment-là, des intellectuels et des penseurs musulmans s’étaient réjouis, s’étaient félicité, regrettant que cette abolition fût aussi tardive. Et on assista à une effervescence intellectuelle pour s’approprier la modernité politique et intellectuelle qui consiste justement à séparer les deux ordres. Les choses allaient se faire. La preuve en est que le Parti Baas, fondé par un chrétien, Michel Aflak, était en gros de facture laïque.

Même certains mouvements dits révolutionnaires se voulaient plutôt laïques. Le FLN était très ambivalent. D’un côté on parlait des moudjahidines et de l’autre la charte du congrès de la Soummam (1956) était une charte de veine laïque.

Comme il va y avoir une trahison des idéaux de laïcité, de démocratie et de l’esprit de l’universalisme républicain, il va y avoir par la suite cette fameuse domestication, étatisation, manipulation et instrumentalisation du sentiment religieux.

Quand je parle d’une régression tragique et double, je l’étaye par le fait – à titre d’exemple – que l’Égypte des années 30 n’est pas celle que nous connaissons aujourd’hui.

En 1937, Ismaïl Ahmad Adham, un jeune intellectuel féru de Schopenhauer a écrit un ouvrage intitulé Pourquoi suis-je athée ? Et que pensez-vous qu’on ait fait de lui, mes amis ? L’a-t-on bastonné ? L’a-t-on tondu ? L’a-t-on brûlé vif dans une cage ? L’a-t-on emprisonné a minima ? Rien de tout cela. Trois mois plus tard l’écrivain et rédacteur en chef du magazine Al Azhar, Mohammed Farid Wajdi, lui répond dans un long article étoffé : Pourquoi est-il athée ? On est au Caire, en 1937. Le débat se faisait par écrits interposés d’une manière rationnelle et froide dans l’Égypte des années trente du siècle écoulé. Un tel débat de nos jours est tout simplement inimaginable. Personne ne pourrait écrire Pourquoi suis-je athée ? en signant de son nom.

Donc la régression est dans la régression.

Le mot « islamisme » nécessite d’être bien expliqué. Synonyme de djihadisme et de terrorisme, il est l’abomination absolue. Or, jusqu’à une date très récente le Collège de France proposait une chaire intitulée « Islamisme et religions de l’Arabie ». Et l’encyclopédiste Roger Caratini a écrit en 1992 son livre Le génie de l’islamisme, sur le modèle du génie du christianisme composé par Chateaubriand. L’islamisme radical, pour emprunter le titre de l’ouvrage de Bruno Etienne, est l’idéologisation exacerbée des préceptes de la religion islamique pour des fins politiques. L’islamisme politique est à dénoncer comme une manipulation éhontée de la foi des fidèles musulmans en dehors de toute élévation spirituelle. Ce sont la domestication et l’instrumentalisation du sentiment religieux pour des considérations idéologiques qui sont condamnables et il faut les condamner comme telles.

En réalité, ces sociétés majoritairement musulmanes (au Maroc, en Algérie, en Tunisie, jusqu’en Égypte, c’est délibérément que je reste dans le monde arabe) sont soumises à un effet ciseaux. D’un côté l’islamisme a gagné au niveau des mœurs et de l’autre elles sont travaillées par de forts courants de sécularisation. Le cas algérien est patent. On assiste à un coup de force. Au moment du fameux « Harak » (signifiant « mouvement » et non « Hirak » qui n’a pas de sens) des cortèges de jeunes filles précédés par une chorégraphe, Melissa Ziad, esquissaient des pas de danse alors que du temps du Front islamique du Salut on entendait crier : État islamique ! Pour cela nous sommes prêts à mourir ! ».

Cet effet ciseaux est partout visible dans le monde arabe et au-delà dans les mondes musulmans.

Le cas de l’Ouzbékistan est particulier : le régime est autoritaire avec une révision récente – datant du 30 avril dernier, mais il consacre davantage la liberté. Le constitutionaliste ouzbèk a copié le modèle français au niveau de sa constitution dans certains articles qui consolident les libertés fondamentales.

Quelques mots pour la jeunesse musulmane. Je parle toujours d’un moteur à quatre temps (je suis désolé de faire une analogie avec le moteur thermique en ces temps de préoccupation écologique mais je n’ai pas d’autre modèle à l’esprit).

Ces quatre temps sont les suivants :

Le premier est celui de la riposte sécuritaire et de renseignement. On ne peut pas et on ne doit pas accepter que toutes les semaines tel attentat soit perpétré au nom de l’islamisme radical. La réponse doit donc être ferme, sans ambages ni équivoque. Il faut d’ailleurs en savoir gré aux forces de l’ordre et aux services de renseignement.

Le deuxième temps, pour faire très vite, est celui d’un discours alternatif. Je n’aime pas trop l’idée d’un contre-discours ou d’un contre-prêche, délégitimé par définition par ceux-là même auxquels il est destiné.

On entend dans le monde arabo-musulman, chez les intellectuels, certains avancer avec beaucoup de parachronisme : la laïcité nous l’avons vue en germe chez Al-Fârâbî dans sa Cité vertueuse où la conquête du bonheur et la quête du salut pouvaient se faire sans référence explicite ni implicite à la révélation. Ce sont donc une préoccupation mondaine et une considération séculière. D’autres avancent que la protohistoire de la laïcité se trouvait chez Averroès qui, dans son Traité décisif, écrivait que : « s’il devait y avoir une quelconque contradiction entre les données révélées et la démonstration philosophique, c’est à la révélation de céder le pas devant la philosophie parce que la vérité ne contredit pas la vérité mais elle l’accompagne et témoigne pour elle ». Et à ces penseurs de conclure : il n’y a pas plus laïque que cette posture intellectuelle puisque le primat est laissé à la philosophie plutôt qu’à la révélation. En réalité, tout cela relève d’une sorte de récupération tardive et n’a pas beaucoup de sens. Ce qui nous intéresse, c’est le fameux discours alternatif qui commence par la sensibilisation au respect de la loi. Celle-ci n’est pas nécessairement la loi de Dieu. Sur quatorze siècles d’histoire islamique il y a moins de références théologiques à une manière de gouverner la cité que dans le seul Léviathan de Hobbes. C’est curieux ! Ce n’est pas par oubli, ce n’était pas un sujet. On trouve davantage dans la littérature politique, une tradition de miroir des princes : gouverne comme Chosroês, agis comme le Basileus, sois comme Alexandre le Grand, fais comme le Négus, incarne les vertus de tel calife … Mais on ne disait jamais : applique les sentences divines. Cette idée de gouverner selon le désir politique de Dieu est venue surtout avec les Frères musulmans, et, en remontant un peu dans le temps dans la doctrine wahhabite, ou avec Khomeiny et son escroquerie intellectuelle qu’est le mandat du jurisconsulte. Certes, en milieu chiite, le mandat du jurisconsulte a été théorisé bien avant lui en seconde moitié du XIXe siècle, mais il a été mis en application par l’ayatollah autocrate illuminé.

Le troisième temps est celui de l’éducation. Les maîtres-mots quant aux dérives radicales de ces jeunes gens et de ces jeunes demoiselles demeurent acquisition du savoir, connaissance, culture, instruction, ouverture sur le monde, altérité, notamment l’altérité confessionnelle, inclination pour les valeurs esthétiques, les belles lettres, les beaux-arts, les humanités … Il faut aussi revenir à un humanisme d’expression arabe totalement oblitéré, effacé des mémoires, occulté, insoupçonné même. Quelqu’un comme Tawhidi, mort en 1023, disait bien : « Et plus vastes encore que l’univers sont les propos sur l’homme car l’homme est une problématique pour l’homme ». Cela rappelle Térence, l’esclave affranchi et son expression « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »

Le quatrième temps est celui de la République. Je reprends la fameuse allégorie de la République d’Honoré Daumier. Je convoque le peintre, non le caricaturiste. En1848 Honoré Daumier, qui concourait pour le prix de l’allégorie de la République, a dessiné une belle femme plantureuse. Elle allaite deux nourrissons tandis qu’à ses pieds se tient un garçonnet avec un livre. « La République nourrit et instruit ses enfants », telle était la légende de la toile. Ainsi, pour peu que la République nourrisse, instruise et protège tous ses enfants, nous aurions moins de problèmes de cet ordre.

Sauf que les problèmes demeurent à cause d’une opposition entretenue par une terrible incompréhension.

D’un côté, il y a ceux qui soutiennent :

« Nous étions bien et voilà qu’un corps allogène, incongru, invasif, inassimilable et inintégrable, menace l’identité nationale… », (l’identité de la France ne peut pas être réduite à une identité nationale mais la nuance dépasse nombre de personnes). « Il faut tout faire pour que le « Grand remplacement » ne puisse pas se faire », oppose une bonne partie de la nation. Telle est l’une des deux mâchoires de la fameuse tenaille identitaire, chère aux théoriciens du Printemps républicain.

De l’autre, il y a ceux qui objectent :

« Quoi que nous fassions, notre patronyme et notre confession font que nous ne nous sentons pas dans notre pays. » même si nous faisons tous les efforts de discrétion et d’« intégration », nous ne serons jamais acceptés, prétend une autre partie de la nation. Alors, cette partie, composée aussi d’une jeunesse fragilisée, devient pour certains une proie facile pour les sermonnaires doctrinaires, les idéologues de l’offensive dite islamiste : quoi que vous fassiez vous ne serez pas aimés, vous ne serez pas acceptés. Vos aïeux ont payé le tribut du sang, le tribut des larmes, le tribut de la sueur, mais vous continuez à être à part. On ne cessera jamais l’énumération de votre génération.

Il est vrai qu’on a osé parler de « cinquième génération » ! Quand on est de cinquième génération on est déjà « de souche » ! Nous sommes devant le syndrome de l’embryologiste en zoologie qui ne sait pas quand le têtard devient grenouille. À partir de quand est-on de souche ? La question ne se pose pas pour d’autres citoyens, pour Estrosi, pour Sarkozy, pour Morano, pour Hidalgo, pour Valls, pour Ciotti… Elle se pose pour Malek Boutih lorsqu’il a été question de présider la HALDE – la haute autorité pour la lutte contre les discriminations et pour l’égalité – avec comme seul argument, avancé notamment par Gérard Longuet : il ne fait pas partie du corps « traditionnel » de la nation !

Alors, ces jeunes gens trouvent sens dans le discours religieux et deviennent réceptifs aux propos de ceux qui viennent leur asséner : il t’arrive une telle humiliation parce que tu as déserté les préceptes de Dieu que je suis seul apte à t’expliquer. Mais il faut que tu te disciplines. Pour cela il faut commencer par t’habiller d’une certaine façon, montrer ton appartenance à la oumma, cette communauté supranationale puisque ta citoyenneté t’est déniée. Et, nous nous retrouvons avec certains parmi les plus fragiles et les plus déstructurés prêts pour un voyage au bout de l’inhumain.

Ainsi les deux mâchoires se rapprochent-elles. Et elles risquent de nous blesser sérieusement, nous membres du corps national, traditionnel ou périphérique. Nous ne laisserons pas faire, nous continuerons à œuvrer, à travailler inlassablement pour les écarter et conjurer ce mauvais sort à la France.

De ce fait la Fondation de l’Islam de France, par la culture, par l’éducation, par les actions menées sur le terrain, par l’université populaire itinérante que votre obligé a instauré – nous en sommes à notre 40ème édition -, par toutes ces missions nous continuons à témoigner, à agir pour que ces temps troublés et cette violence qui enfle s’apaisent. Nous œuvrons pour l’amitié civique, pour la solidarité entre les citoyens, pour que l’idéal de fraternité ne soit pas un vain mot, pour que nous puissions tous vivre dans une société juste, sécure, solidaire, fraternelle et prospère pour tous.

Marie-Françoise Bechtel

Merci, cher Président, pour cette très bonne intervention qui nous a menés des profondeurs de la culture et de l’histoire vers les motifs d’espoir que vous avez d’ailleurs très soigneusement distingués les uns des autres, depuis la réponse sécuritaire jusqu’à la réponse « englobante », la réponse de la République maternelle que vous avez évoquée.

J’aurais voulu vous « chercher » sur la différence entre matricielle et maternelle mais nous n’avons pas le temps de le faire. Nous dirons pour l’instant que c’est équivalent.

Vous nous avez vraiment entraînés dans un parcours à la fois à l’extérieur et à l’intérieur de la nation qui répond effectivement aux deux axes que nous avions voulu donner à ce colloque.

Merci encore infiniment. Je me tourne vers Patrick Weil qui sur un sujet non moins troublant va nous dire pourquoi des pays qui n’ont pas avec nous le même lien qu’une partie du monde arabo-musulman, des pays dont la civilisation est à la fois proche et différente de la nôtre – je pense aux pays anglo-saxons et je crois que vous voulez vous axer davantage sur les États-Unis -, pourquoi ces pays-là ne comprennent pas non plus la laïcité.

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Le cahier imprimé du colloque “Laïcité : défis internes, défis externes” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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