La tentation de Mars : Guerre et Paix au XXIe siècle

Note de lecture de l’ouvrage de Ghassan Salamé, La tentation de Mars : Guerre et Paix au XXIe siècle (Fayard, 2024), par Thomas Brignol.

Dans La tentation de Mars, Ghassan Salamé, dresse un tableau érudit des facteurs de déstabilisation du monde et analyse l’échec de l’institution d’un ordre international durablement pacifié.

« L’effacement de Mars » pouvait-il vraiment, à l’issue de la Guerre froide, déboucher sur le « triomphe de Vénus » ? C’est à une interrogation rétrospective que se livre Ghassan Salamé, ancien ministre libanais de la Culture, ancien diplomate aux Nations unies et professeur émérite à Sciences Po, dans un ouvrage qui met les grandes théories des relations internationales à l’épreuve du retour des conflits à travers le monde.

« Crédible était la thèse de la “fin de l’histoire” au moment de sa formulation », rappelle l’auteur, qui revient sur le fondement théorique de l’idée de Francis Fukuyama : « la causalité réciproque entre d’une part l’ouverture au commerce qui semblait favoriser la transition vers la démocratie » et, d’autre part, la transition démocratique qui devait constituer « un aimant » aux investissements extérieurs. Ces deux facteurs – économie et de marché et démocratie mondiale – conditionnaient la réussite de la sortie de la Guerre froide telle qu’elle avait été conçue par son vainqueur américain, et pouvaient légitimement laisser entrevoir l’horizon d’une paix durable.

La fragilisation de ces deux piliers a pourtant ébranlé le processus de convergence. D’abord, la transition démocratique, véritablement engagée à partir des années 1970 et poursuivie à la chute de l’URSS, a atteint un plafond, avant de commencer à régresser au début du nouveau millénaire du fait de contre-modèles (la Chine) ou de réticences croissantes à l’égard d’un modèle vécu comme réminiscence du modèle colonial (en Afrique). Surtout, la capacité pour l’Occident à défendre la démocratie a été fragilisée par l’affaiblissement de la vigueur démocratique en interne, attribué à la progressive soumission du politique à l’économique sous le poids de la mondialisation. La diffusion de l’économie de marché s’est avérée tout autant décevante quant à sa capacité à assurer une convergence : si l’on a assez regretté ses conséquences en termes d’homogénéisation, Ghassan Salamé observe à juste titre que le déploiement du modèle capitaliste se décline très diversement à travers le monde. Les modèles latino-américain ou chinois démontrent bien cette flexibilité de l’économie de marché, qui a pu ici ou là s’accommoder de l’absence de démocratie libérale.

Sont particulièrement intéressants les développements que l’auteur consacre au « culturalisme », entendu comme la sollicitation de la culture « hors de son champ » et aujourd’hui plus déterminant que jamais, en dépit de l’illusion rapidement dissipée d’une terre devenue « plate », pour reprendre l’expression de Thomas Friedman. Cette prégnance de facteurs culturels dans la conduite des relations internationales, que la thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington plaçait au cœur de son analyse, n’est certes pas nouvelle – Ghassan Salamé souligne son retour cyclique à chaque période d’accélération de l’histoire – mais elle est d’autant plus remarquable qu’elle a brutalement télescopé les espoirs placés dans la convergence, dont « le culturalisme identitaire a tenté méchamment de démontrer la nature formelle, sinon proprement factice » en affirmant « une divergence fondamentale, identitaire, entre les hommes. » En d’autres termes, les trois dernières décennies ont poussé les Occidentaux à se rendre compte que « si le “village” existait, ses différents quartiers n’étaient pas nécessairement inspirés par le code de bon voisinage ». Les variables lourdes de l’appartenance culturelle s’avéraient, à l’expérience, plus vigoureuses que les transformations socio-économiques du monde. D’aucuns avaient-ils vraiment cru à un effacement définitif de ces déterminants culturels ? L’auteur montre que ce fut le cas des néo-conservateurs américains, qui croyaient effectivement à la possibilité d’exporter le modèle démocratique sans se préoccuper de son contexte d’adoption, mais qui n’ont pu le faire qu’au prix d’une alliance paradoxale avec des forces pour le moins culturalistes, en l’espèce la fraction du parti républicain animée par le sentiment de la mission civilisatrice.  

Cette invocation des facteurs culturels dans la conduite des relations internationales est rendue possible par les résurgences identitaires observables à la fois au sein des pays occidentaux et non-occidentaux, et qui tiennent largement à la globalisation elle-même. De même qu’elle a dépossédé les États d’une partie de leurs prérogatives politiques, la mondialisation les a privés « des moyens suffisants pour sur imposer un système de loyauté supérieur aux mouvements identitaires », les reléguant dans une posture défensive. Cette mise en relation croissante du monde a rendu superflu l’échelon étatique entre la planète et le local « en dévaluant le territoire au profit des flux, et les terroirs au profit des échanges ». Elle a ainsi ouvert la voie aux replis identitaires et autres sacrés de substitution, renforcés dans leur ascension par le déclin concomitant des grandes idéologies. Surtout, le « triomphe de la communication facile et bon marché » est venu opérer un transfert, « arrachant les interrogations culturelles des mains des élites pensantes et mettant les clivages culturels, réels ou supposés, latents ou éveillés, au niveau des masses qui en font ce qu’elles veulent, conduisant à une plus grande désintégration au sein des sociétés et dans l’ordre mondial ». Alors, face aux revendications fondées sur l’identité, Ghassan Salamé nous interroge : « faut-il accepter que les Lumières se soient éteintes, que l’universalisme n’ait été qu’un épisode et que l’humanité soit désormais striée par des fractures qui opposent, les unes aux autres, cultures, civilisations et religions, dans une espace de lutte darwinienne pour la survie ? »  L’Occident est en tout cas sur une ligne de crête, face à la nécessité de « sortir plus fermement des délices de la post modernité et renouer avec le monde tel qu’il est sans rien sacrifier des normes qui fondent l’Europe d’aujourd’hui. » Le maintien de ces normes, fondatrices ou pas, suppose en tout cas de ne pas y réduire l’Europe, sans quoi la réponse au culturalisme, qu’il soit endogène ou mobilisé par des États éventuellement hostiles, serait condamnée d’avance.


Les pays occidentaux sont d’autant plus fragilisés par ces évolutions que le rôle des grandes puissances dans le « péché originel de la nouvelle dérégulation de la force » est pointé par l’auteur. Si l’épisode irakien est souvent mis en avant pour dater cette dérégulation, Ghassan Salamé voit dans la guerre d’Afghanistan le prodrome d’un usage de la force reconfiguré par la sortie de la logique codifiée de la Guerre froide. Alors qu’elle n’était soutenue par le Conseil de sécurité des Nations unies qu’au titre de la lutte contre le terrorisme, l’intervention américaine en Afghanistan en 2001 était conçue par les néoconservateurs américains comme une première manifestation de la liberté d’action de « l’hyperpuissance américaine » (Hubert Védrine). La seconde guerre d’Irak aurait ensuite avalisé ce recours à la force dérégulé par la puissance organisatrice du système international.

Sans verser dans la téléologie ni dénier les dynamiques internes aux différentes régions du monde, Ghassan Salamé souligne la contribution de ces erreurs au processus d’autonomisation de puissances régionales vis-à-vis du système international. L’auteur voit dans l’agression russe de l’Ukraine la radicalisation de ce phénomène, qui aurait signifié à l’Europe qu’elle était simplement devenue « une région comme les autres, peut être dotée d’un passé glorieux, d’un énorme patrimoine culturel ou d’un processus d’intégration sans précédent dans l’histoire, mais une région quand même, c’est-à-dire un morceau de la planète qui avait ses soucis, ses réalisations, ses promesses qui n’étaient plus automatiquement ceux des autres parties du monde. » Ce conflit traduirait l’arrivée à maturité d’une émancipation d’acteurs qui, sans être systématiquement hostiles et ne formant dès lors pas véritablement de « Sud global » cohérent, seraient tout au moins porteurs « d’un opportunisme décomplexé », naviguant au gré de leurs intérêts dans des alliances ponctuelles. C’est donc à une prise en compte de ces acteurs et de cet état de fait par la diplomatie française que l’ouvrage appelle, là où les Occidentaux seraient trop souvent tentés d’analyser le monde à travers une grille dictée par la permanence de leur propre alliance – structurée autour de l’OTAN – en une forme stable et classique qui relève davantage de l’exception que de la règle à l’échelle du monde. L’enjeu est de taille alors que « au début du XXe siècle, l’Europe représentait 30 % de l’humanité et dominait 80 % de la planète. Aujourd’hui l’Occident représente à peine 17 % de l’humanité et domine 30 % de la planète. » L’auteur ajoute à ce tableau la dérégulation de la force nucléaire, en rupture avec le modèle qui prévalait sous la Guerre froide – petit nombre d’États, non-prolifération – pour basculer dans un système où la dotation atomique se diffuse sans plus véritablement garantir l’impossibilité de conflits interétatiques armés.

Finalement, au moment de dessiner le monde de demain, l’auteur considère que « la tension inhérente entre le “village global” et la régionalisation de la planète a sans doute de beaux jours devant elle, aucun de ces deux paradigmes n’étant assez puissant pour neutraliser l’autre ». En résulte un monde inqualifiable, qui n’est plus unipolaire, ni véritablement bipolaire, la Chine ne se substituant qu’imparfaitement à l’Union soviétique dans le modèle de la Guerre froide, son camp n’étant structuré par aucune alliance tangible. Si la théorie des relations internationales rappelle que le monde bipolaire relevait d’une forme d’anormalité, elle ne peut que se borner à constater que l’entrée dans un monde polycentrique en recomposition ouvre la voie à « plus d’instabilité que toutes les autres configurations possibles du système », alors que le système institutionnel des Nations unies ne reflète plus que lointainement les équilibres internationaux. Pour ne pas clore son récit sur une note pessimiste, Ghassan Salamé place son espoir dans l’émergence de figures politiques de qualité, capables de saisir les contours du monde qui vient et d’y apporter des solutions. Son ouvrage leur offrira, par le recul historique dont il fait preuve et par ses références conceptuelles, matière à réflexion.

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