Europe et souveraineté nationale : où en est-on, que faudrait-il faire ?

Nous publions ici la note d’Arnaud Montebourg produite lors de son audition par la Section du Rapport et des Etudes du Conseil d’Etat (novembre 2023) et non encore intégralement publiée.

On trouvera à la suite de la note d’Arnaud Montebourg :

– une note de Jean-Eric Schoettl « au soutien de la position d’Arnaud Montebourg » publiée dans Marianne ( 21-27 mars 2024) ;

– une note de Marie-Françoise Bechtel sur les propositions qui pourraient découler de ces analyses en ce qui concerne la révision de notre Constitution.

Lors de mon audition devant la Section des Études et du Rapport du Conseil d’État présidée par sa présidente Martine de Boisdeffre, le 27 novembre 2023, j’ai présenté brièvement le contexte alarmant auquel la France est aujourd’hui exposée en raison de la perte de souveraineté dont la population a parfaitement conscience. Cette perte de souveraineté conduira les Français à réclamer et obtenir correction et réparation, dans la lignée de la tradition politique d’un pays, la France, qui n’a jamais supporté la dépossession de sa liberté collective ni davantage les humiliations.

  • Une souveraineté économiquement affaiblie, ainsi qu’en témoignent les fondamentaux économiques démontrant notre dépendance économique et financière extrêmes : record du déficit commercial et du surendettement de l’État. Certains économistes qualifient à juste titre la France de pays « détenu » par ses créanciers.

  • Une souveraineté politiquement aliénée, car non consentie, en raison de la transposition par les parlementaires du Traité de Lisbonne en violation de la volonté du peuple souverain qui, dans son expression directe, avait refusé le Traité Constitutionnel Européen en 2005. Cet usage parlementaire de la transposition d’un traité refusé par le peuple souverain nourrit malheureusement un divorce grandissant entre les Français et leurs représentants politiques.

  • Une souveraineté internationalement défaite, comme en témoigne la dure litanie des pertes de contrôle de nos fleurons industriels en 20 ans (Arcelor, Péchiney, Alstom, Technip, Alcatel, Lafarge, Essilor), l’affaire du rachat par EDF des turbines Alstom vendues à l’américain General Electric 10 ans plus tôt faisant culminer l’inconséquence au niveau d’un ridicule déshonorant ; tout comme la France devenue une colonie numérique des États-Unis, comme en témoignent notre incapacité à nous défendre contre les intrusions numériques (affaires Snowden et Pegasus) ni davantage à organiser la réduction de la domination des géants américains du numérique sur notre économie domestique et nos fonctions nationales vitales.

  • Enfin, une souveraineté juridiquement mutilée, en raison de la dépossession sérieuse et continue des pouvoirs appartenant au législateur, pourtant seul dépositaire selon la Constitution de l’exercice du pouvoir législatif. Une Commission Européenne, un Conseil Européen et cinq Cours suprêmes (Conseil Constitutionnel, Cour Européenne des Droits de l’Homme, Cour de Justice de l’Union Européenne, Conseil d’État, Cour de Cassation) fabriquent à jet continu des décisions rivalisant de zèle pour écarter nos lois, relativiser leur application, interdire tout ou partie de leur contenu et inventer toutes sortes de règles afin de les rendre caduques. Écrire la loi et par conséquent prendre des décisions en toute indépendance est devenu un travail de slalomeur serré entre les bâtons hérissés d’interdits illisibles, imperfectibles, instables et parfaitement illégitimes.

Cette mutilation est le fruit de la sédimentation au long cours de nombreuses décisions mais deux d’entre elles relèvent de la lourde responsabilité du Conseil d’État sur lesquelles j’ai prié mes interlocuteurs d’attacher leur attention. Il s’agit de l’arrêt d’Assemblée du 20 octobre 1989 dit « Nicolo », consacrant la supériorité absolue des traités sur les lois. Et l’arrêt de principe et d’Assemblée par le même Conseil d’État en date du 21 avril 2021, dit « French Data Network », refusant le contrôle des excès de pouvoirs des institutions de l’Union Européenne, se refusant ainsi à contrôler ce que le Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe organise depuis bien longtemps en Allemagne

Je leur ai indiqué, comme membres du Conseil d’État, qu’il revient désormais à celui-ci de corriger de lui- même ces deux décisions qui sont des atteintes sérieuses à notre souveraineté, avant que de futures réactions politiques, et des plus fortes, ne placent cette noble et indispensable institution au cœur d’une réforme cruelle et définitive.

Pour ma part, je placerai ce travail de revirement de jurisprudence indispensable au nom de l’intérêt supérieur de la France, ou de correction de trajectoire de ces deux décisions, dans le cadre qui devrait s’imposer à terme de lui-même : la reconstruction d’un système juridico-politique souverain restaurant la primauté de la loi, outil de sauvegarde et de protection de l’intérêt national, ce dont notre pays a un besoin urgent. En effet, l’intégration par des règles uniques ou uniformes applicables à des Nations dont l’histoire, la géographie et la culture sont disparates ne peut pas susciter l’adhésion, et provoque souvent à bon droit le rejet. L’Union ne peut pas être l’uniformisation. Et à l’intégration juridique, il faut préférer la coopération politique. C’est pourquoi, pour préserver le futur de l’Union Européenne, il paraît nécessaire de mettre un certain terme à cette intégration juridique excessive, pour ne pas dire d’inspiration extrémiste, à tout le moins permettre souplesse et liberté aux Nations membres, et au total accepter que les intérêts nationaux prévalent lorsqu’ils le souhaitent et limiter les règles communes au strict nécessaire.

La question n’est donc pas : faut-il moins ou plus d’Europe ? La question est plutôt : il faut moins d’intrusion dans la vie des peuples et plus de protection des peuples contre les menaces extérieures par l’Union Européenne, deux objectifs de bon sens dont elle s’est malheureusement montrée jusqu’ici incapable de défendre.

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SOMMAIRE DE LA NOTE D’ARNAUD MONTEBOURG

Première Partie :  L’interprétation de l’article 55 de la Constitution de 1958 à l’aune des principes démocratiques

I- L’indétermination interprétative de l’article 55

1.1- La texture ouverte de l’article 55

1.2- L’obligation d’un choix interprétatif discrétionnaire

II- Critique de l’interprétation hiérarchique de l’article 55

2.1- Une interprétation opportuniste

2.2- Une interprétation fondée sur une confusion entre la hiérarchie des normes et la hiérarchie des organes

2.3- La double faiblesse constitutionnelle de l’interprétation hiérarchique à l’aune de l’article 88-1 de la Constitution de 1958

III- La nécessité d’une interprétation systémique de l’article 55 à l’aune de la dogmatique démocratique

3.1- L’interprétation chronologique seule compatible avec l’autodétermination démocratique.

3.2- L’absence de résolution juridictionnelle dans l’ordre interne des conflits entre la loi postérieure et les traités

Deuxième Partie : La nécessité démocratique d’un contrôle ultra vires compatible avec le droit de l’Union européenne

I- L’aménagement du contrôle ultra vires par la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne

1.1- Les fondements du contrôle

1.2- Les modalités d’exercice du contrôle

II- Les enseignements de l’expérience allemande

2.1- Un vecteur de dialogue inter-juridictionnel

2.2- Un contrôle intégré au patrimoine constitutionnel européen

2.3- Une lacune française préjudiciable

Ci-après en Annexe l’ensemble de la note

Une des principales « révolutions juridiques » survenues en France depuis un demi-siècle tient à ce que tout juge national doit faire prévaloir le droit international sur la loi, y compris sur la loi postérieure.

J’ai quelque répugnance à employer ici le mot « révolution », tant cette révolution-là n’est favorable ni à la souveraineté de l’Etat dans le concert des nations (souveraineté nationale), ni à la souveraineté populaire (souveraineté dans l’Etat).

A l’invitation du Conseil constitutionnel (décision IVG de 1975), la Cour de cassation a consommé cette révolution dès 1975 avec sa décision Société Cafés Jacques Vabre. Le Conseil d’Etat français s’y est d’abord refusé pour d’excellents motifs. Puis il a capitulé par l’arrêt Nicolo en 1989.

Cette conception moniste des rapports entre droit international et droit interne, décidée par trois cours et non par le Constituant, joue évidemment contre la souveraineté nationale en interdisant au pouvoir législatif de s’écarter des normes internationales, y compris telles qu’interprétées par des organes internationaux.

Elle joue également en faveur du pouvoir des juges, désormais susceptibles de mettre à néant la volonté des représentants du peuple s’ils considèrent celle-ci contraire à des règles ou principes (si imprécis soient-ils) figurant dans les traités que nous avons ratifiés ou dans de simples actes de droit de l’Union dérivés, ou s’ils l’estiment contrevenir aux jurisprudences, si créatives soient-elles, des cours de Luxembourg et de Strasbourg.

S’agissant du droit de l’Union européenne, les juridictions nationales sont devenues fonctionnellement des « organes supplétifs » de la Cour de justice de l’Union européenne.

La suprématie du droit supranational est tout aussi manifeste s’agissant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Or, le droit issu de cette convention est essentiellement jurisprudentiel : il est l’œuvre de la Cour européenne des droits de l’Homme. Le juge national suit (et parfois devance) les jurisprudences des Cours de Luxembourg et de Strasbourg, qui, interprétant de façon souvent fort extensive les principes généraux figurant dans la Convention (par exemple le « droit de toute personne au respect de la vie privée et familiale » proclamé par son article 8), contrecarrent non moins souvent les souverainetés nationales et le sentiment populaire.

Revenir là-dessus serait une contre-révolution d’ampleur équivalente à la « révolution » intervenue avec les arrêts Jacques Vabre et Nicolo.

Devant une juridiction française, le droit international ne prévaudrait plus sur la loi postérieure. Serait ainsi rétablie la situation juridique qui prévalait devant les juridictions nationales avant les arrêts Jacques Vabre et Nicolo. Vivions-nous dans une démocratie illibérale sous la présidence de Georges Pompidou ?

Milite dans ce sens la note présentée au Conseil d’Etat par Arnaud Montebourg, dans le cadre des travaux conduits par la section du rapport et des études du Conseil d’Etat sur le thème de la souveraineté.

La note fait mieux que militer, elle démontre. Elle établit en effet de façon approfondie et rigoureuse combien l’interprétation faite de l’article 55 de la Constitution par le Conseil d’Etat dans son arrêt Nicolo de 1989 – et, avant lui, par la Cour de cassation dans son arrêt Société Cafés Jacques Vabre de 1975 -, ne s’imposait nullement juridiquement, notamment pas au regard de la lettre de la Constitution.

Cette interprétation est surtout contestable, explique-t-il avec pertinence, parce qu’elle substitue une hiérarchie des normes à la hiérarchie des sources, seule compatible avec le principe de la séparation des pouvoirs comme avec le respect de la souveraineté parlementaire, expression de la souveraineté populaire. En cela les arrêts Nicolo et Jacques Vabre sont plus politiques que juridiques.

Sur l’impossibilité pour le juge ordinaire – sauf à usurper un rôle de juge constitutionnel – d’écarter une loi parce que contraire à un traité antérieur, Arnaud Montebourg cite très opportunément les conclusions de Nicole Questiaux dans l’arrêt Syndicat général des fabricants de semoules de France (CE, 1er mars 1968), ainsi que celles de Paul Matter dans l’arrêt Sanchez du 22 décembre 1931 de la Cour de cassation.

Nicole Questiaux : « Le juge administratif ne peut modifier, de sa seule volonté, sa place dans les institutions. Il ne peut ni censurer ni méconnaître une loi. […] Certes, il est soutenu que la traditionnelle abstention du juge devant les actes du législateur serait moins justifiée, dès le moment où notre constitution ne reconnaît plus la suprématie du Parlement. Mais la Constitution a précisément traité du contrôle de la constitutionnalité des lois pour en retenir une conception limitée et la confier au Conseil Constitutionnel ; surtout, modifiant l’équilibre du pouvoir législatif et du pouvoir réglementaire, elle n’a pas jugé bon de définir d’une nouvelle manière les pouvoirs du juge ; la mission de celui-ci reste celle, subordonnée, d’appliquer la loi ».

Paul Matter : « J’aurais voulu conclure à la cassation, dans l’intérêt des étrangers établis en France. Mais, à cette place, on conclut, non on désire, mais comme l’on doit, sous la dictée de la loi. Or j’estime que je suis lié par le texte de la loi, éclairé par les travaux préparatoires…».

Mutatis mutandis, ce qui vaut pour l’article 55 vaut pour l’article 88-1 qui est un simple article d’habilitation : le juge ordinaire devrait s’incliner devant une loi dérogeant de façon claire au droit de l’Union en vigueur, surtout si la dérogation est intentionnelle…

Que faire maintenant ? L’idéal serait que les deux cours suprêmes abandonnent leurs jurisprudences. C’est à quoi Arnaud Montebourg exhorte le Conseil d’Etat. Mais, il sait bien que l’hypothèse en est hautement improbable, sauf à ce que – autre hypothèse improbable parce que se heurtant à de considérables obstacles pratiques – le Conseil constitutionnel, revenant sur sa décision IVG de 1975, accepte de devenir juge de la conventionnalité.

Il faut donc envisager une révision constitutionnelle pour restaurer une séparation des pouvoirs conforme à la souveraineté populaire :  devant un juge, le droit international ne doit prévaloir que sur les lois antérieures et non sur celles qui tendent à y déroger. Le traité n’est supérieur à la loi que si celle-ci est antérieure à sa ratification.

 Il suffirait pour cela d’insérer un mot dans l’article 55 de la Constitution (l’adjectif « antérieures ») et, par coordination (s’agissant du droit de l’Union européenne), d’insérer le membre de phrase « Dans les conditions prévues à l’article 55, » au début de l’article 88-1.

On ne peut évidemment se cacher qu’un conflit surgirait entre nos engagements européens et ce que serait l’application de cette révision constitutionnelle. Si elle prospérait, il faudrait accompagner son application de renégociations et de dénonciations d’accords. Des procédures en manquement pourraient être diligentées contre la France et des sanctions financières lui être infligées. Mais Il faut savoir ce qu’on veut. Entre la soumission « quoi qu’il en coûte » au droit européen et la souveraineté de la France, il y a un choix à faire, qui ne peut plus être éludé. Le conflit doit donc être assumé.

Au demeurant, l’Europe connaît déjà ce type de conflit : pensons par exemple à la position du tribunal constitutionnel allemand sur le rachat de titres publics par la Banque centrale européenne ou aux contentieux de l’Union avec la Pologne et la Hongrie en matière d’organisation judiciaire et sur les questions sociétales. 

Comme le rappelle Arnaud Montebourg, la décision de mai 2020 de la Cour de Karlsruhe se situe dans la droite ligne de sa décision sur le Traité de Lisbonne de 2009. Considérant que, s’agissant du rachat d’actifs publics par la BCE, l’interprétation des traités par l’Union outrepasse le mandat donné aux institutions européennes par les États membres et constitue un « ultra vires », le Verfassungsgericht juge qu’il a été porté par les organes de l’Union, CJUE comprise, une atteinte caractérisée au « principe d’autodétermination politique des peuples ». Or ce « principe d’autodétermination du peuple » (« Grundsatz der Selbstbestimmung des Volkes »), autre nom de la souveraineté populaire, bénéficie, dans la Grundgesetz (article 79), d’une clause d’éternité (Ewigkeitklause) : il est au-dessus de tout et même une révision constitutionnelle ne saurait l’amoindrir.

Il est vrai qu’aucune cour suprême française n’est prête à prendre un aussi haut profil. Ainsi, dans l’affaire de la conservation et de l’utilisation des données des communications électroniques à des fins pénales ou de renseignement, le Conseil d’Etat s’est interdit par avance d’opposer à la CJUE en matière de sécurité un veto analogue à celui émis par la Cour de Karlsruhe en matière monétaire. C’est même à une capitulation sans condition que procède son arrêt French Data Network du 21 avril 2021 : « Contrairement à ce que soutient le Premier ministre, il n’appartient pas au juge administratif de s’assurer du respect, par le droit dérivé de l’Union européenne ou par la Cour de justice elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres ». De même, s’agissant de la directive « temps de travail », le Conseil d’Etat a jugé le 17 décembre 2021 que le principe constitutionnel de « nécessaire libre disposition de la force armée » ne faisait pas globalement obstacle à l’application de cette directive aux militaires français (Assemblée, 17 décembre 2021).

Comme le conclut Arnaud Montebourg dans sa note : « S’il fallait résumer en termes crus et cruels la jurisprudence du Conseil d’Etat, elle s’arroge le droit de contrôler la loi nationale lorsque celle-ci contredit le droit européen, et elle refuse de contrôler les excès de pouvoir des institutions européennes, lorsque celles-ci contredisent le droit des traités européens. »

La position du juge français à l’égard des dérapages de l’Union fait penser à la « trahison des clercs » de Julien Benda. Pourquoi cette nouvelle trahison des clercs ? Est-ce par conformisme ? Par crainte d’ébranler le fragile et complexe édifice du droit européen ? Pour ne pas être rangé dans le camp des cours nationales frondeuses conspirant, à l’instar du tribunal constitutionnel polonais, contre l’Etat de droit ? Ces explications ne sont que partielles. Le suivisme a une raison plus profonde : le juge national trouve dans le droit européen le moyen historique de s’extraire de l’Etat national et de dominer celui-ci. La primauté du droit de l’Union permet au pouvoir juridictionnel de ne plus être seulement un pouvoir jouant sa partie dans le jeu démocratique national de la séparation des pouvoirs. Elle lui permet de se poser et de se penser, du haut du surplomb européen, comme un pouvoir au-dessus des autres pouvoirs, une instance supra-démocratique. Cette suprématie du juge, confortée par le droit de l’Union, permet également à toute une idéologie, qui abaisse la Nation au nom de la défense de l’individu, de la protection des minorités, de l’abolition des frontières et de la concurrence pure et parfaite, de s’imposer sans avoir besoin d’être souscrite par le peuple. Le droit de l’Union se développe ainsi sans le demos et contre le cratos, pour reprendre la formule de Pierre-Henri Tavoillot.

Arnaud Montebourg n’ignore nullement que la restauration de la primauté de la loi dans l’ordre juridique interne (c’est-à-dire devant nos autorités et juridictions nationales) n’exclut pas le conflit dans l’ordre juridique supranational, notamment au niveau de la Commission européenne et de la Cour de justice de l’Union européenne. Il va même au-devant de cet argument : « Le conflit peut connaître une résolution aussi bien juridictionnelle, que non juridictionnelle, dans l’ordre internationale et/ou européen. Très concrètement, le législateur français qui dérogerait aux traités de l’Union européenne, verrait une procédure de recours en manquement s’ouvrir contre la France. Dans ce cas, le conflit ferait l’objet, soit d’un règlement politique entre la France et la Commission européenne, soit d’un règlement juridictionnel devant la CJUE, mais, dans tous les cas, le principe d’autodétermination démocratique est préservé car le Conseil d’État ne préempte pas une crise politique que le législateur pourrait avoir intentionnellement provoquée dans l’objectif de faire avancer les intérêts de la France ».

L’Union ne peut finir que par plier face à une volonté politique nationale déterminée, surtout si celle-ci s’appuie sur la volonté du peuple exprimée par voie référendaire et trouve le renfort d’autres Etats-membres aspirant eux-aussi à desserrer le corset normatif européen. Que pourraient d’ailleurs faire les organes de l’Union contre un Etat-membre aussi crucial que la France ?  

Les deux notes que nous publions ci-dessus sont d’une très grande utilité pour ouvrir le débat sur une question essentielle : nul ne peut ignorer aujourd’hui l’importance centrale d’une restauration effective de notre souveraineté nationale. Par quels moyens ?

1/ L’une et l’autre aboutissent à la conclusion imparable qu’une révision constitutionnelle serait la seule voie efficace qui s’ouvre aujourd’hui à notre pays devant les excès du droit européen et la soumission du juge national. Dès lors en effet que les juges et tout particulièrement le Conseil d’Etat reconnaissent la subordination de la loi nationale aux textes européens (arrêt Nicolo, 1989) ainsi qu’aux arrêts de la Cour de Justice de l’UE (arrêt French data network) et ce par une position de principe ne souffrant aucun retour, la Constitution reste le seul recours. Nul ne conteste en effet que la Constitution soit supérieure aux traités. Elle seule peut donc désormais protéger la loi nationale. Par quels moyens ? Sur ce point il peut y avoir débat.

2/ Une première voie consisterait comme le propose la note de Jean-Éric Schoettl à privilégier une réécriture de l’article 55 de la Constitution qui, aujourd’hui, grave dans le marbre la supériorité des traités régulièrement ratifiés sur la loi nationale. Il serait indiqué dans le texte que les traités ne prévalent que sur les lois antérieures et non postérieures à leur ratification. Le législateur national serait ainsi tenu d’opposer au droit européen une intervention postérieure du législateur détenteur du mandat du peuple souverain.

Remarquons d’ailleurs que ce n’est pas le principe dit « moniste » de la supériorité des traités sur la loi, adopté aujourd’hui par une écrasante majorité de pays dans le monde, qui est à l’origine de la subordination totale du droit national au droit européen. C’est et c’est seulement l’attitude du juge, qui a profondément changé dans son application de cet article : comme le rappellent les deux notes, alors qu’il refusait jusqu’alors de juger la loi dont il est dans notre système démocratique le porte-parole, le juge a décidé, depuis 1975 pour la Cour de Cassation, 1989 pour le Conseil d’Etat, qu’il pouvait lui-même apprécier la loi au regard d’un critère supérieur. C’est donc en bonne logique cet abandon par le juge d’une position de principe correcte au regard des fondamentaux de notre droit qu’il convient de redresser. Il serait alors préférable d’intégrer dans le texte constitutionnel un article selon lequel : « Les juridictions suprêmes de l’ordre judiciaire et administratif ont pour mission de juger les litiges qui leur sont soumis au regard de la loi souveraine. » Et il serait inutile de toucher à l’article 55.

Bien entendu, l’une ou l’autre de ces modifications aboutissant au même résultat n’éviteraient pas des pièges et inconvénients qu’il ne faut pas sous-estimer. Depuis l’arrêt Nicolo de l’eau a coulé sous les ponts. Nous ne sommes certes plus sous Pompidou comme le relève Jean-Éric Schoettl. Mais justement : ce sont depuis lors des milliers de règlements européens directement applicables dans les pays soumis aux traités européens qui ont été adoptés notamment en matière économique ou ayant des effets sur nombre de secteurs de la vie quotidienne. Il faudra donc, en revenant à la loi nationale, régler nombre de situations transitoires et de préjudices liés à la modification par exemple des règles de la concurrence ou du traitement inégal des entreprises, en indemnisant probablement les préjudices subis du fait du changement des normes applicables au nom de la sécurité juridique et de la stabilité des situations acquises. Le tissu d’actes, règlements, directives européens est devenu un carcan dans lequel le législateur national aura souvent du mal à savoir où tailler une porte de sortie convenable. La solution « modification de l’article 55 » ou « rappel du juge à ses devoirs » dans le texte constitutionnel, très utile dans le cas de l’exercice par l’Etat de ses pouvoirs régaliens (l’arrêt French data network en est un exemple typique) risque d’être très complexe dans sa mise en œuvre dans d’autres secteurs.

3/ Une autre solution serait donc envisageable. Elle suivrait plutôt la piste indiquée par Arnaud Montebourg dans ses développements sur le faible contrôle de constitutionnalité exercé en France sur les débordements de autorités européennes et de la cour de justice de l’UE. Comme il le souligne, contrairement au Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, le Conseil constitutionnel français n’exerce aujourd’hui aucun contrôle sur le droit européen. Il n’a certes pas les mêmes pouvoirs que le Tribunal constitutionnel allemand : rien n’empêche de les lui donner afin qu’il les exerce par la voie d’une saisine parlementaire ou, pourquoi pas, citoyenne lorsqu’un texte européen ou une décision de la CJUE le mériterait. Une consultation systématique du juge constitutionnel par les juges nationaux saisis d’un conflit entre norme européenne et norme nationale serait parallèlement prévue. Enfin des éléments touchant à notre identité constitutionnelle (laïcité, services publics) pourraient trouver place dans le texte constitutionnel pour guider l’appréciation du Conseil.

Durant de trop longues années le Conseil constitutionnel a fermé les yeux sur les empiètements du droit européen sur la loi nationale : on admettra qu’il n’avait pas pour cela les pouvoirs nécessaires. Il faut aujourd’hui inscrire clairement sa compétence pour dire comme le fait son homologue allemand, que tel acte européen, ou jugement de la Cour de justice a pu porter atteinte à la souveraineté nationale, dépassant ainsi les formules rituelles qui ne tiennent plus la route sur les « transferts de compétence qui ne portent pas atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté » qui ont perdu toute portée. Ce système nouveau de vérification de la compatibilité entre la Constitution et le droit européen s’appliquerait aussi à la CEDH.

Une chose est en tout cas certaine : aucune des réformes ci-dessus envisagées ne pourra avoir lieu sans une volonté politique nouvelle et clairement affirmée. Le degré de courage qu’elles demanderaient est-il d’ailleurs inférieur à celui qu’exigerait une renégociation des traités ? Et cette dernière voie ne serait-elle pas en réalité la meilleure pour ne pas dire la plus digne de la France ?

PREMIÈRE PARTIE

L’INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE 55 DE LA CONSTITUTION DE 1958 À L’AUNE DES PRINCIPES DÉMOCRATIQUES

Pour justifier son interprétation hiérarchique exprimée dans l’arrêt d’Assemblée Nicolo du 20 octobre 1989, de l’article 55 de la Constitution, proclamant la supériorité en toutes circonstances des traités sur les lois nationales, le Conseil d’État présuppose que l’énoncé de l’article 55 ne souffrirait pas d’ambiguïté. Il n’en est rien car l’article 55 demeure indéterminé dans son interprétation, preuve en est puisque celui-ci a fait l’objet d’interprétations antinomiques par le Conseil d’État lui-même. C’est pourquoi, il s’agit de déterminer l’interprétation la plus compatible avec la préservation du principe démocratique du droit à l’autodétermination législative.

1-  L’indétermination interprétative de l’article 55 de la Constitution

L’article 55 est une texture ouverte, c’est-à-dire que sa signification est équivoque en raison de la qualité propre du droit qu’est l’indétermination du langage ce qui contraint l’interprète, le Conseil d’État, à opérer un choix interprétatif discrétionnaire parmi les interprétations possibles de l’article 55.

1.1- La texture ouverte de l’article 55

L’article 55 de la Constitution de 1958 est présenté comme « non équivoque » par la majorité des juristes. En d’autres termes, il n’inviterait pas à être interprété et fixerait une fois pour toutes la primauté de la norme internationale sur la loi française. Ce principe serait valable ne varietur et ne ferait que reprendre les articles 26 et 28 de la Constitution du 27 octobre 1946, traduisant alors son préambule qui affirmait que la France « se conforme aux règles de droit public international ».

En réalité, l’article 55 peut s’envisager comme relativement indéterminé, notamment en ce qu’il est finalement peu clair sur la primauté qu’il proclame. S’agit-il d’une supériorité de tous les traités internationaux, et des actes qui en découlent ? S’agit-il d’une supériorité absolue ou relative ? Une loi votée par le Parlement, qui contreviendrait à un traité antérieur – et donc approuvé par les parlementaires – n’est- elle pas plus à même de retranscrire la volonté générale actualisée ? En somme, l’article 55 ne permet pas, à sa lecture, de clarifier et de résoudre le conflit de normes au regard de la séparation des pouvoirs. De sorte que cet article illustre allègrement le mot de Paul Ricoeur qui considérait que dans bien des cas, le sens d’un texte n’est pas derrière lui, mais devant lui.

Cette texture ouverte du texte nécessite un travail interprétatif, activité ambitieuse si l’on considère avec Jean Carbonnier que « l’interprétation est la forme intellectuelle de la désobéissance ».

Cette idée confirme l’analyse de Hart sur l’irréductible indétermination sémantique de nombreuses règles de droit, du fait de la nature du langage mais aussi aux limites des capacités d’anticipation humaine, qui met en évidence que « la règle ne peut pas aller jusqu’à énoncer ses propres cas d’application ». En effet, ces limites entraînent une indétermination essentielle des fins qui in fine oblige l’interprète, notamment lorsqu’un cas particulier imprévu survient, à confronter les « finalités en jeu et, ainsi, résoudre la question en opérant un choix entre les intérêts en conflit de la manière la plus satisfaisante ».

L’interprétation – lorsqu’un énoncé devient une norme – comme opération d’attribution d’une signification à un texte, s’avère ici plus que nécessaire notamment au regard d’impératifs démocratiques que le Conseil d’État ne peut ignorer.

1.2- L’obligation d’un choix interprétatif discrétionnaire

De cette texture ouverte de l’article 55 découle une nécessaire interprétation de celui-ci à la lumière des principes cardinaux affirmés aux premiers articles de la Constitution que sont la souveraineté nationale – qui appartient au peuple – et le principe représentatif. Le Conseil d’État est garant de ces principes, et notamment de la séparation des pouvoirs également affirmée. C’est pour cela qu’il s’est refusé pendant des années à contrevenir à la répartition des compétences et à toute « habilitation de dérogation au droit constitutionnel interne ». Il a donc interprété l’article 55 à l’aune de ces considérations. La commissaire du gouvernement Nicole Questiaux l’a très bien évoqué dans ses conclusions sous la décision qui a forgé la jurisprudence dite des « semoules » de 1968. Il s’agit en réalité d’une question de compétences, et de respect des prérogatives constitutionnelles du Parlement français. Le Professeur Raymond Odent avait bien saisi le problème posé par ce raisonnement :

« Le juge administratif français ne peut pas contrôler l’activité législative. Or, si le Conseil d’État, au motif que l’article 55 de la Constitution de 1958 confère aux traités “une autorité supérieure à celle des lois” et pour respecter cette prescription constitutionnelle, se reconnaissait qualité pour écarter l’application d’une loi contraire à un traité antérieur, il vérifierait la validité interne de la loi et, le cas échéant, censurerait la décision du pouvoir législatif, méconnaissant ainsi lui-même les limites de sa compétence. Il ne pourrait d’ailleurs pas s’en tenir là car, admettant qu’il doit rechercher si une loi est contraire à un traité […] il devrait, à plus forte raison, rechercher si chaque loi qu’on lui demande d’appliquer est bien conforme à la Constitution. Le juge administratif, en s’arrogeant ainsi le contrôle de la constitutionnalité des lois que la Constitution lui a sciemment refusé et qu’elle a assez chichement concédé au Conseil constitutionnel, bouleverserait tout l’équilibre des pouvoirs publics ; il serait assez mal venu ensuite à prétendre faire respecter par les autres autorités administratives leurs propres conséquences ».

En cela, avancer, comme le font certains commentateurs autorisés, que l’article 55 serait limpide et que considérer le contraire serait méconnaitre la Constitution, repose sur un argument fallacieux. En effet, est-ce à dire que le Conseil d’État a violé sciemment la norme fondamentale jusqu’en 1989 ? On ne peut se résoudre à pareille ineptie.

Par ailleurs, une interprétation est déjà prévue dans la lettre même de l’article 55, puisque la « primauté » des traités et accords internationaux s’entend sous réserve, d’une part, d’une publication en bonne et due forme de l’acte, mais surtout, de son application par l’autre partie. Il s’agit de la condition de réciprocité. Sous ses deux réserves seulement la primauté est entendue. Elle n’est donc pas absolue et même mouvante, car les contingences politiques et diplomatiques peuvent allègrement rendre caduques ces deux conditions.

Jusqu’en 1989, le juge consacrait en réalité déjà cette supériorité, mais en lui donnant un effet seulement relatif, en considérant, par sa jurisprudence dite « des semoules », que le traité l’emportait sur la loi seulement quand il était postérieur à elle, mais non quand il lui était antérieur. Désormais, il confère à cette volonté constituante la signification objective d’une prescription posant effectivement la supériorité absolue du traité sur la loi. Tout est donc question d’interprétation et il ne faut pas croire que la décision Nicolo serait venue entériner le pouvoir discrétionnaire contra constitutionem du Conseil d’État. En effet, ce revirement lui- même procède davantage d’une interprétation extensive et de pure opportunité politique que d’un principe juridique.

2-  Critique de l’interprétation hiérarchique de l’article 55 de la Constitution

Le choix interprétatif retenu par le Conseil d’État, celui de la hiérarchie entre la loi et le traité, est motivé par la poursuite de « l’intégration européenne », mais les fondements juridiques sont excessivement faibles car le Conseil d’État confond la hiérarchie des organes, le Parlement, avec la hiérarchie des normes mais surtout sa justification de l’interprétation hiérarchique fondée sur l’article 88-1 de la Constitution ne résiste pas à l’analyse. En admettant même que l’interprétation hiérarchique de l’article 55 soit fondée sur l’article 88-1, alors le Conseil d’État ne peut justifier l’interprétation hiérarchique pour le droit international hors droit de l’UE.

2.1- Une interprétation opportuniste

Largement influencé par sa première inclinaison vers la reconnaissance pleine et entière de l’intégration directe extra (et non supra) nationale – en l’occurrence européenne – lors de sa décision Alitalia quelques mois auparavant, le Conseil d’État marque définitivement sa mue et sa conversion à la doctrine supranationale par la décision Nicolo du 20 octobre 1989. Cet arrêt témoigne d’un véritable changement de paradigme, à savoir la consécration définitive de la suprématie absolue du droit externe sur la loi votée par les représentants du peuple français. Cette décision s’inscrit dans la lignée de l’arrêt Jacques Vabre de la Cour de cassation, qui elle-même survient quelques mois après que le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour abroger une disposition législative sur le fondement d’une norme internationale et se soit donc refusé à opérer tout contrôle de conventionnalité. Conférant définitivement une suprématie du droit extra-national sur la loi française, même postérieure, le Conseil d’État a tiré les conséquences de sa jurisprudence Nicolo pour l’ensemble des normes communautaire : traités instituant les communautés, règlements communautaires, ainsi que directives communautaires.

De l’aveu même du Vice-Président de l’institution, Marceau Long – dont les idéaux internationalistes et européistes ont été affichés – la mutation a été opérée « en douceur » et « presque dans l’unanimité de l’Assemblée du contentieux ». Poursuivant, il révèle même qu’à la fin du délibéré sur l’affaire Alitalia, la présidente Bauchet lui avait déclaré que, désormais, pour le Conseil d’État, « tout est devenu possible ». L’année 1989 est ainsi l’année émancipatrice de la haute juridiction, qui a voulu « son 11 juillet 1971 » à elle, en référence à l’introduction soudaine par le Conseil constitutionnel du Préambule de la Constitution de 1958 dans le bloc de constitutionnalité. À la suite de cette décision majeure, le juge administratif va donc s’estimer compétent pour interpréter directement les traités, tandis qu’auparavant il renvoyait la question au ministre des Affaires étrangères pour avis qui liait son appréciation.

Le raisonnement du Conseil d’État était jusqu’alors le suivant : lorsque le législateur adopte une loi contraire à un traité qui est déjà ratifié, celui-ci viole, dans un premier temps, le traité, mais, dans un second temps, il méconnaît aussi la règle posée par l’article 55 de la Constitution instituant la supériorité des traités sur les lois. Dès lors, faire primer un traité sur une loi postérieure et contraire reviendrait à sanctionner le non-respect par le législateur de l’article 55 de la Constitution, et donc à opérer un contrôle de constitutionnalité des lois même limité. Or, le juge administratif a toujours considéré qu’il ne lui appartenait pas le pouvoir de contrôler la constitutionnalité de la loi. En pareille hypothèse, la loi fait écran entre l’engagement international et l’acte administratif, et ce dernier n’est pas annulé. Cette théorie de la loi-écran a été inaugurée à l’occasion d’une opposition simple entre une loi et la Constitution. En somme, en pareille situation, la question soulevée est une question de constitutionnalité échappant à la compétence du juge administratif, car le législateur, en adoptant une loi contraire à un traité antérieur, méconnaitrait la règle posée à l’article 55 de la Constitution. On peut légitimement considérer que la Constitution s’adresse au législateur et non au juge administratif. Cet arrêt, protecteur des compétences – et, partant, de la souveraineté – du législateur français, traduisait alors la vision que l’on nomme parfois « doctrine Matter ». Certes rendu en section, l’arrêt Semoules avait pourtant par la suite été largement reconfirmé et notamment par une décision d’Assemblée Union démocratique du travail, dix ans avant Nicolo.

Aujourd’hui abandonnée donc, cette solution des Semoules est pourtant « juridiquement impeccable », comme le confiait Michel Combarnous, président de section, au jeune maitre des requêtes Patrick Frydman, commissaire du gouvernement dans cette affaire. Un point important est d’ailleurs souvent négligé, si ce n’est sciemment oublié, réside en ce que le juge administratif a toujours appliqué le droit supranational, que ce soit vis-à-vis d’actes administratifs, mais aussi de la loi. Ainsi, il est complètement erroné d’affirmer que le Conseil d’État, dans un mouvement de réticence à l’égard du droit international et européen, ait violé l’article 55 de la Constitution jusqu’en 1989 ; il a en effet de longue date fait prévaloir les engagements internationaux de la France et donc les traités communautaires sur la loi antérieure au traité, sous réserve de la vérification de la condition de réciprocité indiquée à l’article 55.

Ce n’est pas du droit mais de la politique ; d’ailleurs la décision, largement relayée dans la presse, a été saluée par la majorité et par le Premier ministre en personne, Michel Rocard, qui écrit une lettre personnelle à Marceau Long le 13 novembre 1989 « l’importance pour l’Europe de votre décision historique, symbole le plus tangible de l’engagement de la France dans la construction de l’Europe, sentiments amicalement dévoués ». Par ailleurs, et surtout, le commissaire du gouvernement reconnait même, de but en blanc, que « l’arrêt ne comporte aucune explicitation de la solution juridique retenue par le Conseil. Au seul visa de l’article 55, il n’y a pas de considérant de principe ni de motif ». En cela la lecture de ses conclusions sous la décision Nicolo apparaît édifiante. On y apprend que, après avoir reconnu à demi-mot que c’était avant tout une solution motivée par des considérations d’opportunité plus que de droit, et qu’elle méconnaissait en partie le principe de séparation des pouvoirs.

C’est donc la position du Conseil d’État avant 1989 qui nous apparaît, d’une part, la plus viable juridiquement, et d’autre part la plus respectueuse du principe de souveraineté nationale – au frontispice de toutes nos déclarations de droits et constitutions – et donc de la démocratie. Il convient, dès lors, de retrouver aujourd’hui cette position et renouer avec une vision renouvelée – car les temps ont évidemment changé – de la « doctrine Matter » injustement écartée pour des motifs politiques et idéologiques, non juridiques.

Dès lors, il apparaît plus que nécessaire de se saisir de ces enjeux constitutionnels, notamment à la lumière d’une dogmatique démocratique, et de remettre en question cette sacro-sainte jurisprudence Nicolo, comme nous y invite un professeur de droit.

2.2-    Une interprétation fondée sur une confusion entre la hiérarchie des normes et la hiérarchie des organes

L’interprétation hiérarchique de l’article 55 est fondée sur une logique strictement normativiste de la hiérarchie, alors même que les normes ne sont que l’expression de la volonté d’un organe, c’est pourquoi mieux vaudrait l’analyser sous l’angle de la hiérarchie des sources plutôt que des normes. Tout d’abord, l’interprétation hiérarchique est fausse au regard de l’interprétation systématique de la Constitution. En effet, si l’article 55 de la Constitution dispose : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Cet article prescrit des conditions formelles d’entrée en vigueur des traités, et les conditions de validité de celui. Ainsi, l’entrée en vigueur est conditionnée à la ratification et la publication, et le traité demeure en vigueur aussi longtemps que la condition de réciprocité demeure.

Cependant, l’article 55 doit être lu à la lumière de l’article 53 : « Les traités de paix, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l’État, ceux qui modifient des dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes, ceux qui comportent cession, échange ou adjonction de territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi. Ils ne prennent effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés ». Autrement dit, les compétences législatives du législateur, tirées de l’article 34 de la Constitution, ne sont délégables aux traités qu’à la condition d’avoir obtenu l’approbation du législateur. C’est donc le critère de la ratification, c’est-à-dire le consentement du législateur, qui confère aux traités la primauté prescrite par l’article 55.

Autrement dit, les traités, dont le contenu concerne le domaine de la loi ainsi que les traités mentionnés à l’article 53, sont supérieurs à la loi aussi longtemps que le législateur le souhaite. Dès lors, le critère substantiel de primauté des traités réside dans le consentement du législateur, consentement que le législateur peut retirer expressément ou tacitement, totalement ou partiellement. En définitive, la lecture hiérarchique faîte par le Conseil d’État de l’article 55 est tout à fait erronée et littéraliste.

Ensuite, cette interprétation du Conseil d’État est sous-tendue par une logique de hiérarchie des normes, hiérarchie qui serait le couronnement d’un État de droit. Cette logique implicite de l’interprétation du Conseil d’État est elle aussi erronée. Elle est erronée parce qu’une hiérarchie des normes est avant tout une hiérarchie des organes, des normes sont hiérarchiquement supérieures à d’autres parce que des organes sont supérieurs à d’autres. Mais alors quid du droit international ?

Quel est l’organe qui fonde la primauté des normes internationales sur les lois nationales ? De deux choses l’une, ou bien l’organe qui assure cette primauté est un organe international, dans ce cas le Conseil d’État affirme implicitement que la source de validité du droit international est indépendante de la Constitution ; ou bien la source de cette primauté réside dans la Constitution, et donc un organe constitutionnel : le Parlement. Or comme l’indique la jurisprudence du Conseil d’État son arrêt CE, 30 octobre 1998, Sarran et Levacher : « Considérant que si l’article 55 de la Constitution dispose que les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie, la suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s’applique pas, dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ; qu’ainsi, le moyen tiré de ce que le décret attaqué, en ce qu’il méconnaîtrait les stipulations d’engagements internationaux régulièrement introduits dans l’ordre interne, serait par là même contraire à l’article 55 de la Constitution, ne peut lui aussi qu’être écarté ». Par conséquent, le Conseil d’État, en affirmant le fondement constitutionnel de la réception du droit international, celui-ci reconnaît donc que la réception passe par le consentement, la ratification, du Parlement : le parallélisme des formes exige donc que le Parlement puisse déroger au droit international car organiquement la Constitution habilite exclusivement le Parlement pour l’approbation des traités de nature législative.

2.3-    La double faiblesse constitutionnelle de l’interprétation hiérarchique à l’aune de l’article 88- 1 de la Constitution de 1958

Le Conseil d’État pour justifier son interprétation hiérarchique de l’article 55, et non plus chronologique, s’appuie sur l’article 88-1 de la Constitution qui dispose : « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».Le Conseil d’État, pour défendre l’interprétation hiérarchique s’appuie sur une interprétation systémique. Or cette interprétation hiérarchique de l’article 55 tirée de l’article 88-1 est constitutionnellement erronée à double titre : l’article 88-1 ne prévoit qu’une participation à l’Union européenne, il ne dit rien de l’intensité de cette participation ; l’adoption de l’article 88-1 est entachée d’une atteinte certaine à la Constitution en raison d’acte de révision en 2008 en lieu et place d’un acte constituant, raison pour laquelle le Conseil d’État ne devrait retenir qu’une interprétation a minima de celui-ci.

En premier lieu, l’article 88-1 a été introduit par la loi constitutionnelle n°92-554 du 25 juin 1992 ajoutant à la Constitution un titre « Des Communautés européennes et de l’Union européenne » modifié à plusieurs reprises jusqu’à la version actuelle introduite par la loi constitutionnelle n°2008-103 du 4 février 2008 modifiant le Titre XV de la Constitution. L’introduction dans la Constitution d’un titre relatif à la participation à l’Union européenne n’a valeur que d’habilitation, par le constituant, de la participation de l’État à l’Union européenne. L’objet de l’article 88-1 est d’empêcher la sortie de l’Union européenne au moyen d’un simple acte de gouvernement. En effet, sans l’article 88-1 le Gouvernement pourrait dénoncer, ou suspendre, la participation de l’État à l’Union européenne à tout moment. Or, en 1992, le constituant, a décidé de protéger constitutionnellement la participation de l’État à l’Union européenne et donc d’empêcher la sortie de l’Union européenne sans avoir recours à une autre décision constituante.

L’article 88-1 oblige bien l’État à participer à l’Union européenne, et interdit au Gouvernement d’exercer l’article 50 du TUE sans recourir préalablement à une révision de l’article 88-1. Cependant, si le Conseil d’État peut s’appuyer sur une interprétation systémique de l’article 55 et 88-1 pour justifier l’interprétation hiérarchique, il doit concéder alors que cette interprétation n’est pas applicable pour le reste des traités qui ne concernent pas l’Union européenne. Par conséquent, le Conseil d’État en justifiant son interprétation hiérarchique de l’article 55 au moyen de l’article 88-1 ne peut que concéder que les traités hors UE, notamment la CEDH, ne peuvent bénéficier également de l’interprétation hiérarchique. Autrement dit, si le caractère hiérarchique de l’interprétation de l’article 55 est tiré de l’article 88-1 alors cela signifie que le Conseil d’État ne devrait pas conférer l’interprétation hiérarchique aux traités hors UE.

En second lieu, si l’article 88-1 interdit au Gouvernement d’exercer l’article 50 du TUE, il s’agit de savoir si cet article contient aussi une norme obligeant le Conseil d’État à faire primer absolument le droit de l’UE sur la loi, autrement dit à retenir une interprétation maximaliste de l’article 88-1 pour justifier l’interprétation hiérarchique de l’article 55. Pour répondre à cela il faut revenir sur une erreur constitutionnelle commise, non seulement par le Conseil d’État, mais aussi par une partie de la doctrine, à savoir la confusion entre le pouvoir constituant et la compétence de révision, autrement dit entre le peuple et ses représentants.

Dès la Révolution, Sieyès distingue entre le pouvoir constituant, illimité et illimitable, qui se situe toujours au-dessus de la Constitution car seul le souverain en est titulaire, et la compétence de révision, limitée par la Constitution elle-même, détenue par les représentants et prévue par la Constitution. Autrement dit, il faut distinguer entre le pouvoir constituant illimité du peuple et la compétence de révision des représentants nécessairement limitée. En effet, les représentants sont tenus par la Constitution, ils ne peuvent réviser la Constitution qu’à la condition de ne pas altérer le contenu politique fondamental de la Constitution, c’est-à- dire la capacité de l’État à se maintenir comme puissance publique. Par conséquent, il n’y a pas d’équivalent entre le peuple, qui s’exprime directement, et ses représentants qui ne sont qu’un pouvoir constitué tenu de respecter la Constitution, cette hiérarchie est parfaitement exprimée par l’article 3 de la Constitution.

Dès lors, lorsque les représentants, investis de la seule compétence de révision, use de celle-ci pour exercer un acte constituant au moyen d’une procédure de révision ils commettent une atteinte à la Constitution. Dès lors, la légitimité de cette « révision » en est grandement diminuée, et les juridictions doivent prendre en compte la faiblesse de la légitimité tirée de l’atteinte à la Constitution réalisée par les représentants.

Par conséquent, la « révision » du 4 février 2008, nécessitait un acte constituant, c’est-à-dire le recours au référendum, et cela à double titre : le traité sur la Constitution européenne, dont le traité de Lisbonne était le décalque, ainsi que le confirme le Conseil Constitutionnel, avait été rejeté par référendum ; en raison de l’objet du traité et de ses conséquences c’était une modification que les représentants ne pouvaient exercer sans le consentement du souverain. Or, la « révision » du 4 février 2008, en commettant une atteinte à la Constitution, a vu sa légitimité grevée.

Cette légitimité affaiblie a des conséquences juridiques concrètes puisque l’interprétation de l’article 88-1 ne devrait pas être maximaliste, mais minimaliste car adoptée en violation des droits du peuple souverain. C’est pourquoi, l’interprétation de l’article 88-1 ne peut être que minimaliste, et jamais maximaliste, et donc le Conseil d’État ne peut s’appuyer sur celle-ci pour justifier une primauté absolue du droit de l’Union européenne.

3-  La nécessité d’une interprétation systémique de l’article 55 à l’aune des principes démocratiques

L’interprétation chronologique de l’article 55, reposant donc sur la volonté exclusive du législateur, est la seule compatible avec l’autodétermination démocratique ainsi que l’exprime le principe rebus sic stantibus, souvent ignoré au profit de l’unique principe pacta sunt servanda.

En définitive, le Conseil d’État doit admettre qu’un conflit entre une loi postérieure à un traité est conflit politique dont la résolution, non seulement n’intéresse pas le Conseil d’État, mais est juridictionnellement impossible dans l’ordre interne.

3.1- L’interprétation chronologique seule compatible avec l’autodétermination démocratique

L’interprétation chronologique de l’article 55 tire sa validité, non seulement du principe lex posterior derogat priori, mais aussi, et surtout, de la conciliation de l’autodétermination démocratique du législateur avec les traités internationaux.

L’unanimisme jurisprudentiel et doctrinal relatif à l’interprétation hiérarchique de l’article 55 masque la conciliation intelligente qu’opérait l’interprétation chronologique entre le respect des traités et l’autodétermination démocratique du législateur. En effet, l’interprétation chronologique de l’article 55 est fondé sur une compréhension rigoureusement déterminée de la démocratie et de la place du Conseil d’État face au législateur. Cette interprétation de l’article 55 tire sa validité d’une interprétation systémique, non seulement de la Constitution du 4 octobre 1958, mais aussi de l’histoire constitutionnelle française, et particulièrement de la place du juge dans une démocratie, sa soumission à la loi.

La signification démocratique de l’interprétation chronologique est parfaitement expliquée et analysée par l’avocat général Paul Matter dans les conclusions sous l’arrêt Sanchez du 22 décembre 1931 de la Cour de cassation. Les faits de l’espèce sont relativement simples, Une loi de 1926 déroge explicitement un traité franco-espagnol de 1862. L’avocat général Paul Matter conclut à l’application de la loi de 1926 et donc à la primauté de celle-ci sur le traité franco-espagnol. Mais l’intérêt réside dans justification de cette conclusion.

Tout d’abord, l’avocat général commence par indiquer : « J’aurais voulu conclure à la cassation, dans l’intérêt des étrangers établis en France. Mais, à cette place, on conclut, non on désire, mais comme l’on doit, sous la dictée de la loi. Or j’estime que je suis lié par le texte de la loi, éclairé par les travaux préparatoires qui révèlent ce que Montesquieu eût appelé « L’esprit des Lois », ainsi que par le rapprochement de la loi de 1926-1927 et de la convention franco-espagnole de 1862 ». Ici, l’avocat général ne se paie pas de mots, son sentiment subjectif de justice l’inclinait à conclure à la cassation, donc à la primauté du traité sur la loi. Cependant, il a parfaitement conscience que la dogmatique constitutionnelle démocratique subordonne le juge à la loi, c’est-à-dire à la volonté du législateur. Or, le législateur n’a pas dérogé au traité par inadvertance, mais en toute conscience et avec la ferme volonté d’y déroger législativement. Ainsi, l’avocat général, débute ses conclusions en rappelant clairement que le juge est soumis à la volonté du législateur, quand bien même estimerait-il cette volonté comme injuste ou erronée, l’autodétermination législative n’autorise pas le juge à substituer son appréciation à celle du législateur.

Ensuite, l’avocat général pour exciper de la volonté du législateur de déroger au traité établit deux critères : la clarté du texte et la concordance avec les travaux préparatoires : « Le texte tout d’abord. Il est catégorique ; il exclut des avantages de la loi tous les commerçants de nationalité étrangère. […] Les travaux préparatoires. Si le texte est clair et catégorique combien les travaux du législateur le sont-ils également ! Dès la préparation de l’art.19, ses auteurs ont déclaré qu’ils entendaient réserver le bénéfice de la loi nouvelle comme un privilège accordé exclusivement aux locataires français ». La méthodologie est rigoureuse, la loi ne saurait déroger à un traité de manière équivoque, sans que le législateur ait exprimé clairement sa volonté de le faire. Autrement dit, le législateur ne saurait, potentiellement, causer un différend diplomatique sans intention exprimée ou univoque. Par conséquent, l’interprétation chronologique établit un principe de primauté pour le traité, mais cette primauté est réfragable, elle peut être renversée au moyen d’une volonté exprimée du législateur.

Enfin, après l’établissement de cette méthodologie l’avocat général justifie cette interprétation par des motifs constitutionnels très clairs : « Le devoir du juge ? Ici, aucun doute, vous ne connaissez ou ne pouvez connaître d’autre volonté que celle de la loi. C’est le principe même sur lequel reposent nos institutions judiciaires. […] les juges, même s’ils sont convaincus de l’irrégularité de la loi dans son application à des rapports déjà régis par un traité, doivent cependant suivre la volonté du législateur qui s’impose à eux ». En définitive, l’avocat général conclut par ces mots, qui mériteraient réflexion du Conseil d’État : « pour toutes ces considérations, fidèle serviteur de la loi, « mainteneur de la légalité », a-t-on écrit, je ne puis que vous proposer l’interprétation que m’imposent clairement et nettement les mots et l’esprit de la loi du 30 juin 1926 ; car il n’y a dans cette enceinte qu’une règle, qu’un principe : le respect de la loi ». Cette position de l’avocat général Matter est parfaitement équilibrée, et beaucoup moins péremptoire qu’on a bien voulu le faire croire. En effet, le traité est supérieur à la loi, c’est le principe, sauf si une loi postérieure y déroge de manière suffisamment claire, auquel cas la présomption de primauté du traité est renversée. Cette interprétation tire sa force de l’analyse systémique de la Constitution et de l’esprit de celle-ci.

Cette interprétation est parachevée par la commissaire du gouvernement Nicole Questiaux sous l’arrêt Syndicat général des fabricants de semoules de France CE, 1er mars 1968, n°62814. Les conclusions de la commissaire du gouvernement devraient résonner d’une tonalité particulière pour le Conseil d’État : « vous ne pouvez pas, croyons-nous, contrôler dans cette hypothèse la conformité de l’ordonnance avec le traité. Certes, selon l’article 55 de la Constitution, tout traité régulièrement ratifié a, dès sa publication, une autorité supérieure à celle des lois. La constitution affirme ainsi une prééminence du droit international sur la loi interne […] mais le juge administratif ne peut faire l’effort qui lui est demandé sans modifier, de sa seule volonté, sa place dans les institutions. Il ne peut ni censurer ni méconnaître une loi. […] Certes, il est soutenu que la traditionnelle abstention du juge devant les actes du législateur serait moins justifiée, dès le moment où notre constitution ne reconnaît plus la suprématie du Parlement. Mais la Constitution a précisément traité du contrôle de la constitutionnalité des lois pour en retenir une conception limitée et la confier au Conseil Constitutionnel ; surtout, modifiant l’équilibre du pouvoir législatif et du pouvoir réglementaire, elle n’a pas jugé bon de définir d’une nouvelle manière les pouvoirs du juge ; la mission de celui-ci reste celle, subordonnée, d’appliquer la loi ».

La commissaire du gouvernement s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une interprétation systémique de la Constitution, l’équivoque interprétative de l’article 55 ne peut être tranchée qu’à l’aune d’une dogmatique constitutionnelle tirée, non seulement des articles 53 et 61 de la Constitution, mais surtout de l’article 3, et à plus forte raison de l’intention du constituant. Si le Conseil constitutionnel a été explicitement habilité à censurer le législateur par le constituant, ce n’est pas le cas du Conseil d’État qui n’a jamais reçu ni explicitement, ni implicitement, d’habilitation constitutionnelle pour connaître de la loi. Cette position est clairement affirmée par la commissaire du gouvernement : « Il est soutenu aussi que, dans la percée ouverte par le traité, le juge devrait examiner les lois postérieures, sans les censurer, et s’il constate qu’elles sont contraires aux traités, en écarter l’application, car, s’il la retient au contraire, il méconnaîtrait lui-même l’article 55. Mais vous ne pouvez à notre avis vous engager dans cette voie. Tout un effort de conciliation peut certainement être fait par le juge lorsqu’il interprète la loi ; il peut aller jusqu’à dire devant ses silences ou ses ambiguïtés qu’elle n’a pas voulu enfreindre la règle internationale ; il a d’ailleurs toujours raisonné ainsi par rapport aux principes contenus dans la Constitution. Mais si le législateur a manifesté une volonté précise, si la loi nationale s’insère comme un intermédiaire nécessaire entre le traité et l’application qui en est demandée, aucune disposition de la Constitution, et l’article 55 en particulier, ne dispense le juge de respecter cette volonté ». La commissaire du gouvernement s’inscrit parfaitement dans la continuité de l’avocat général Matter, le juge doit assurer la conciliation entre la loi postérieure et le traité, celui-ci bénéficie d’une présomption de faveur. En revanche, dès lors que le législateur a exprimé sa volonté de déroger au traité, alors le juge doit s’y soumettre. En effet, l’indépendance des juges n’est que le corollaire de leur soumission à la volonté du législateur. C’est parce que le juge agit sous le couvert de la volonté du législateur qu’il est indépendant, dérogerait-il explicitement à la volonté exprimée par celui-ci qu’il serait légitime de le déchoir de son indépendance.

Enfin, toute la tension entre l’autodétermination démocratique du législateur et le respect des traités est éclairée par la commissaire du gouvernement : « Il est difficile d’imaginer que se créent, dans tous les domaines affectés par un traité international, des zones entières où les lois seraient privées d’effet par le juge, et justement sur la base des textes qu’il n’a même pas entière qualité pour interpréter. La thèse est séduisante pour encourager le développement d’un ordre juridique communautaire ; l’évolution se conçoit moins facilement si elle fait échapper à l’action du législateur des pans entiers de la vie du pays ». L’analyse est sans appel et visionnaire, elle traduit la conscience d’une conciliation équilibrée entre l’autonomie du législateur et l’application des traités.

En définitive, l’interprétation chronologique, conditionnée à l’intention expresse du législateur de déroger au traité, est la seule interprétation compatible avec l’intention du constituant, et donc avec la subordination du juge administratif à la loi.

3.2-    L’absence de résolution juridictionnelle dans l’ordre interne des conflits entre la loi postérieure et les traités

L’existence d’un conflit entre la loi postérieure et le traité, dès lors qu’il résulte d’une volonté délibérée du législateur, traduit non un problème de hiérarchie des normes, mais un problème politique. Auquel cas, le Conseil d’État ne peut en aucun cas écarter la loi au profit du traité car le législateur a manifesté sa volonté claire d’y déroger. Par conséquent, le Conseil d’État est incompétent pour connaître des conflits purement politiques, c’est pourquoi il n’existe pas de résolution juridictionnelle dans l’ordre interne d’un conflit entre la loi et le traité provoqué délibérément par le législateur.

En revanche, que le Conseil d’État ne s’angoisse pas, ce conflit peut connaître une résolution aussi bien juridictionnelle, que non juridictionnelle, dans l’ordre internationale et/ou européen. Très concrètement, le législateur français qui dérogerait aux traités de l’Union européenne, verrait une procédure de recours en manquement s’ouvrir contre la France. Dans ce cas, le conflit ferait l’objet, soit d’un règlement politique entre la France et la Commission européenne, soit d’un règlement juridictionnel devant la CJUE, mais dans tous les cas le principe d’autodétermination démocratique est préservé car le Conseil d’État ne préempte pas une crise politique que le législateur pourrait avoir intentionnellement provoquée dans l’objectif de faire avancer les intérêts de la France. Le Conseil d’État n’a ni le droit ni la légitimité pour interdire au législateur d’entamer un rapport de force afin de préserver les intérêts de la France.

DEUXIÈME PARTIE

LA NÉCESSITÉ DÉMOCRATIQUE D’UN CONTRÔLE DES EXCÈS DE POUVOIR DE L’UNION EUROPÉENNE

Le contrôle des excès de pouvoir commis par les institutions de l’Union Européenne, contrôle dit « ultra vires » exercé par la cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne est une source d’expérience très importante pour le Conseil d’État tant la rigueur du raisonnement – probablement due à la différence de formation entre les conseillers d’État et les juges allemands – et le respect de l’autodétermination démocratique devraient être un exemple pour le juge administratif.

1-  L’aménagement du contrôle ultra vires par la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne

Grâce à une interprétation systémique de leur Constitution la Cour constitutionnelle fédérale allemande a établi les fondements du contrôle ultra vires et les modalités de son exercice.

1.1- Les fondements du contrôle

La participation de la République fédérale d’Allemagne à l’Union européenne est organisée par l’article 23 alinéa 1 phrase 2 de la Loi fondamentale. Cet article aménage une réserve de la loi spéciale, en vertu de laquelle le Parlement est habilité à transférer par une « loi d’autorisation » (Zustimmungsgesetz) des droits de souveraineté (Hoheitsrechte) à l’Union européenne. La loi d’autorisation, adoptée conformément à cet article, constitue alors le fondement de ce que la Cour appelle le « programme d’intégration » (Integrationsprogramm) de l’Union européenne : c’est elle qui oblige les autorités à assurer l’application du droit de l’Union et qui établit le fondement et la limite de la validité du droit de l’Union européenne dans l’ordre juridique interne.

Ces transferts de droits de souveraineté ne peuvent toutefois être réalisés que dans le respect de certaines limites constitutionnelles. Dans sa décision Lisbonne, la Cour a dégagé le principe selon lequel un tel transfert ne peut pas porter atteinte à la « souveraineté constitutionnelle de l’État » (souveräne Verfassungsstaatlichkeit). Dans le sillon des thèses défendues par un de ses membres, Paul Kirchhof, la Cour considère en effet que l’Union européenne ne constitue pas un État souverain au sens du droit international ou un État fédéral, mais une composition d’États (Staatenverbund), laquelle reste liée par le principe d’attribution des compétences : elle est une « union étroite et durable d’États souverains, laquelle exerce la puissance publique sur la base d’un traité, mais dont l’ordre fondamental relève de la seule autorité des États membres et dans laquelle les peuples – c’est-à-dire les citoyens ressortissants – des États membres restent les sujets de la légitimité démocratique ». À partir de cette conception, l’ordre constitutionnel national s’oppose à ce que la loi transfère la « compétence de la compétence » (Kompetenz-Kompetenz) à l’Union européenne, c’est-à-dire attribue aux autorités de l’Union la faculté de décider par elles-mêmes du principe ou de l’étendue des compétences dont elles disposent. Dans ce cas, l’Union européenne risquerait progressivement de se constituer en un État souverain sans qu’aucune volonté démocratique ne l’y fonde. La définition de l’étendue des compétences de l’Union européenne doit ainsi demeurer du ressort du Parlement, lequel en établit les contours par la loi d’autorisation (Zustimmungsgesetz).

Cette limite constitutionnelle à l’intégration européenne est renforcée par le fait que la Cour l’ancre dans une certaine conception du principe de démocratie. L’article 20 alinéa 1, lu en combinaison avec les articles 23 phrase 3 et 79 alinéa 3 de la Loi fondamentale, prévoient le caractère intangible de ce principe en droit constitutionnel allemand. En vertu de ces dispositions, aucun transfert de compétence ne peut porter atteinte au noyau du principe de démocratie, lequel est interprété comme recouvrant le fait que le peuple (Staatsvolk) soit la source de tout pouvoir exercé par les autorités publiques et que celles-ci demeurent responsables de son exercice devant lui. Or, la Cour considère que tant que les États membres demeurent les « maîtres des traités » (Herren der Verträge), c’est sur la loi d’autorisation adoptée par le Parlement que repose la légitimité démocratique et l’existence même de l’Union. Dès lors, lorsqu’un acte de l’Union est adopté en dehors du champ des compétences définies par la loi d’autorisation, la Cour considère qu’il perd nécessairement la légitimation démocratique que cette loi lui procure.

Ce cadre constitutionnel implique pour la République fédérale d’Allemagne que celle-ci est certes tenue d’assurer l’application du droit de l’Union, mais seulement dans les limites strictes du programme d’intégration défini par la loi d’autorisation. Toute mesure adoptée par une Institution, un organe ou un organisme de l’Union en dehors de ses compétences porte nécessairement atteinte au programme d’intégration prévu par la loi d’autorisation (Zustimmungsgesetz) en vertu de l’article 23 de la Loi fondamentale et au principe d’État de droit.

En outre, la Cour fait notamment découler de l’article 38 alinéa 1 de la Loi fondamentale une obligation pour l’ensemble des organes constitutionnels nationaux de veiller, dans le cadre de leurs compétences respectives, au respect des limites du programme d’intégration. Selon la Cour, l’article 38 de la Loi fondamentale consacre un droit des citoyens à l’autodétermination démocratique (demokratische Selbstbestimmung), lequel implique la garantie que tout transfert de droits de souveraineté au bénéfice de l’Union européenne ne se réalise que dans le respect des limites constitutionnelles découlant des articles 23 alinéa 1 et 79 alinéa 2 de la Loi fondamentale. Toute abstention de la part des organes constitutionnels d’agir positivement contre un acte de l’Union adopté au mépris du principe d’attribution des compétences est ainsi susceptible de constituer une violation de ce droit. La Cour constitutionnelle s’estime ainsi elle-même obligée constitutionnellement d’exercer le contrôle ultra-vires afin de garantir que les organes de l’Union n’outrepassent pas leurs compétences. De son point de vue, l’absence de contrôle extérieur à l’Union ouvre la voie à ce qu’une de ses autorités outrepasse le champ de ses compétences, et, ce faisant, s’attribue la compétence de la compétence. Cette possibilité serait d’ailleurs d’autant plus prévisible que l’Union européenne, comme toutes les organisations internationales, est mue par une dynamique d’autonomisation et de renforcement politique.

1.2- Les modalités d’exercice du contrôle

En s’attribuant la faculté d’exercer un contrôle des excès de pouvoir ultra-vires, la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne se dote d’un instrument lui permettant de le priver d’effets dans l’ordre juridique allemand. Un acte ultra-vires n’est donc pas déclaré invalide – la compétence pour contrôler la validité d’un acte de l’Union demeurant aux mains exclusives de la Cour de justice -, mais seulement inapplicable par l’ensemble des autorités allemandes. En outre, ce contrôle est susceptible de s’appliquer à l’ensemble des actes adoptées par les institutions, organes ou organismes de l’Union. Le contrôle ultra-vires doit donc être compris comme permettant à la Cour constitutionnelle de décider en dernier du respect ou non des règles de compétences par un acte de l’Union, soit en privant éventuellement une interprétation de la Cour de justice d’effets à l’égard de l’ordre juridique allemand.

Consciente du risque que représenterait l’exercice non maitrisé d’un tel contrôle pour le principe de primauté et l’application uniforme du droit de l’Union, la Cour constitutionnelle a veillé à encadrer son exercice. Dans sa décision Lisbonne, elle s’est réservé la compétence exclusive de ce contrôle à l’échelon national. Il est ainsi susceptible d’être mis en œuvre à l’occasion de n’importe quelle catégorie de recours porté devant elle, mais aucune autre juridiction allemande n’est compétente pour l’exercer. Ensuite, la Cour constitutionnelle considère également que l’obligation qui lui incombe d’exercer le contrôle ultra-vires doit être coordonnée avec les compétences de la Cour de justice visant la garantie de l’unité et de la cohérence du droit de l’Union. Les précisions à cet égard ont principalement été livrées dans les décisions Honeywell du 6 juillet 2010 et OMT du 21 juin 2016, dont il ressort globalement que le contrôle ultra-vires doit demeurer exceptionnel et mis en œuvre de manière restrictive.

En premier lieu, le contrôle ultra-vires doit être exercé dans un « esprit favorable au droit européen » (Europafreundlichkeit). En vertu de ce principe, la Cour constitutionnelle se considère obligée de ne constater le caractère ultra-vires d’un acte l’Union que lorsque la Cour de justice a eu au préalable l’occasion de statuer sur les difficultés d’interprétation ou de validité relatifs à l’acte en question. Avant d’exercer le contrôle ultra- vires, la juridiction constitutionnelle s’estime donc obligé de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle selon la procédure prévue par l’article 267 § 3 TFUE. L’interprétation de cet acte fournie par la Cour de justice a alors en principe une portée contraignante à l’égard de la Cour constitutionnelle. C’est elle qui, dans la mesure du nécessaire, sert de base pour le contrôle ultra-vires de l’acte de l’Union qui est exercé par la Cour constitutionnelle. Grâce à cette contrainte procédurale, la Cour considère que le contrôle ultra- vires demeure compatible avec le principe de coopération loyale de l’article 4 alinéa 3 TUE.

En second lieu, le contrôle ultra-vires doit être exercé avec réserve au sens où il ne se donne d’un point de vue matériel pour finalité que de vérifier s’il existe un « dépassement de compétences suffisamment caractérisé » (hinreichendqualifizierten Kompetenzüberschreitungen). D’une part, cela signifie que la Cour ne retient le caractère ultra-vires que des mesures de l’Union prises « manifestement en dehors des compétences transférées » (offensichtlich außerhalb derübertragenen Kompetenzen). La compétence de l’Union pour l’adoption de l’acte doit donc être impossible à établir du point de vue de toutes les méthodes d’interprétation envisageables. D’autre part, la Cour ne contrôle que les glissements « structurels » de compétences réalisés au détriment des compétences des États membres. Dans ces cas, le dépassement des compétences réalisé par la mesure représente selon la Cour un poids important pour le principe de démocratie et de la souveraineté populaire (Volkssouveränität). Précisant l’application de ces critères aux arrêts de la Cour de Justice interprétant un acte de l’Union, la juridiction constitutionnelle suprême considère ne pouvoir les déclarer ultra-vires que lorsqu’ils livrent une « interprétation manifestement infondée et donc objectivement arbitraire des Traités » (offensichtlichschlechterdings nicht mehr nachvollziehbaren und daher objektiv willkürlichen Auslegung der Verträge). Cependant, il précise également que la Cour de justice pourrait légitimement « prétendre » à ce que soit admise une certaine marge de tolérance face à d’éventuelles erreurs d’interprétation.

2-  Les enseignements de l’expérience allemande

Le contrôle ultra vires est source de dialogue inter-juridictionnel et a été intégré au patrimoine constitutionnel européen, la CJUE et la Commission européenne ayant reconnu la validité de ce contrôle. En définitive, le refus du Conseil d’État est préjudiciable à la France et à ses intérêts.

2.1- Un vecteur de dialogue inter-juridictionnel

L’intégration européenne obéit désormais plus que jamais à une logique de complémentarité et de dialogue plutôt que d’affrontement et de hiérarchisation des droits. L’existence de réserves constitutionnelles nationales à l’application du droit de l’Union européenne oblige à développer des solutions non hiérarchiques au problème de l’articulation des ordres juridiques, lesquelles passent en particulier par des mécanismes de dialogue inter-juridictionnel. En France, cette approche se retrouve d’ailleurs déjà dans le cadre de ce que Matthias Guyomar a désigné sous l’expression de « pluralisme ordonné », laquelle notion trouve également un certain écho parmi certains membres de la Cour de justice.

À travers le contrôle ultra-vires, la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne ne cherche rien d’autre que d’articuler une exigence constitutionnelle avec la participation à l’Union européenne en évitant autant qu’il se peut une confrontation entre les conceptions nationales et européennes. L’« esprit d’ouverture à l’Europe », qui oblige la Cour constitutionnelle à saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle avant d’exercer un contrôle ultra-vires, institue à cette fin un mécanisme de coopération inter-juridictionnelle permettant d’alerter la Cour de justice sur la possibilité qu’un acte de l’Union ne respecte pas le principe d’attribution des compétences. Ce faisant, il favorise l’élaboration commune d’une interprétation des règles de compétence de l’Union, sans toutefois céder sur les exigences constitutionnelles nationales.

Le contrôle ultra-vires, au même titre que les autres catégories de réserves constitutionnelles à l’application du droit de l’Union, ne doit donc pas être perçu comme une remise en cause dogmatique de l’application du droit de l’Union. Lorsqu’il est exercé en coordination avec la Cour de justice, il doit être appréhendé comme une source d’enrichissement pour l’intégration européenne. L’on sait déjà combien la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, en formulant une première réserve constitutionnelle dans ses décisions Solange I et II, a contribué à stimuler le développement des droits fondamentaux à l’échelon européen. En soumettant l’application du droit communautaire dans l’ordre juridique interne au respect d’un standard de droits fondamentaux au moins équivalent à celui de la Loi fondamentale, la juridiction allemande a encouragé la Cour de justice à compenser les lacunes des Traités en la matière au moyen de l’élaboration de principes généraux du droit. De manière analogue, le contrôle ultra-vires peut constituer un instrument utile pour renforcer les garanties relatives au respect du principe d’attribution des compétences. La décision PSPP du 5 mai 2020 a jusqu’ici conduit en pratique les autorités allemandes ainsi que la Banque Centrale de l’Union à faire la démonstration de la proportionnalité du programme contesté de rachat de titre de dette publique.

2.2- Un contrôle intégré au patrimoine constitutionnel européen

La Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne se reconnaît explicitement et de façon continue la faculté d’exercer un contrôle ultra-vires des actes de l’Union européenne depuis au moins 1993. Si la France se refuse pour l’instant à exercer ce contrôle, il est partagé dans son principe par d’autres juridictions d’États membres de l’Union. En tout état de cause, le contrôle ultra-vires s’intègre, au même titre que les contrôles du respect de l’identité constitutionnelle ou d’équivalence, dans la catégorie des réserves constitutionnelles à l’application du droit de l’Union, laquelle forme une composante du patrimoine constitutionnel commun des États membres.

Malgré les critiques théoriques dont il a pu faire l’objet, notamment au regard de sa compatibilité avec les exigences du droit de l’Union, le contrôle ultra-vires n’a jamais été explicitement remis en cause par la Cour de justice de l’Union européenne. Cette dernière a pourtant été confrontée à celui-ci dans l’affaire Gauweiler. Saisie d’une question préjudicielle posée par la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, la Cour de justice a été amenée à décider si celle-ci devait être déclarée irrecevable en raison du fait qu’elle s’insère dans une procédure au principal visant l’exercice d’un contrôle ultra-vires. En tant qu’État intervenant, l’Italie avait alors argué du caractère consultatif d’une telle question préjudicielle, lequel emporte traditionnellement son irrecevabilité, dès lors que la Cour constitutionnelle se réservait de toute façon la compétence d’apprécier en dernier le caractère ultra-vires ou non de l’acte en question. Rejetant ce raisonnement, la Cour de justice a pourtant considéré que la question préjudicielle demeurait recevable. Dans ses conclusions, l’avocat général Pedro Cruz Villalón choisit même de voir dans l’exposition des « doutes très sérieux » que la Cour constitutionnelle « nourrit quant à la validité ou à l’interprétation de l’acte en cause », « l’expression de son niveau de préoccupation à cet égard » et la recherche d’un « traitement “constructif” » de l’affaire. En outre, selon ce même juriste, la « feuille de route » que s’impose la juridiction constitutionnelle allemand dans l’exercice du contrôle ultra-vires impliquerait que les « hypothèses de désaccord » avec la Cour de justice

« peuvent être considérées comme extrêmes, difficilement envisageables et, en définitive, comme insuffisantes pour refuser une réponse de fond aux questions posées dans la présente demande préjudicielle ». Cette position conciliatrice de la Cour de justice sera d’ailleurs également reprise plus récemment en 2018 à l’occasion de l’affaire Weiss.

Les suites de l’affaire entourant la décision PSPP adoptée par la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne le 5 mai 2020 ne font d’ailleurs que renforcer ce constat de l’absence d’une véritable remise en cause du contrôle ultra-vires par les autorités de l’Union, alors même que cette décision va jusqu’à déclarer l’arrêt Weiss de la Cour de justice partiellement inapplicable dans l’ordre juridique allemand en raison de son caractère ultra-vires. À ce titre, elle avait ainsi amené la Commission européenne à adresser une lettre de mise en demeure à l’Allemagne, engageant par-là la phase officielle pré-contentieuse du recours en manquement (Article 258 TFUE). Toutefois, la Commission a par la suite renoncé à une saisine de la Cour de justice, suite notamment aux commentaires du gouvernement allemand lui assurant son engagement à garantir le respect du droit de l’Union dans le respect de ses compétences. Or, cette renonciation témoigne de ce que la Commission s’est en pratique résolue à accommoder sa conception des exigences issues de l’ordre juridique de l’Union avec l’existence du contrôle ultra-vires exercé par des juridictions nationales. En effet, les engagements du gouvernement allemand ne pouvaient en tout état de cause affecter la compétence de la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne à l’égard du contrôle ultra-vires sans accepter qu’il remette en question son indépendance et viole à cette occasion le principe de la séparation des pouvoirs. Or, ce principe constitue une composante essentielle de l’État de droit et est reconnu non seulement en tant que principe constitutionnel intangible par l’article 20 alinéa 1 phrase 2 de la Loi fondamentale allemande, mais également par le droit de l’ordre juridique de l’Union.

2.3- Une lacune française préjudiciable

Le refus du contrôle pour excès de pouvoir des institutions européennes dit ultra vires s’est exprimé dans son arrêt d’Assemblée du 21 avril 2021 French Data Network, alors qu’étaient en cause les règles relatives à la conservation et l’utilisation des données des communications électroniques dans le cadre des enquêtes pénales à des fins de lutte contre le terrorisme ou la criminalité organisée. Le Conseil d’État était sollicité par le Gouvernement aux fins de limiter les excès de pouvoir manifestes de la Cour de Justice Européenne et ses interprétations prétoriennes et pour le moins créatives.

Comme l’écrit Jean Eric Schoettl dans « La démocratie au péril des prétoires », le Conseil d’État s’est livré à une « capitulation sans condition » : « Contrairement à ce que soutient le Premier ministre, il n’appartient pas au juge administratif de s’assurer du respect, par le droit dérivé de l’Union Européenne ou par la Cour de Justice elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union Européenne et les États membres. Il ne saurait exercer un contrôle sur la conformité au droit de l’Union des décisions de la Cour de Justice et, notamment, priver de telles décisions de la force obligatoire dont elles sont revêtues, au motif que celles-ci auraient excédé sa compétence en conférant à un principe ou à un acte du droit de l’Union une portée excédant le champ d’application prévu par les traités. »

En jugeant comme il a jugé, le Conseil d’État a, comme l’expose avec justesse et acuité le conseiller d’État, ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean Eric Schoettl, garanti « l’impunité à tout acte de droit européen pris, même manifestement, en-dehors du champ de compétences de l’Union tel que le déterminent les traités. C’est entériner une dérive permettant à l’Union européenne au travers de la Cour de justice européenne d’usurper la compétence de ses compétences. Par son arrêt French Data Network, le Conseil d’État livre la souveraineté nationale à l’arbitraire de la Cour de Luxembourg. Il sacrifie les intérêts supérieurs de la Nation à l’Europe des juges. » Tout est dit et bien dit.

En refusant de s’attribuer la compétence pour exercer un contrôle ultra-vires des actes de l’Union européenne, les juridictions françaises s’abstiennent de participer à armes égales avec les autres juridictions nationales au développement du droit de l’Union.

Cette politique jurisprudentielle française peut certes se comprendre par la volonté de ne pas alimenter une supposée défiance à l’égard de la Cour de justice. Néanmoins, nous avons vu que la compétence des juridictions nationales pour exercer le contrôle ultra-vires des actes de l’Union était pleinement intégrée dans le paysage du système juridictionnel européen et qu’il pouvait constituer au contraire un instrument de coopération. Dans ces conditions, le refus des juridictions françaises de s’attribuer la compétence – même résiduelle – pour exercer un contrôle ultra-vires doit plutôt être vu comme portant atteinte au principe d’égalité des États membres inscrit à l’article 4 § 1 du traité sur l’Union européenne. En outre, il peut apparaitre comme portant atteinte à l’exigence de cohérence des voies de recours du système juridictionnel européen.

Enfin, ce refus français ne peut en aucun cas s’expliquer par les spécificités de l’ordre constitutionnel des États membres dans lesquels certaines juridictions exercent un contrôle ultra-vires des actes de l’Union. L’article 88-1 de la Constitution de 1958 prévoit que la République française participe à « l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ». La référence explicite de cette disposition au « libre choix » de la France d’exercer en commun « certaines compétences » fournit sans difficulté un fondement possible à l’exercice du contrôle ultra-vires par le Conseil d’État. En interprétant cette disposition de manière analogue à l’interprétation donnée depuis l’arrêt Nicolo à l’article 55 de la Constitution, la juridiction administrative suprême pourrait y voir une habilitation à exercer un contrôle exceptionnel de l’applicabilité d’un acte de droit de l’Union au regard du principe d’attribution des compétences. En outre, le Conseil d’État pourrait aisément encadrer son exercice de garanties équivalentes à celles applicables aux juridictions allemandes : il pourrait s’en attribuer la compétence exclusive au sein de l’ordre juridictionnel administratif, ainsi que se contraindre à n’exercer qu’un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation et seulement après avoir fourni l’occasion à la Cour de justice de statuer sur l’interprétation ou la validité de l’acte en question.

CONCLUSION

S’il fallait résumer en termes crus et cruels la jurisprudence du Conseil d’Etat, elle s’arroge le droit de contrôler la loi nationale lorsque celle-ci contredit le droit européen, et elle refuse de contrôler les excès de pouvoir des institutions européennes, lorsque celles-ci contredisent le droit des traités européens.

Ce deux poids-deux mesures est la démonstration de ce que semble être devenu le Conseil d’Etat, un agent actif de l’affaissement de la souveraineté de la France. Il lui est possible de corriger de lui-même ces atteintes à notre identité constitutionnelle en redressant ses propres décisions jurisprudentielles que matérialisent les deux arrêts d’Assemblée ici (et ailleurs) rudement contestés.

Paris, le 3 janvier 2024.

Je remercie Monsieur Samuel Seu, Doctorant en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ainsi que l’équipe de jeunes juristes universitaires sous la direction de ce dernier qui m’ont aidé à documenter et à argumenter cette opinion.

Arnaud Montebourg

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