Les États-Unis : un proche contre-modèle
Intervention de Patrick Weil, Directeur de recherche émérite au CNRS, professeur invité à la Yale Law School, membre de la commission Stasi (2003), auteur, notamment, de De la laïcité en France (Grasset, 2021), lors du colloque "Laïcité : défis internes, défis externes" du mercredi 24 avril 2024.
Merci beaucoup Madame la présidente.
Je ne vais pas parler du monde anglo-saxon, aussi divers que beaucoup d’autres mondes.
Nous avons avec les États-Unis une très grande proximité que nous n’avons pas du tout avec l’Angleterre, pays à religion officielle où le chef de l’État est aussi chef de l’Église.
Lorsque les républicains et les socialistes ont travaillé pendant plusieurs années à l’élaboration de la loi de séparation, les États-Unis ont constitué une référence majeure dans la création de la loi française. Deux autres pays ont inspiré le rapport d’Aristide Briand : le Mexique et l’Italie, deux pays catholiques qui étaient en conflit avec le Vatican. Mais aux États-Unis comme en France, il y a séparation des églises et de l’État et reconnaissance de la liberté religieuse (je reviendrai sur la liberté de conscience). Il y a donc une très grande pertinence à la comparaison.
Pour moi la principale maladie dont nous souffrons est celle de l’ignorance. Comme l’a dit Hadrien Mathoux, la laïcité n’est pas que du droit mais si on ne connaît pas le droit on peut très difficilement parler savamment, correctement et intelligemment de la laïcité. Or la grande maladie qui nous touche est la méconnaissance du droit.
La particularité des États-Unis est que leur constitution n’a guère changé depuis leur fondation, à quelques amendements près. Le premier amendement qui organise la séparation et la liberté religieuse est là depuis les origines et c’est eu égard à son interprétation que la Cour suprême fait évoluer la jurisprudence. On ne peut pas parler du régime de la religion aux États-Unis sans étudier et connaître les arrêts de la Cour suprême alors qu’en France on parle de la laïcité sans jamais évoquer la loi et encore moins la jurisprudence.
Je commencerai par distinguer la liberté d’opinion et d’expression d’un côté et la laïcité de l’autre. Les deux régimes se sont séparés de la régulation religieuse. En France la liberté d’opinion a été garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) puis le délit de blasphème a été aboli dans le code pénal de 1791. Aux États-Unis le délit de blasphème n’a été aboli qu’en 1952 par un arrêt de la Cour suprême.
Les débats sur la religion font partie de la liberté d’opinion, de discussion, permise par le régime juridique qui s’est construit en France, explicitement en réaction au martyre imposé au chevalier de la Barre qui avait été condamné à la torture suivie de décapitation pour un délit d’opinion religieuse. Le droit qui est à l’origine la liberté d’opinion est un droit à l’irrespect. Alors que l’organisation de la laïcité et de la liberté religieuse (de changer de religion, de ne pas croire, etc.) est l’organisation du respect entre toutes les options spirituelles. C’est une organisation des pratiques de cultes, du port de signes ou des symboles, etc. Ce n’est donc pas le même type de droit dont on parle.
La république française s’est donc inspirée des États-Unis mais Briand a remarqué dans son rapport que la loi américaine ne protégeait pas l’État contre l’agression religieuse, tandis que la loi de 1905 consacrerait un chapitre à la « police des cultes ». Paul Grunebaum-Ballin, l’un des deux membres du Conseil d’État qui a conseillé Briand a écrit dès 1905, dans un livre intitulé La séparation des églises et de l’État, que « la séparation des églises et de l’État a pour conséquence… de faire disparaître l’administration des cultes pour ne laisser subsister que la police des cultes » [1]. En effet, de même que la proclamation du droit inaliénable de la propriété n’a aucun effet si on ne prévoit pas la punition de celui qui viole la propriété, il considère que les droits proclamés dans l’article 1 de la loi de 1905 (« La République assure la liberté de conscience, elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées … ») doivent être garantis.
Mais comment protège-t-on la liberté de conscience ? Que signifie « libre exercice des cultes » ? Quand on regarde les travaux de la commission Briand et l’élaboration du texte on s’aperçoit que celui-ci est directement inspiré d’articles du code pénal d’avant 1905, particulièrement de son article 260, lequel permettait de punir les pressions religieuses qui s’imposaient sur les consciences[2]. La rédaction de l’article 1 est donc reliée à la rédaction d’un autre article, l’article 31 repris de l’ancien article 260 du code pénal, qui dit que seront punies d’amendes ou de prison toutes personnes qui exerceront sur vous des pressions pour vous contraindre à porter un signe religieux ou à ne pas le porter, ce qui vous protège dans l’expression de votre foi ou dans l’absence d’expression de la foi. De même que l’article 2, qui crée la séparation des églises et de l’État et supprime les cultes officiels ou reconnus, organise la protection de la séparation. On n’a pas le droit de prendre la parole sur un sujet relevant des institutions de la République lors d’une messe ou d’une prière car il n’y a pas de liberté d’expression dans le cadre d’une cérémonie religieuse. De même un ministre du culte qui attaque un instituteur, appelle à ne pas exécuter les lois ou à se mobiliser contre d’autres citoyens est passible d’amende ou de prison. Toutes dispositions qui ont été massivement utilisées par Clemenceau et Briand entre 1906 et 1911. Lorsque des incidents ont commencé à se produire à la fin des années 80, ces dispositions avaient été totalement oubliées du Gouvernement et du législateur. Lorsque mon livre est sorti en mars 2022, j’ai été auditionné par la commission des lois du Sénat. Le lendemain les deux ministres chargés du projet de loi contre le « séparatisme », M. Darmanin et M. Dupont-Moretti, interrogés sur l’article 35 qui permet de punir les ministres du culte qui appellent à se soulever contre les lois ou d’autres citoyens à la séparation, ont indiqué que cet article n’avait jamais été appliqué. « Une amnésie collective ! », a réagi le sénateur Philippe Bas.
C’est là que j’ai un léger désaccord avec ce qui vient d’être dit.
En 1906, le Pape appelle au rejet de la loi de 1905. Après la crise des inventaires, ordre est donné par le pape à l’église de France de ne pas entrer dans le cadre légal des associations cultuelles. Le même pape fait lire une lettre dans toutes les églises de France appelant à la mise à l’index d’ouvrages d’histoire au programme de l’école laïque. Des menaces sont proférées depuis les chaires par des ecclésiastiques contre des enfants : si vous étudiez dans ces livres d’histoire vous serez privés de première communion et vos parents seront privés de la confession et des sacrements. Contre ces menaces proférées par des curés, des archevêques, voire des cardinaux, Aristide Briand et Clémenceau saisissent les tribunaux et ces ecclésiastiques « radicalisés » sont condamnés, perdent leurs droits à pension (jusqu’en 1905 ils étaient fonctionnaires). Cette application ferme des dispositions pénales de la loi par les deux ministres contribue à calmer les tensions avant que la Guerre de 14-18 ne fasse l’union nationale, ce qui permet ensuite à Briand de négocier et de signer avec le Vatican, en 1923-24, les accords sur les associations diocésaines.
En réalité quand Clemenceau devient Président du Conseil en 1906 ce n’est pas pour créer les « brigades du Tigre » ni pour mater des grèves mais pour sortir le pays de la quasi-guerre civile qui oppose la République au Vatican. C’était un enjeu beaucoup plus grave que la réorganisation de la police ou le matage d’une grève. Briand et lui vont nous sortir de cette guerre civile. Or c’est quelque chose qui a été oblitéré de notre histoire comme si on avait voulu effacer le conflit dramatique qui a déchiré la France entre 1905 et 1914. La loi de 1905 a été sauvée par l’extraordinaire talent politique de Briand et de Clémenceau, alliés pour mettre en œuvre cette loi, ce qui était extraordinaire quand on sait comment ils ont pu diverger quelques années plus tard pendant la Guerre de 14-18.
C’est cette histoire-là qu’il faut avoir en tête.
Qu’est-ce qui fait la divergence, l’incompréhension avec l’Amérique ?
Premièrement, aux États-Unis les marques de la séparation entre les églises et l’État ne sont pas au même endroit. Chez nous, au départ, la loi de 1905 avait supprimé les budgets des cultes mais, face aux difficultés de mise en œuvre on a gardé le financement des églises. Plus tard il y eut la loi Debré sur le financement des écoles catholiques sous contrat, etc. La marque de séparation de notre laïcité n’est donc plus dans la séparation financière mais dans la séparation politique, dans le fait qu’il n’y a pas de cérémonie ni même de présence religieuse lorsque le Président de la République prête serment sur la Constitution ou lorsque le Parlement se réunit. Il y a aussi séparation vestimentaire. C’est sur ces points-là et non plus tellement sur l’argent que nous marquons la séparation. Aux
États-Unis ce principe de la séparation financière reste à ce point respecté que n’importe quel citoyen américain peut aller devant la Cour suprême s’il apprend qu’un dollar fédéral est allé financer une église ou une école religieuse dans n’importe quel fin fond d’un autre État.
Le deuxième élément qui fait la différence entre nous et les États-Unis est l’histoire politico-religieuse des deux pays. De par notre histoire, dans le triangle individu – groupe religieux – État, l’État apparaît comme le protecteur de l’individu contre les pressions religieuses. Alors qu’au moment de la fondation des États-Unis le groupe religieux apparaît comme le protecteur de l’individu contre les pressions de l’État. Donc quand il y a conflit – et nous sommes dans une situation où il y a tension, comme entre 1906 et 1914 – cette différence joue et il y a une différence de réaction socio-politique.
Une troisième dimension joue son rôle : en apparence aux États-Unis le « free speech » est plus radical que chez nous mais seulement vis-à-vis de l’État. Dans la rue vous pouvez brûler le Coran ou une croix sans que ce soit illégal. Mais dans le cadre de l’université privée une régulation du respect propre à faire fonctionner l’université au service de sa mission éducative impose des règles tout à fait différentes de celles qui s’imposent dans la rue. C’est très difficile à comprendre pour les Américains eux-mêmes. Depuis la Seconde guerre mondiale, le développement de l’« affirmative action » ou de la réparation à l’égard des descendants d’esclaves, puis de toutes les minorités, entraîne en outre tout un travail d’organisation du respect des identités minoritaires, toute une régulation des organisations qui fait que la moindre limitation des libertés de personnes appartenant à des minorités religieuses est mal perçue. Par exemple la loi de 2004 est mal reçue par certains universitaires dont la plus emblématique est Joan Wallach Scott qui dans son ouvrage Politics of the Veil[3] affirme que c’est une loi qui fait des concessions à Le Pen, que c’est du néo-colonialisme, de l’assimilationnisme, que cette loi conçoit le voile uniquement comme un signe d’obscurantisme et pas la possibilité que ce soit un instrument de libération. Elle fait des erreurs que je ne vais pas relever ici[4]. Mais ce que je voudrais dire c’est que, comme le savaient Clemenceau ou De Gaulle, d’ailleurs, l’Amérique n’est pas une et qu’il y a en Amérique d’importantes forces qui sont intéressées par notre régime de liberté d’expression et de laïcité. Au moment des horribles assassinats de Charlie Hebdo, une solidarité massive s’est développée dans certains milieux américains qui défendaient la liberté des caricaturistes. Un monument a été érigé en l’honneur des dessinateurs assassinés à Washington. Des tenants du « free speech » ont pris fait et cause pour la liberté des caricaturistes français. De même une jurisprudence américaine limite le « free speech » dans les écoles lorsque ce « free speech », qui peut par exemple prendre la forme du port de certains vêtements, risque de troubler l’ordre public dans les écoles. On peut donc aussi rattacher notre loi de 2004 à une jurisprudence américaine qui n’est pas totalement contradictoire avec la jurisprudence française.
Enfin il faut suivre avec une grande attention ce qui vient de se produire depuis 2015.
Le rapport Briand, reprenant des travaux de l’époque, notait qu’une union morale subsistait entre le christianisme et les États-Unis malgré la séparation en droit. Or la loi de 1905 n’est pas uniquement l’organisation du respect de tous les citoyens quelles que soient leurs adhésions spirituelles, elle est aussi une rupture du contrat spirituel qui nous liait historiquement au Vatican. Évidemment les États-Unis n’étaient pas liés au Vatican mais ils se sentaient liés au christianisme.
Je voudrais signaler ici une conséquence importante de la validation du mariage homosexuel par la Cour suprême. Le président de la Cour suprême, John Roberts, a dit dans une opinion dissidente que je vous conseille de lire[5] que cette décision qu’il considérait comme illégitime brisait ce lien entre le christianisme et les États-Unis, que les conséquences allaient être très graves et que les chrétiens allaient s’organiser pour demander des exemptions à l’application de la loi en application du libre exercice de leur foi. Depuis, les nouveaux juges à la Cour suprême nommés par Donald Trump ont donné la majorité à ce point de vue du président de la Cour. Depuis, les décisions de la Cour suprême tombent pour permettre à des États du Sud, à des zones entières d’autres États, de s’exempter de la loi laïque, de vivre dans une forme de séparatisme chrétien. Cela effraye beaucoup d’Américains qui se mettent à s’intéresser à la France.
Il y a un an et demi ou deux ans certains évêques américains ont menacé Biden de le priver de confession en raison du fait qu’il appliquait la loi fédérale permettant l’avortement (c’était avant la décision d’annulation). C’est exactement ce type de menaces que certains évêques français ont proférées après 1906. Il se trouve que la justice américaine ne dispose pas des instruments juridiques qui lui permettraient de condamner ses évêques pour violation de la séparation. Aux États-Unis, où j’enseigne le droit de la religion, je rencontre des collègues de plus en plus intéressés par l’existence de ces dispositions pénales de la loi française qui n’existent pas en droit américain. « L’Amérique est une jeune nation qui n’a pas encore fait certaines expériences », avait écrit Briand dans son rapport. En ce moment, à partir d’une tout autre considération, je ressens l’inquiétude de laïques américains face à une contre-offensive, une contre-révolution fondamentaliste et chrétienne qui vise à mettre à bas l’unité de l’État et de la jurisprudence fédérale de la Cour suprême.
Briand et Clémenceau, quand ils ont eu à affronter la mise en œuvre très difficile de la loi de 1905, intervenaient ensemble devant le Parlement… Je cite Briand : « Quand l’État voit l’Église en face de lui il doit l’examiner sous deux aspects parce que l’Église a pris deux aspects, parce que son action a deux formes. L’État laïque, pour assurer sa sécurité et sa prédominance est forcément anticlérical. Il lui appartient en effet de s’opposer à ce que l’Église sorte de son domaine religieux en intervenant sur le terrain politique et mette en péril la prédominance de l’État. Mais si l’Église reste chez elle, si les fidèles se contentent de manifester sous la forme du culte leur sentiment religieux l’État est tenu de s’arrêter devant ce domaine sacré ». Dans un autre moment du débat, réagissant à une proposition de Maurice Allard, député socialiste, qui visait à l’appropriation des toutes les églises de France, Briand dit : « M. Allard vous connaissez très mal ce pays. Je conviens volontiers avec vous que parmi les catholiques il y a des gens qui pratiquent la religion par habitude, par tradition. Mais il ne faut pas nier qu’il y en ait qui la pratiquent par conviction. Et quand il n’y aurait que mille en France … » – Clemenceau l’interrompt : « Quand il n’y en aurait qu’un » – « … nous n’avons pas le droit de les persécuter, nous n’avons pas le droit de les gêner ». On oublie parfois de mentionner cette double dimension de la religion comme problème majeur. C’est un droit individuel que celui de croire ou de ne pas croire. Mais la religion est aussi une entreprise collective qui est en compétition avec les États souverains. Et la loi de 1905 est l’affirmation de la souveraineté de la République. Dans l’influence qu’elle a pu avoir il y a le fait qu’Atatürk a repris le terme non pas de principe juridique mais de laiklik pour marquer la souveraineté de la République turque sur l’organisation de l’islam. C’est-à-dire que c’est la république qui organise la liberté religieuse et pas l’inverse. C’est cette dimension-là que je voudrais aussi rappeler.
Je voudrais dire pour conclure que je ne partage pas le pessimisme que j’ai entendu s’exprimer dans cette salle. D’abord reviendrai-je sur un point de correction par rapport aux deux interventions précédentes. En 1905 l’Algérie est dans la loi. Briand et Clémenceau législateurs mettent l’Algérie, l’islam dans la loi. C’est débattu au parlement et c’est approuvé. Il faut le dire aux jeunes de France. C’est le Gouvernement qui, profitant du fait que la loi prévoit une période de transition, abuse de cette disposition, pour la renouveler tous les dix ans, avec le soutien du Conseil d’État, et ne pas ainsi appliquer la loi en Algérie. Mais la pensée de la loi est universelle dès 1905. C’est une loi extrêmement moderne qui prévoit la liberté de chacun et une organisation de l’État qui permette cette liberté de n’être ni sous l’emprise du groupe religieux ni sous l’emprise de l’État. En ce sens elle est d’une modernité incroyable qui parle à des centaines de millions de personnes dans le monde indépendamment des régimes politiques auxquels ils sont soumis.
[1] Paul Grunebaum-Ballin, La séparation des églises et de l’État, Paris, Société Nouvelle de Librairie et d’Edition, 1905, p.91.
[2] L’article 260 du code pénal précisait alors que « Tout particulier qui, par des voies de fait ou des menaces, aura contraint ou empêché une ou plusieurs personnes d’exercer l’un des cultes autorisés, …sera puni pour ce seul fait d’une amende de 16 francs à 200 francs, et d’un emprisonnement de six jours à deux mois. »
[3] Joan Wallach Scott, The Politics of the Veil, Princeton University Press, 2007
[4] Cf. Patrick Weil, “Why the French laïcité is Liberal”, Cardozo Law Review, June 2009, Vol.30, Number 6, 2699-2714.
[5] OBERGEFELL v. HODGES | Supreme Court | US Law | LII / Legal Information Institute (cornell.edu).
Le cahier imprimé du colloque “Laïcité : défis internes, défis externes” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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