Quelle place pour l’Europe dans la compétition sino-américaine ?

Conférence tenue devant les auditeurs de l'IRSP, le 14 avril 2021. Avec Thierry de Montbrial, fondateur et président de l’Institut français des relations internationales, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, auteur de Vivre le temps des troubles (Albin Michel, 2017) ; et Jean-François Huchet, économiste et président de l’Inalco, ancien directeur du Centre d’études français sur la Chine contemporaine et auteur de La crise environnementale en Chine (Presses de Sciences Po, 2016).

Marie-Françoise Bechtel

Je vais commencer par remercier très vivement les deux éminents intervenants que nos auditeurs ont la grande chance d’avoir devant eux. Leur chance est d’autant plus grande qu’ils vont aborder un sujet absolument névralgique qui est celui de l’avenir de l’Europe vis-à-vis de ces deux grandes puissances rivales, peut-être de plus en plus concurrentes, avec un mode de leadership nouveau qui est en train de s’inventer, que sont la Chine et les États-Unis. Nos auditeurs viennent ici parce qu’ils sont intéressés par l’action publique mais nous pensons, nous leur avons répété cela à longueur de conférences, qu’on ne peut pas s’intéresser aux questions économiques, sociales, culturelles, à tout ce que l’on voudra si, aujourd’hui, on n’est pas intéressé par le côté incontournable de l’état du monde, de l’état dans lequel se trouve l’Europe, et conséquemment d’ailleurs de l’état dans lequel se trouve notre propre pays. La réalité est aujourd’hui, chacun le sait, que l’Europe et la France vivent un tournant dans la mondialisation dans lequel il convient de mesurer les chances des politiques futures à l’aune des modifications profondes que connaît aujourd’hui le monde. Il ne se passe d’ailleurs pas de jour sans que la presse ne se fasse l’écho de la rivalité sino-américaine qu’il s’agisse du numérique, de l’enjeu technologique : des batteries un jour, du spatial le lendemain, c’est tous les jours qu’un sujet émerge dans la presse. Le combat de titans qui se déroule aujourd’hui entre les États-Unis et la Chine pour le leadership du monde, non pas peut-être du monde mais de la mondialisation, ce qui n’est pas la même chose, n’est pas le combat de Jules César ou d’Alexandre pour conquérir des territoires et bâtir un Empire. C’est un combat, et nos intervenants nous diront si je me trompe, d’abord pour la puissance économique dans toutes ses dimensions, laquelle débouche effectivement sur la question du leadership. Et donc nous aimerions, aujourd’hui, mesurer avec nos deux éminents intervenants quelles sont les clés de ce combat et quelles seraient, par extension, les chances de constituer un jour un troisième pôle de puissance européenne, pacifique, maintenant ses valeurs mais qui ne peut prospérer, à l’évidence, que dans une indépendance suffisante.

Alors, pour tenter de mesurer ce défi qui est la clé de notre propre avenir, et plus encore de votre avenir — je m’adresse aux auditeurs bien entendu — nous demanderions, s’ils en sont d’accord, à nos deux intervenants de traiter successivement des grandes caractéristiques de la puissance économique américaine et chinoise, l’une et l’autre, ou l’une ou l’autre, comme ils le voudront, et de dire aussi quel type de leadership chacun de ces deux pôles est en train de préparer ou de mettre en place.

Nous pourrions nous arrêter là peut-être pour quelques questions et, dans un deuxième temps, nous pourrions leur demander, ça c’est la clé du futur, comment ils voient les capacités de réponse de l’Europe à ce défi, ce qui n’est pas naturellement non plus un mince sujet. Donc, je proposerais, si tout le monde en est d’accord, que peut-être, Thierry de Montbrial, vous commenciez en nous disant comment vous voyez la coexistence de ces deux poussées impériales, comme vous les avez vous-même baptisées, en ce qui concerne donc tant la première puissance économique que la puissance chinoise, et comment vous voyez aussi l’articulation entre les deux et puis nous poserions ensuite la même question à Jean-François Huchet qui voudra sans doute mettre davantage l’accent sur les perspectives de l’économie chinoise et aussi peut-être la question de savoir si la Chine est, ou non, en train d’inventer un nouveau leadership.

Donc, Thierry, si vous le voulez bien, à vous pour nous dire tout ce que vous pensez de plus pertinent sur l’évolution de la puissance économique, les défis aujourd’hui de la puissance économique américaine et de son leadership. 

Thierry de Montbrial

Merci Marie-Françoise. Je salue Jean-François Huchet que je suis ravi de retrouver à cette occasion. Tout le monde parle de cette question aujourd’hui. Je voudrais simplement rappeler, pour faire un petit peu de publicité pour l’IFRI, que nous avions choisi, lors de notre quarantième anniversaire (d’ailleurs célébré il y a exactement deux ans au grand amphithéâtre de la Sorbonne), mais aussi dans diverses autres manifestations, précisément ce thème-là, c’est-à-dire l’avenir de l’Europe dans le cadre de la compétition sino-américaine. Très peu de gens en parlaient à ce moment-là, curieusement. Il y a eu depuis une espèce d’accélération qui est probablement liée en partie à Trump et à un ensemble de phénomènes, peut-être Jean-François en conviendra-t-il. Il y a eu, comme cela arrive souvent, un moment où les choses se sont cristallisées. Le sujet devient alors celui dont tout le monde parle, ce qui est d’ailleurs assez intriguant sur le plan sociologique : qu’est-ce qui fait que, à un certain moment, un sujet jusque-là jugé important par une petite communauté de spécialistes prend brusquement en masse et devient le sujet majeur ? C’est un phénomène extrêmement intéressant en soi.

Je vous propose d’essayer de jeter un éclairage sur quelques aspects importants de la question, sans pour autant remonter très loin, ce que nous pourrons faire tout à l’heure avec Jean-François Huchet. Je peux mentionner tout de suite un élément historique. Je me suis intéressé, en amateur bien sûr, à certains aspects de l’histoire de la Chine. Il est fascinant de comparer la révolution Meiji japonaise initiée en 1868 à ce que faisait la Chine à ce moment-là. La Chine a en fait raté son tournant de modernisation. Je parle sous le contrôle de Jean-François Huchet ; il y a eu une hésitation, les forces qui étaient favorables aux réformes se sont finalement heurtées, dans le contexte de l’époque, à l’impératrice Tseu Hi qui s’y est opposée. Lorsqu’ils ont finalement voulu faire marche arrière, il était trop tard. À l’époque, le raisonnement des Japonais, qui était extrêmement intelligent, était le suivant : « Puisque nous ne pouvons pas résister aux Occidentaux, nous allons nous allier avec eux, non pas au sens formel d’une alliance stratégique, mais nous allons nous en faire des amis dans un premier temps. » En regardant ces évènements, on peut interpréter la chute des Quatre et l’avènement de Deng Xiao Ping entre 1976 et 1978 comme l’accomplissement chinois de ce que les réformateurs Meiji avaient fait au Japon. Il l’a fait non sans mal, face à une résistance énorme. J’irai même plus loin, toujours sous le contrôle de Jean-François : si cela a marché chez les Japonais un siècle plus tôt, c’est parce qu’il y avait tout de même eu auparavant trois ou quatre siècles d’autocratie, avec une autorité de l’État, pour parler en termes modernes, qui n’était pas mise en cause. Une fois la victoire du corps réformateur assurée, ils ont pu la mettre en œuvre et j’ai la faiblesse de penser que c’est également ce qui s’est passé du côté de Deng Xiao Ping une fois sa victoire acquise. Le système a alors pu fonctionner pour accomplir les réformes. Si vous regardez les calendriers, vous retrouvez des parallèles tout à fait intéressants : en simplifiant un peu, le Japon est passé du Moyen Âge au statut d’hyperpuissance en une quarantaine d’années. Le cas chinois présente des laps de temps comparables, ce qui veut d’ailleurs dire qu’il y avait, du point de vue civilisationnel, des prédispositions dans les deux cas. Une remarque préalable qui me paraît très intéressante (mais qui demeure à discuter), est que les Japonais, une fois leur force et leur réussite assurées, une fois le statut de puissance acquis, ont pu d’une certaine manière se retourner « contre tout le monde », c’est à dire se lancer dans une politique de puissance agressive. Le contexte l’a évidemment favorisé. On peut évidemment poser la question, aujourd’hui, à l’égard de la Chine : n’y avait-il pas au fond une volonté de puissance latente, qui est en train de devenir réelle ?

Je suis allé au moins une ou deux fois par an en Chine depuis 1976, où j’avais fait ma première visite au début de la chute de la Bande des Quatre. J’ai eu la chance de pouvoir suivre cela lors de ces voyages épisodiques et de rencontrer d’innombrables interlocuteurs chinois. Il est absolument fascinant de voir l’évolution de leur ton. Je crois que le tournant Xi Jinping s’explique en partie par des circonstances intérieures de prise en main, mais on a aussi vu monter à la surface un esprit de revanche contre les Occidentaux qui était là, latent. Je ne voudrais pas trop prolonger ce point mais je vous donne quand même une anecdote personnelle : dans l’un de mes voyages, au début des années 2000, entouré de personnalités chinoises de très haut niveau et fort civilisées, on m’avait emmené visiter le quartier des concessions à Shanghai. Mon interlocuteur principal du moment, qui était un homme extrêmement respectueux, s’était littéralement mis à trembler. Il parlait avec émotion, montait vite vers les aigus et m’avait dit « Vous voyez là, il est marqué « interdit aux Chinois et aux chiens » ». Il y a une revanche, de même qu’il y avait une revanche des Japonais vis-à-vis des Occidentaux. J’insiste sur ce point, parce que je crois que c’est très important pour la suite. Faire un diagnostic gentillet, penser que tout cela peut s’arranger, est une chose, mais en regardant les choses avec une certaine profondeur, on n’aboutit peut-être pas forcément aux mêmes conclusions. Je serai, là aussi, très intéressé par ce que dira Jean-François Huchet tout à l’heure. Je crois que nous, Occidentaux, avons commis une erreur de jugement énorme. Je le dis aussi car je ne crois pas personnellement m’être associé à ces erreurs, n’ayant jamais été de ceux qui pensaient que la démocratie et l’économie de marché, issues de notre tradition que nous prétendons universelle, allaient s’imposer au reste de la planète. Je n’aurais pas la cruauté de citer certains noms de gens bien connus qui, par exemple au moment de Tiananmen en 1989, pensaient en voyant quelques étudiants agiter des statuettes que les Chinois allaient se ranger derrière la bannière étoilée. Je n’ai jamais cru un seul instant qu’une grande civilisation comme celle de la Chine allait fonctionner de cette manière. Il y a donc eu une véritable erreur de jugement, et je pense particulièrement à l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001. Nous étions alors dans le contexte de la mondialisation triomphante, dans ce que l’on appelle aujourd’hui parfois la mondialisation libérale ou ultralibérale, et cela arrangeait bien les Occidentaux, particulièrement les Américains. Eux se disaient qu’ils allaient avoir accès à une main d’œuvre très bon marché et pourraient ensuite avoir accès au marché chinois, potentiellement énorme, et l’inonder de produits fabriqués à bas prix. Derrière ça il y avait cette conception idéologique fausse selon laquelle les États-Unis ne pouvaient que rester la grande puissance. Le problème de l’accès relativement rapide de la Chine à la puissance n’était même pas posé, d’où mes remarques préliminaires sur les quarante ans. Il y avait toujours cette image des Chinois comme copiant ce que font les autres, mais le fait que les Chinois (comme d’autres pays asiatiques de la région) allaient devenir des maîtres dans les nouvelles technologies, pouvant faire rapidement aussi bien, voire mieux que les Occidentaux (plus spécifiquement, que les États-Unis), n’avait pas été anticipé.  Il y a donc eu l’OMC, qui concerne le commerce mais, je le rappelle, pas les investissements, qui ne sont pas dans la compétence de l’organisation. À partir du moment où les Chinois ont commencé à se sentir davantage sûrs et fiers d’eux et de ce qu’ils ont accompli (je crois qu’il y a une immense fierté, que j’ai fortement ressentie dans mes voyages), ils en arrivent aujourd’hui à annoncer ouvertement leur objectif : devenir la première puissance de la planète en 2049, et si possible avant. Ils pratiquent une politique de puissance au sens le plus traditionnel du terme, c’est-à-dire, comme le disait Marie-Françoise, visant à être les premiers dans tous les domaines, même si des faiblesses importantes demeurent certainement. Un certain nombre d’analystes de la Chine, en particulier au Japon, soulignent qu’existent énormément de faiblesses ; sans-doute les Chinois ne sont-ils pas prêts, ou ne se sentent-ils pas encore tout à fait prêts. Mais il n’empêche qu’ils affichent cet objectif et certainement y a-t-il aussi un nationalisme visant peut-être à renforcer l’unité de la population et à renforcer la légitimité du pouvoir. Il est toujours commode d’agiter le spectre de menaces extérieures possibles, je fais bien la part des choses, mais il n’empêche que nous avons ce cocktail-là. Et puis vous savez évidemment tout ce qui s’est passé plus récemment à Hong-Kong. D’une certaine manière, c’est acquis, c’est fait. La grande question pour la suite, on en discutera peut-être tout à l’heure, c’est évidemment Taïwan, c’est-à-dire que c’est là que se jouera éventuellement le passage de l’état de paix à l’état de guerre si cela devait se produire et c’est là le point le plus sensible.

Maintenant, du côté américain, il faut bien voir que l’idée de perdre la suprématie, c’est-à-dire l’idée que les États-Unis pourraient ne plus être la première puissance mondiale au XXIe siècle (et probablement relativement tôt, avant 2049), est tout simplement insupportable. Pourquoi 2049, vous l’avez bien compris, parce que ce sera le centième anniversaire de la victoire de Mao en Chine et de la prise de pouvoir du Parti communiste. Je rappelle que si l’on devait résumer en quelques mots la grande stratégie américaine, je le ferais de la façon suivante : c’est la supériorité militaire, la supériorité des moyens et donc la supériorité technologique qui va avec. Il s’agit d’être supérieur au reste du monde supposé coalisé contre eux, je dis bien « au reste du monde supposé coalisé contre eux », c’est-à-dire alliés compris, nous, alliés européens compris. On a beaucoup parlé jadis du complexe militaro-industriel, aujourd’hui j’aime bien parler de complexe « militaro-numérico-digitalo-industriel », puisque le digital et le numérique sont évidemment désormais au centre de toutes les technologies. Pour les États-Unis, il faut donc, je le répète, avoir la supériorité absolue, dans un sens extrêmement fort : il s’agit d’être plus forts que l’addition de tous les autres. Or s’il y a un pays pour le moment, et il y en aura peut-être d’autres d’ailleurs (je crois qu’on ne peut pas vraiment comparer l’Inde à la Chine, mais c’est encore tout un débat), qui peut prétendre accéder à l’égalité, c’est effectivement la Chine. Ce serait d’autant plus le cas si celle-ci continuait son développement sans accrocs internes majeurs (il n’est jamais impossible que la situation interne dérape, je renvoie ici la balle à Jean-François Huchet), du fait de sa supériorité démographique (un milliard trois cents millions d’habitants contre trois cents et quelques millions de l’autre côté) et du niveau d’éducation croissant de sa population. L’histoire de la Chine est une histoire de successions de dynasties aux transitions ponctuées par de troubles. Si la présente dynastie communiste venait à s’effondrer, comme me le disait Lee Kuan Yew, fondateur du Singapour moderne, et qu’une guerre civile venait à éclater, cela serait une catastrophe non seulement pour les Chinois mais aussi pour le monde entier, car nous avons besoin de la locomotive chinoise. Nous avons besoin des marchés chinois pour soutenir nos économies, ce qui semble paradoxal et diffère de la situation avec la Russie soviétique lors de la « première » guerre froide.

Les États-Unis, de leur côté, ne sont pas en si bonne forme. Trump est la manifestation d’un phénomène, c’est-à-dire que sa victoire a reflété des évolutions internes au pays, venant de très loin. Cela fait plusieurs décennies que certaines forces sociales à l’œuvre aux États-Unis s’écartent de la tradition finalement assez centriste du pays. Le parti républicain est lui-même extrêmement éclaté, mais sa majorité est de plus en plus fortement conservatrice, au sens « middle west » du terme, c’est-à-dire refusant de reconnaître les grandes évolutions sociologiques actuellement en cours dans le pays. Et puis le parti démocrate est aussi extrêmement divisé, avec le développement de tendances socialistes de type européen, ce qui était impensable il y a encore quelques années. Marie-Françoise sourit et elle a absolument raison parce que l’expression « socialiste de type européen » ne dit rien du type de socialiste en question. Je parle du welfare-state à l’européenne, pour dire les choses simplement. Sur le plan des mœurs, on constate également à l’heure actuelle une évolution surprenante pour quiconque connait un petit peu les États-Unis : le retour de turbulences sociales, et notamment du racisme. Le problème noir a repris une vigueur aux États-Unis, qui était insoupçonnée depuis le temps des droits civils dans les années 60-70. La force de l’unité américaine est donc en évolution, mais il demeure que la capacité à l’innovation du système économique américain, fondé sur le goût du risque, s’est encore manifestée dans l’affaire des vaccins. Certains succès, comme ceux du Sud-africain de Tesla et SpaceX, Elon Musk, ont lieu aux États-Unis, ce qui est très intéressant. Les États-Unis ont encore manifestement des capacités énormes mais je crois qu’ils ont peur. L’une des grandes questions que l’on peut se poser est la suivante : au fond, qui a le plus peur ? Je pense que les Chinois aussi ont, quelque part, un peu peur ; peut-être qu’une partie de l’agressivité actuelle est due au fait qu’ils connaissent leurs propres faiblesses mieux que les observateurs étrangers. D’un côté, la Chine s’affirme et cherche à montrer ses forces, à prendre sa revanche, mais en même temps elle a des éléments d’inquiétude, ce qui fait un cocktail relativement délicat.

Avant de conclure sur l’Europe, il est nécessaire de camper vraiment le décor, le scénario au sein duquel nous devons nous inscrire. Il est certain que l’élection de Biden fait qu’il va chercher dans un premier temps à éviter la confrontation directe avec les Chinois. Le Secrétaire d’État Anthony Blinken, bien connu à Paris d’ailleurs, a fait un certain nombre de déclarations montrant bien que la disposition initiale des États-Unis vis-à-vis de la Chine, malgré les premières rencontres en Alaska, est plus proche de ce que mon ami Joseph Nye de Harvard appelle pudiquement une « competitive rivalry ». Ça sonne gentiment mais je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que cela veut dire au bout du compte. La difficulté est qu’un jour ou l’autre il y aura des incidents, peut-être même des incidents graves parce que la Chine ne va pas renoncer à ses objectifs territoriaux et maritimes, en mer de Chine du sud ou vis-à-vis de Taiwan par exemple. Il va y avoir des confrontations sur le plan des intérêts économiques, avec la course à la supériorité technologique, mais aussi à propos du contrôle d’un certain nom de métaux critiques et de certaines matières premières. Les semi-conducteurs nous en donnent un exemple. Tout cela entre en ligne de compte, donc je ne serais pas surpris qu’il y ait des incidents graves. Personnellement, je me suis toujours inscrit en faux contre le recours excessif à l’image de Munich. Que de fois n’a-t-on accusé les Européens de ceci, de cela, d’avoir un comportement munichois vis-à-vis de la Russie ou que ne sais-je encore… On a abusé énormément de la référence munichoise. Maintenant, on peut imaginer très facilement un scénario où il y aurait une situation du type Munich à propos de Taiwan. Nous pourrons en parler tout à l’heure mais dans l’immédiat, les Chinois aussi ont besoin de gagner du temps. Par ailleurs, dans la tradition chinoise, on cherche toujours à gagner sans faire la guerre, sans avoir besoin de combattre. C’est au cœur de la tradition, de la culture stratégique chinoise, mais enfin je crois qu’on va probablement avoir, et peut-être plus tôt qu’on ne le croit, dans les années qui viennent, des situations extrêmement délicates.

En ce qui concerne les Européens eux-mêmes, il faut d’abord bien voir qu’aucun pays européen seul ne peut avoir une politique qui pèse quoi que ce soit face aux États-Unis et à la Chine sans un minimum d’unité, disons de rapprochement. Il ne s’agit pas de faire la guerre idéologique sur l’Union européenne, mais il faut une forme d’union européenne. Si les Européens ne sont pas capables de mettre intelligemment en commun un certain nombre de moyens, notamment dans l’ordre économique et, je crois, dans l’ordre militaire également, nous serons tout simplement inexistants dans cette partie qui se joue et dont le cœur est effectivement technologique. Il faut d’abord qu’une prise de conscience ait lieu, ce qui semble commencer à être le cas. Notre compatriote Thierry Breton l’exprime très bien et je crois que la Commission actuelle, malgré toutes ses difficultés, manifeste une certaine compréhension de ces choses, et en particulier notre commissaire préféré. Il faut aussi voir la question des moyens mis en jeu face aux super-géants que sont les États-Unis et la Chine. Si nous perdons complètement la bataille technologique, je vous le dis tout de suite, vous vivrez dans des pays colonisés, c’est à peu près la situation telle qu’elle se présente. Il y a des colonies qui se portent très bien sous une forme de colonialisme indirect que les populations peuvent supporter pendant quelques siècles. Est-ce là véritablement ce que nous voulons ? On peut en tout cas se poser la question. Ce qui est important en tout cas, c’est que sans entente assez forte au niveau européen, c’est ce qui adviendra. Je crois que contrairement à ce que disent aujourd’hui Biden et Blinken, les États-Unis, parce que c’est dans la logique des choses, vont vouloir transformer l’alliance atlantique en une alliance anti-chinoise et anti-russe. Il y aurait beaucoup à dire sur la Russie. Rassurez-vous, je ne vais pas le faire, mais c’est lié là aussi avec l’idée de démocraties faisant face à des régimes anti-démocratiques. Sauf qu’il y a de « bons » régimes anti-démocratiques, ceux que l’on ménage parce qu’ils se comportent bien vis-à-vis de la grande puissance. Je ne sache pas que l’Arabie Saoudite soit une grande puissance démocratique et je ne sache pas non plus qu’on la range dans la catégorie des Chinois. Et donc, si ce que je viens de vous dire se produit, c’est-à-dire si l’on s’oriente vers une situation où les États-Unis somment les Européens de s’aligner derrière les États-Unis, nous n’aurons plus aucune marge de choix politique ni économique. Toutes les relations économiques seront évidemment lues à la lunette des relations stratégiques, comme dans l’affaire Huawei et bien d’autres. Cette évolution peut se produire très vite. Quand on regarde du côté de l’Asie de l’Est, et spécialement du Sud-Est, les pays de l’Asean répètent sans cesse qu’il ne faut pas choisir entre la Chine et les États-Unis. Le sujet pour nous Européens est donc de voir si nous sommes capables de faire émerger une doctrine dans laquelle nous nous organiserions pour renforcer significativement nos capacités technologiques pour que nous ne soyons pas les derniers de la classe dans les années qui viennent, auquel cas, comme je l’ai dit, nous deviendrons tout simplement des colonisés. Je m’exprime en termes un peu bruts, peut-être adoucira-t-on un peu les termes à la transcription écrite, mais je tiens à vous réveiller en cette fin de journée. Outre cet aspect fondamental qu’est la dimension technologique, il y a l’aspect politique : il est certain que si l’on est forcés de choisir entre les Chinois et les Américains, nous choisirons ces derniers, car je ne peux pas imaginer un seul instant que les Européens choisissent de faire une alliance avec la Chine contre les États-Unis. Mais on sent bien que si l’on s’alignait, nous le paierions extrêmement cher, car nos amis américains ont une conception de leurs intérêts qui, malheureusement, souvent, ne coïncide pas avec les nôtres. Regardez par exemple la divergence au sujet du JCPOA signé avec l’Iran et la difficulté, aujourd’hui, à sortir de cette ornière. Ce n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup Thierry, nous sommes d’autant moins endormis que vous avez tenu des propos extrêmement inquiétants et je vais donc tout de suite passer la parole à Jean-François Huchet. Nous l’avions entendu l’an dernier sur la Chine mais il s’agissait d’autres sujets, il avait fait part en particulier de l’énorme défi que représentait la transition écologique pour la Chine, y compris, si j’ai bien retenu, en termes de compétition mondiale. On a l’impression qu’on est très loin de tout ça aujourd’hui, on a l’impression que se dessine une sorte de forme d’hubris chinoise tout à fait nouvelle qui peut rappeler à nous, Européens, l’hubris américaine des années 1990/2000, ce qu’Hubert Védrine avait désigné comme celle de l’hyperpuissance. Alors j’aimerais beaucoup qu’il nous dise, mais il tiendra les libres propos qu’il veut, s’il pense qu’il y a maintenant une nouvelle forme de volonté de leadership chinois et s’il est d’accord avec Thierry de Montbrial qui a assis ça sur un mélange à la fois de fierté et de peur. Mais je ne vais pas plus loin et je lui donne la parole.

Jean-François Huchet

Merci beaucoup Marie-Françoise. C’est un grand plaisir de vous retrouver ce soir et de partager quelques idées avec vous. J’en profite bien sûr pour saluer Thierry de Montbrial. Nous nous étions vus à Hong-Kong, au cours d’un dîner chez l’un des consuls généraux. Cela avait été un dîner extrêmement passionnant mais malheureusement, comme dit précédemment, il s’y passe désormais des choses graves. Thierry de Montbrial a déjà brossé un certain nombre de grands traits sur l’histoire de la Chine avec lesquels je suis entièrement d’accord. Peut-être en repréciserai-je quelques-uns, afin d’appuyer son propos. Il faut d’abord avoir conscience que les Chinois sont très versés dans l’Histoire. À chaque changement d’empereur, on y actualisait l’histoire de la dynastie. Ils ont donc une conscience assez profonde de leur propre histoire. Il faut bien voir qu’à la fin du XVIIIe siècle, il y a trois grandes puissances sur la planète que sont, l’Europe (dont nous connaissons évidemment l’histoire), la Chine et l’Inde. On ne mesurait alors pas la puissance économique de la même manière qu’aujourd’hui, mais demeurait tout de même du côté de la Chine le sentiment d’une grande puissance aux alentours de 1800. Il y a environ 350 millions de Chinois à cette époque, des villes extrêmement développées. Quelque chose va se passer, comme expliqué par Fernand Braudel : ce « géant aux pieds d’argile » ne pourra pas résister à la puissance de l’Europe. La société chinoise était déjà quelque peu désintégrée, connaissant toute une série de problèmes internes liés par exemple aux limites des techniques agricoles, peu efficaces et qui créaient des famines. Dans ce contexte, de grands mouvements politiques apparaissent et mettent la Chine à genoux, à l’exemple de la révolution des Taiping en plein milieu du XIXe siècle.

À cette époque, l’Empire est en fait déjà mourant, et une autre dynastie aurait dû prendre place s’il n’y avait pas eu l’intervention des étrangers à la faveur de la guerre de l’opium de 1842, ainsi que plusieurs autres conflits. Tout cela est vécu comme une double humiliation : vis-à-vis des étrangers (non seulement l’Occident, mais aussi le Japon ou la Russie auxquels la Chine se mesure), mais également par rapport à la propre incapacité de la Chine à avoir pris le train des réformes. Je crois que Thierry de Montbrial l’a bien indiqué tout à l’heure. À partir de 1850, la Chine ne va pas cesser d’essayer de se réformer, échouant à chaque fois. On pourrait citer l’exemple des transferts de technologie de la fin du XIXe siècle dans les chantiers navals français. Nous étions très proches de voir une marine chinoise apparaître, qui aurait été prête à répondre aux agressions européennes. Mais il y eut toujours des obstacles, comme les déficits d’État. C’est, à mon avis, une très grande différence avec le Japon qui, aux alentours de 1871, a été en capacité de moderniser complètement son État et son économie. Ceci a considérablement manqué à la Chine. La Chine, quelque part, sombre dans les guerres à la fin de l’Empire. La période républicaine fut marquée par des conflits constants avec des seigneurs de guerre sur son territoire, qu’elle ne parvenait pas à contrôler. Il est impossible de moderniser un pays en proies à des guerres internes. Sur cette situation arrive donc la révolution communiste en 1949. Celle-ci est en fait construite sur deux choses. L’Union soviétique, d’une part, entité communiste portant une sorte de formule quelque peu universelle visant à transformer l’homme et la société.  Une composante nationale assez forte, d’autre part, que l’on retrouve au Vietnam et dans d’autres pays communistes. Cette composante nationale est extrêmement forte en Chine et je dirais qu’elle prend le relai après Mao, peut-être même avec Mao. Cette double force conduira toujours la révolution communiste, mais je dirais qu’à partir de 1978, le côté nationaliste va prendre le pas sur l’aspect communiste, plus universaliste. C’est en fait ce qui explique la capacité du gouvernement chinois à avoir mené un projet si schizophrène. In fine, j’insiste là-dessus, on retient toujours 1978 comme le démarrage des réformes, mais il faut y ajouter la date de 1992. Après l’effondrement de l’Union soviétique et la crise politique de 1989 dans laquelle ils sont embourbés, les Chinois constatent que leur marché du travail va devoir absorber entre 15 et 18 millions de jeunes, et qu’un système planifié compliquera cette équation dans un contexte d’instabilité sociale. L’existence même du parti communiste aurait été mise en péril. Le choix est fait, dès lors, d’adopter un capitalisme et de le dompter, de le mettre « à la sauce chinoise ». À bien y réfléchir, ce projet est complètement schizophrène, et est permis par la forte importance rhétorique que conserve le communisme. C’était très clair avec Deng Xiaoping qui l’utilise pour masquer un certain nombre d’évolutions. On parle du « stade primaire de l’accumulation primitive du capital », de « communisme aux couleurs de la Chine », « d’économie socialiste de marché », etc. Toutes les combinaisons possibles sont utilisées pour justifier ce tournant. Les entrepreneurs sont même autorisés à devenir membres du parti communiste en 2000 sous Jiang Zemin. Ce qui permet de concilier cette schizophrénie avec l’adhésion de la population (cruciale pour le régime, qui ne peut compter se maintenir uniquement par la force) est bien ce projet de nationalisme, qui voue un esprit de revanche visant à replacer la Chine au centre du monde. Souvenez-vous des Jeux Olympiques : 2008 est véritablement le moment où la Chine revient sur le devant de la scène mondiale, avec une certaine fierté. On parlait alors d’émergence pacifique, et je pense que beaucoup de personnes ont été à ce sujet assez naïves. On voit bien, comme l’a dit très justement Thierry de Montbrial, qu’il y a dans l’histoire à la fois impériale et communiste du pays quelque chose qui pousse la Chine à une forme de domination de son espace « impérial », avec ce qui s’est passé au Xinjiang dans les années 50, puis au Tibet. On voit aujourd’hui que la Chine a quelque part besoin d’exprimer à la fois sa puissance économique et politique, en revenant vers des contrées qui étaient celles de la Chine impériale à la fin du XIXe siècle. Elle se heurte sur sa façade maritime à un important problème que n’avaient pas les États-Unis quand ils ont émergé en tant que puissance : une sorte d’alliance s’est nouée autour des États-Unis, qui entretient une présence militaire en Corée du Sud, au Japon, à Taïwan et aux Philippines. La Chine, sur ce versant maritime, est quelque part corsetée et sent bien qu’elle a besoin de projeter sa puissance, même au plan militaire. Je pense que cela explique aussi en partie les choix faits sur les nouvelles routes de la soie, réalisés sur un territoire terrestre se situant à l’Ouest et qui est donc beaucoup moins contraint par des formes de domination géopolitique. Les jeux sont là beaucoup plus ouverts, avec moins de forces susceptibles retenir la Chine. Nous sommes aujourd’hui à ce stade que l’on peut dire crucial, d’une Chine ayant à la fois une revanche à prendre et des intérêts parfois tout à fait justifiés à faire valoir. Dans les négociations sur les institutions de Bretton-Woods, on peut se mettre à la place de la Chine et se demander pourquoi est-ce qu’une puissance économique de cet ordre n’a pas eu de droits de vote un peu plus importants, même si les choses se sont améliorées pour eux. Je pense que là aussi, quelque part, les Chinois ont le sentiment que quelque chose d’assez inégalitaire est perpétué.

Pendant très longtemps, Deng Xiaoping a maintenu une vision consistant à maintenir un profil bas, avancer dans la construction économique pour, le moment venu, faire valoir ses positions. C’était le principe de Deng Xiaoping : « on traverse la rivière en sautant sur des pierres, sans savoir ce qu’il y a de l’autre côté de la rivière ». C’était une expression qu’il utilisait beaucoup sur le plan des réformes économiques et dans son projet de puissance économique et politique. Après la crise asiatique de 1998 et la crise de 2008 auxquelles la Chine a très bien résisté, on a vu qu’elle était capable de racheter des intérêts européens, de se positionner en donneuse de leçons sur le plan de la gestion économique face aux erreurs qui ont été commises dans le domaine financier en Asie ou ailleurs dans le monde. La Chine a eu le sentiment qu’elle avait un modèle. Ses dirigeants n’ont pas aimé le terme de Beijing consensus, ils s’en sont tout de suite éloignés. Mais demeurait le sentiment qu’ils avaient été en capacité, pendant ces quarante dernières années, de mener leur barque d’une manière extrêmement remarquable, ce qu’il faut reconnaitre. Personne n’aurait misé beaucoup d’argent en 1991-1992 sur la Chine en voyant la quantité de choses que les réformateurs chinois allaient devoir faire pour transformer de fond en comble le système économique chinois. Cela aurait aussi pu mal tourner, comme ce fut le cas en Russie dans les années 90. Les Chinois s’en sont donc extrêmement bien sortis, et cherchent aujourd’hui à prendre cette revanche en retrouvant une place de leader, à la fois en Asie et peut-être même aujourd’hui dans le monde. Ce qui me frappe, c’est que dans les années 80-90 on avait des interlocuteurs chinois qui écoutaient beaucoup. Deng Xiaoping assistait par moments à des réunions avec les conseillers de la Banque mondiale. Les Chinois étaient dans un état d’esprit similaire à celui du Japon au tournant des années 1870, quand l’empereur poussait ses fonctionnaires et hauts cadres à aller en Europe pour prendre conseil. Les Chinois ont bénéficié d’un conseil international à bas prix pendant près de trente ans, parce qu’ils avaient cette attitude d’écoute. Nous sommes aujourd’hui dans une position complètement différente : les interlocuteurs chinois semblent aujourd’hui considérer qu’ils n’ont plus grand-chose à apprendre de démocraties empêtrées dans une multitude de problèmes. Ils prônent leur propre modèle, qu’ils ont toujours des difficultés à décrire précisément (il n’est pas uniquement communiste, mais empreint de méritocratie confucianiste et de traditions impériales). C’est ce qu’ils essaient de faire, dans un compromis par moments difficile à véhiculer, ils sortent du bois pour défendre leur modèle autoritaire face aux démocraties occidentales. Sont-ils sortis trop tôt ? C’est une question que l’on peut se poser. Quelques personnes en Chine le disent, soutenant qu’il ne fallait pas écarter si rapidement la doctrine de Deng Xiaoping, et qu’il aurait fallu attendre davantage avant de se positionner plus durement vis-à-vis du Japon et des États-Unis, afin de cacher son jeu pendant un certain temps encore.

Ce n’est pas à nous de répondre à cette question, mais il est sûr que cela correspond à certaines prises de positions, à des discours extrêmement importants de la part des dirigeants chinois. On peut prendre l’exemple du document « Chine 2025 », sur le plan technologique, qui a contribué à cette prise de conscience déjà en cours aux États-Unis ou en Europe. On avait l’image d’un ensemble, d’une « China incorporated » avec de grandes firmes d’État voire des firmes privées, comme Alibaba qui doivent répondre aux injonctions du parti communiste. On a une Chine qui est alignée, ce qui est une force incroyable. Nous parlions tout à l’heure de puissance économique dans la globalisation : de ce point de vue-là, la Chine nous interpelle énormément sur un certain nombre d’aspects et nous sommes très mal armés pour faire face à ce type de modèle. Laissons même de côté la question démocratique et prenons les questions de politique industrielle. On a totalement abandonné notre réflexion sur la question des filières et de la préservation d’un outil industriel en Europe. Les Chinois se préoccupent beaucoup de ça en ce moment, ils ont bien vu les erreurs que nous avons commises à un certain moment en externalisant et en perdant des compétences. Aujourd’hui, nous savons à peine souder des tuyaux sur les centrales nucléaires parce que nous avons complètement perdu un certain nombre de compétences technologiques fortes. Il n’est peut-être jamais trop tard et on le voit bien dans la prise de conscience de l’Allemagne, de la France ou de l’Italie sur une série de rachats. La Chine est également dans cette démarche, comme l’a montré l’expérience des semi-conducteurs pour Huawei : la Chine essaye de combler ici et là par des rachats ses faiblesses dans la chaîne de valeur ajoutée sur le plan technologique. Il n’est donc peut-être pas trop tard pour l’Europe. Sur les questions commerciales, on a vu la Chine déverser ses monumentaux surplus de production d’acier sur l’Europe en raison de son système économique. On avait d’un côté les États-Unis qui prenaient des sanctions et imposaient des droits de douane équivalent à 200% du prix de l’acier, et de l’autre une Europe empêtrée dans un certain nombre de problèmes et prenant des sanctions à hauteur d’environ 20% du prix. C’était ridicule, l’acier chinois vendu en Europe profitant d’un dumping monstrueux des entreprises de sidérurgie qui n’arrivaient plus à vendre leur production sur leur marché domestique. Il y a donc effectivement aujourd’hui une nécessité de repenser un certain nombre d’outils qui existent déjà aux États-Unis et qui n’existent pas, ou plus, en Europe. Il faudra changer notre logiciel sur un certain nombre de questions liées à la technologie, à l’industrie ou aux services élaborés. Notre survie et notre capacité à être écoutés dépendront de notre capacité à nous organiser.

Au plan intérieur, la Chine a aujourd’hui un dirigeant qui cherche, passez-moi l’expression, à « poutiniser » son régime pour rester le plus longtemps possible. C’est une rupture fondamentale, très forte avec ce qui existait sous Deng Xiaoping et a perduré par la suite. Lorsque Deng Xiaoping se retire en 1993, il a déjà nommé ses deux successeurs, Jiang Zemin et Hu Jintao. Lorsque Xi Jinping arrive au pouvoir, il s’agit en fait du premier dirigeant n’ayant pas été désigné par Deng Xiao Ping avant sa mort en 1997. Celui-ci savait qu’en Chine, comme l’a rappelé Thierry de Montbrial, les successions étaient souvent marquées par des incidents pouvant dégénérer et provoquer des soubresauts d’importance considérable. Il avait compris qu’il y avait une nécessité de stabilité pour le régime, pendant au moins vingt ans, c’est-à-dire quatre mandats. Ces vingt ans allaient à ses yeux permettre la stabilisation nécessaire pour faire advenir une fenêtre d’opportunité en matière de modernisation. On a donc eu le sentiment de vivre sous l’ombre de Deng Xiaoping jusqu’à la fin du mandat d’Hu Jintao. Xi Jinping est en ce sens une vraie rupture, avec un homme cherchant très rapidement à opérer un contrôle extrêmement serré sur les questions politiques. Il nomme ce qu’il appelle des « groupes dirigeants » dans un certain nombre de domaines, groupes qu’il pilote lui-même ou auprès desquels il place certaines personnes de confiance. Il met en place une lutte anti-corruption qui devient en fait un instrument politique ; celle-ci est toujours en place et ne s’est jamais terminée, un moyen pour lui de se débarrasser de ses ennemis ; Il va également, au niveau de la société civile, utiliser toutes les technologies numériques disponibles à des fins de contrôle. On pense à la mise en place de ce fameux crédit social qui nous évoque 1984, fonctionnant sur un système de permis à points. Au fur et à mesure que vous perdez des points, en fonction de vos actions, l’accès à certains bien publics vous est interdit. Il y a ensuite la question du contrôle des marges de l’Empire, où sa politique anti-terroriste lui permet de contrôler le Xinjiang. Il se passe également des choses inquiétantes au Tibet. Et puis il y a Hong Kong, qui est quand même une évolution majeure. Si l’on nous avait dit il y a quatre ou cinq ans que Hong-Kong serait dans cette situation aujourd’hui, on aurait été très étonnés. Nous prenions pour acquise cette idée d’« un pays, deux systèmes », il semblait que la Chine souhaitait le maintenir le plus longtemps possible. On se rend finalement compte qu’il y a aujourd’hui dans l’ADN du régime actuel une impossibilité d’accepter toute forme de dissension. On peut aussi se poser des questions sur ce qui pourrait être qualifié de fuite en avant de la part de Xi Jinping avec la question taïwanaise. Comme rappelé par Thierry de Montbrial, cette question est centrale et il faudra voir si le régime chinois envisage toujours une solution pacifique ou si la tentation militaire finira par s’emparer du régime. On tomberait là dans une crise extrêmement grave, considérant l’importance des intérêts américains à Taïwan dans un certain nombre d’industries, et en particulier dans la micro-électronique. Un tel évènement signifierait le début de la fin pour les États-Unis en Asie, avec le risque d’effet domino très important. La question taïwanaise est à suivre de manière extrêmement fine aujourd’hui. En Asie, la Chine est très nerveuse sur d’autres points aussi. On peut penser à la mer de Chine méridionale, mais également à l’Inde qui est un partenaire très difficile pour la Chine et qui a un nationalisme et des velléités de domination très forts. C’est une relation qu’on oublie assez souvent mais qui peut potentiellement dérailler comme ce fut le cas en 1962 avec une sorte de guerre éclair.

Sur le plan économique, la Chine est une puissance qui ne renonce à rien et il faut garder cela à l’esprit sur le plan du développement industriel. Ils veulent être bons dans tout, c’est un marché continental. Il y a une dépendance vis-à-vis de l’extérieur qui décroît, comme on le voit avec la baisse progressive du ratio exportation sur PNB. Le marché intérieur explose et les firmes étrangères sont prises entre l’enclume et le marteau, puisqu’ils n’ont pas d’autre choix que d’être présents en Chine. Les chiffres de LVMH sont spectaculaires cette année mais c’est aussi en raison du développement de la consommation en Chine, du fait que les riches Chinois n’ont pas voyagé et sont restés en Chine où ils ont acheté de manière colossale auprès de ces grands groupes. Il n’y a pas de frein aujourd’hui dans les investissements en Chine alors même qu’il devient de plus en plus difficile d’y faire des affaires. Les entreprises étrangères éprouvent de grandes difficultés, d’autant plus face à la montée de sanctions chinoises contre des grands groupes, comme à l’encontre d’un think tank dans le cas allemand. On peut s’interroger sur la possibilité que la Chine, avec ses politiques agressives (à l’exemple des « loups combattants », ces ambassadeurs à qui l’on a dit de défendre les valeurs chinoises avec agressivité, y compris contre des chercheurs), soit en train de se tirer une balle dans le pied. Je pense que l’image de la Chine se détériore aujourd’hui auprès des opinions publiques mondiales. C’est un fait assez négatif et potentiellement dangereux pour la Chine si elle veut rester dans un esprit pacifique, même si elle n’a pas d’amis sur le plan diplomatique. La montée des empires pose toujours problème. On pourrait établir un certain nombre de parallèles avec la montée de l’Allemagne de la fin du XIXe siècle-début XXe.

Il y a par moments plus de questions que de réponses dans mon propos, mais je crois en tout cas que l’Europe a effectivement besoin de s’unir, de se poser un certain nombre de questions si elle veut rester indépendante. La Chine est en train de pousser les Européens dans les bras des Américains et je ne suis pas sûr que l’accord signé à la fin de l’année 2020 passe au Parlement européen après ce qu’il s’est passé ces derniers mois en matière de sanctions.

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment. Alors, avant de passer aux questions dans la mesure où les deux exposés étaient très complémentaires, on pourrait peut-être demander à chacun, si vous en êtes d’accord, de faire une gradation supplémentaire dans ce qui était la conclusion de votre analyse en ayant un petit focus plus précis encore sur le sujet européen. Finalement, Jean-François Huchet, vous dites que « les Chinois sortent du bois » et ça correspond absolument à ce que Thierry de Montbrial a dit lui-même sur le changement de ton, la fierté nouvelle et, peut-être, certaines peurs qui se profilaient derrière. Nous sortons d’une période où nous connaissions une autre Chine. Lorsque je dirigeais l’ENA, en 2000, je rencontrais des diplomates dont la formule favorite était de dire qu’ils étaient passés de l’humiliation (qu’était la colonisation) à la libération, qui est le nom officiel pour parler de la révolution, montrant ainsi que la libération nationale l’emportait sur la révolution sociale.Les diplomates parlaient encore de coopération. Cette ère de coopération, que ce soit avec les États-Unis ou avec l’Europe, semble complètement terminée. Ce que vous décrivez l’un et l’autre, c’est la guerre : guerre des matériaux, guerre des capitaux, guerre par les routes de la soie, guerre aussi par les sanctions extraterritoriales des États-Unis. Ne pensez-vous pas l’un et l’autre que l’Europe est un continent coincé entre ces deux puissances, dont l’une continue à s’affirmer (car comme l’a dit Thierry de Montbrial avec un mot très fort, il est insupportable pour les États-Unis de ne pas rester la première puissance mondiale) et l’autre s’affirmant par les voies les plus « cyniques » ? Entre l’extraterritorialité américaine (sans parler de l’OTAN) et la politique d’investissements chinois (dont il a été rappelé qu’elle échappait d’ailleurs à l’OMC), avec notamment les routes de la soie qui s’étendent sur un certain nombre de pays en Europe de l’Est, l’Europe vous semble-t-elle aujourd’hui en état de prendre suffisamment conscience de son état de dépendance ? Il y a longtemps qu’on entend dire que l’Europe doit s’unir, sur le plan géopolitique bien entendu, sur le plan du poids économique également, mais c’est surtout vrai par rapport à ce que doit être demain une indépendance européenne. Mais sans volonté minimale d’indépendance de l’Europe, de l’Union Européenne vis-à-vis de ce double étau, sans cette prise de conscience et surtout sans les mesures nécessaires, l’Europe peut-elle s’en tirer ? Va-t-elle laisser faire et rester le continent oublié alors qu’elle avait encore, il n’y a pas si longtemps dans l’histoire, un fort potentiel ? Que pensez-vous, l’un et l’autre, que la Commission devrait faire ? Je parle de la Commission en raison du pouvoir aujourd’hui transféré vers cette instance qui, il est vrai, a pris une certaine conscience de l’affaiblissement de l’Europe. Mais elle me semble tout de même très en retard et piégée par les négociations interétatiques qui restent l’essentiel en Europe. Que pourrait donc faire demain la Commission, ou l’Europe elle-même en tant qu’union des États ? Quelles seraient les décisions les plus importantes à prendre ? Serait-ce par exemple de lancer un grand plan technologique, spatial, d’intelligence artificielle ? Devrait-elle plutôt essayer de pousser l’euro comme monnaie de réserve, ce qui ne serait peut-être pas suffisant ? Que peut-elle faire pour se « désétrangler » de ce double-bind ?

Thierry de Montbrial

Je vais essayer de répondre rapidement, afin de laisser place à la discussion. Nous, Français, avons l’habitude de faire des discours. Quelqu’un devient président de la République ; peut-être ne s’est-il jamais particulièrement intéressé aux affaires internationales, mais immédiatement, parce que c’est la Ve République, il a des idées sur tout. Il fait un grand discours à la Sorbonne pour dire aux Européens ce qu’ils doivent faire. Or, il se trouve que les Européens n’écoutent pas. Je vous dirais que je peux faire un plan, que Jean-François peut faire un plan ; mais cela ne change rien, car le problème est que nous ne sommes pas seuls. Il se trouve que j’organisais hier après-midi une longue réunion en visio avec Josep Borell, Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères. Il a donc un pied dans les deux instances, en tant que vice-président de la Commission et participant au Conseil européen. Quand il parle d’autonomie stratégique par exemple, tout le monde lui demande : « Quelle autonomie ? Et par rapport à qui ? » Les 27 ne comprennent même pas ce que nous sommes en train de dire à l’heure actuelle. Je crois donc que le problème, pour le moment, est de travailler à cette prise de conscience. Il y a au moins un point sur lequel il y a déjà une prise de conscience, c’est justement l’aspect technologique. Si l’on ne veut pas agiter le chiffon rouge pour le moment, il faut plutôt mettre l’accent sur cet aspect. Un dernier point que je voudrais mentionner est la dimension idéologique ajoutée par la tension entre démocraties libérales et démocraties dites illibérales. Les démocraties que nous appelons libérales, qu’on appelait encore récemment « démocraties » tout court, ne sont pas en très bonne posture, il faut le reconnaitre. Nous ne sommes pas en très bonne posture car nous ne sommes pas efficaces. La notion d’efficacité n’est pas seulement économique, c’est aussi l’adéquation entre ce qu’on a à faire et ce que l’on fait, par rapport aux demandes de toute nature de la population. Les démocraties libérales, les nôtres, se sont montrées particulièrement inefficaces depuis un certain temps et, d’autre part, une partie de l’Europe composée d’anciens pays communistes est de plus en plus illibérale. Ces pays servent d’ailleurs d’entrée à la Chine, donc l’équation est très compliquée. Alors sans répondre à cette vaste question, je dis simplement qu’il faut d’abord discuter pour avoir, a minima, une compréhension commune du problème. C’est d’ailleurs ce que j’essaie de faire à mon modeste niveau avec tous mes interlocuteurs européens. Ça doit commencer par-là, et sur la question technologique, c’est de mieux en mieux compris.

Jean-François Huchet

Je partage complètement ce que vient de dire Thierry de Montbrial. Je voudrais compléter peut-être, pour ne pas le paraphraser, en disant que l’Europe devrait aussi réfléchir à la question spatiale : les Chinois attaquent sur les flancs faibles de l’Europe que sont l’Europe du Sud, les Balkans, les pays baltes et un certain nombre de pays en Europe centrale. On le voit clairement avec la question des vaccins. Les Chinois ont d’ailleurs reconnu cette semaine que leur vaccin n’était pas aussi efficace que ce qu’ils voulaient bien clamer. Je pense que, d’une certaine manière, en abandonnant ces territoires, vous incitez très fortement les leaders de ces pays européens à se tourner de manière assez massive vers la Chine pour trouver des infrastructures, un certain nombre de grands programmes d’investissements, par moments aussi pour emprunter de l’argent. Quelque part, nous déroulons le tapis rouge à la Chine et nous nous posons seulement ensuite la question à Bruxelles de l’endiguement effectif de sa force géopolitique. Je pense que de ce point de vue-là, avant de pouvoir passer à de grands plans d’investissements comme lors des élargissements des années 1980, il faut d’abord que les gens se mettent d’accord et qu’ils aient la même compréhension spatiale de ce qu’est le territoire européen. Les Américains, les Chinois et les Russes ont cela, mais on a l’impression que cela tarde à venir en Europe, pour de multiples raisons politiques. Et puis j’insiste encore une fois sur ce que je disais tout à l’heure sur les questions de politiques industrielles. Il faut faire attention, c’est vrai, au risque de gaspiller notre argent dans certaines politiques industrielles, mais on peut aussi faire des choses très intelligentes et nous pourrions avoir une politique de protection sélective. Si l’on veut négocier avec la Chine, il faut se mettre en position de force sur un certain nombre de points. Autrement, on ne peut rien négocier du tout et on le voit aujourd’hui avec les États-Unis, seul pays aujourd’hui en capacité de négocier quelque chose avec la Chine.

* * *

Jean-Baptiste Barfety

Merci beaucoup à tous les deux pour ces exposés très riches. Je passe tout de suite la parole à Valentin, Marion puis Léonard pour les questions.

Valentin

Bonsoir à tous les deux, merci beaucoup, c’était extrêmement intéressant. Je poserai rapidement mes deux questions. D’abord, Thierry de Montbrial, vous parliez notamment de prise de conscience des Européens. Je pense qu’au-delà de prise de conscience, la question est celle de l’inanité des Européens, l’accord d’investissement avec la Chine conclu en décembre 2020 le montre assez bien. Je vois difficilement, et j’aimerais avoir votre avis là-dessus, comment les Européens pourraient s’entendre quand ils négocient un accord alors qu’ils ont eux-mêmes des intérêts divergents. Entendons ici que l’Allemagne, pour l’accord avec la Chine, était poussée par ses industriels, notamment dans la chimie et la filière automobile qui est la plus exportatrice en Chine. Comment faire, alors que les intérêts sont vraiment divergents au sein de l’espace européen ? Je pense personnellement que c’est tout simplement impossible.  Ma deuxième question concerne l’alliance qui se crée entre les États-Unis, l’Australie, l’Inde, la Corée du Sud et le Japon : peut-elle vraiment être en mesure de freiner, petit-à-petit, les visées impérialistes (j’emploie le mot à dessein) de la Chine de Xi Jinping, notamment sur les îles Spratleys ? Est-ce que c’est possible de contenir cela sans passer par la voie du conflit ?

Thierry de Montbrial

Je vais essayer d’être bref là aussi. Tout d’abord, si vous me permettez, évitez d’employer des mots comme « inanité ». Je vais vous dire pourquoi : le gros problème qu’on a aussi en Europe c’est qu’à force d’en parler mal, il y a une espèce de détestation générale de l’Europe qui se produit. C’est un peu une self-fulfilling prophecy, si vous voulez. Alors, maintenant, avec les problèmes que vous soulevez, vous mettez en effet le doigt sur des choses extrêmement difficiles. Typiquement, nos amis allemands sont très forts parce que, contrairement à nous, Français, qui passons notre temps à dire aux autres ce qu’il faut qu’ils fassent et qui ne faisons rien ou pas grand-chose nous-mêmes, eux ne disent pas grand-chose mais font par contre beaucoup. Par exemple ils sont prêts à critiquer les Russes, mais il n’empêche qu’ils s’accrochent à Nord Stream. Les intérêts économiques allemands en Chine sont considérables, en particulier pour l’industrie automobile. Il faut donc effectivement essayer d’arriver à trouver des sortes de compromis, ce qui n’est pas glorieux mais tient au fait que nous ne soyons pas suffisamment unis. Je rebondis sur ce dont Jean-François Huchet a parlé tout à l’heure à propos du spatial, et il a tout à fait raison. Il se trouve que les Allemands s’intéressent beaucoup au spatial, et le spatial va assez bien avec l’automobile (Elon Musk, dont on parlait tout à l’heure, l’a très bien compris). Je pense qu’il y a tout un travail de coopération et pour les choses qui sont trop contraires aux intérêts « occidentaux », vous pouvez toujours compter sur les Américains pour mettre une pression maximale. En ce qui concerne l’accord sur les investissements, le problème est que c’était demandé depuis plusieurs années. Il se trouve qu’il y a eu une malencontreuse coïncidence de dates. Je partage entièrement votre embarras, mais dans un monde imparfait on est obligés de trouver des accords imparfaits. À propos du QUAD, puisque c’est ainsi que l’on appelle cet accord entre l’Inde, les États-Unis, l’Australie et le Japon : il fait partie d’un dispositif général de containment. Le concept géopolitique d’Indopacifique est une invention pure et simple visant à organiser une sorte de containment beaucoup moins dur que lors de la « première » guerre froide. Je crois que ni les Indiens, ni les autres, ne veulent complètement rompre avec la Chine. Au fond, personne n’a envie de se trouver coincé entre les deux, et c’est toute la difficulté de l’exercice. Encore une fois, nous-même Européens n’en avons pas envie, c’est en tout cas mon opinion personnelle. Nous n’avons pas envie de nous retrouver derrière les Américains pour suivre toute leur politique contre la Chine. Il est également vrai, comme l’a souligné Jean-François tout à l’heure, que les Chinois se sont montrés un peu inutilement agressifs. J’ai dit à Lu Shaye, l’ambassadeur de Chine actuel, que leur politique était complètement contreproductive de ce point de vue-là. Sylvie Kauffmann n’a pas entièrement tort de dire qu’on pousse les Européens dans les bras des Américains. Ces derniers devraient à cet égard remercier les Chinois car ils obtiennent ce qu’ils veulent plus rapidement, à savoir cette alliance dont je parlais. Je crois donc que nous devons plutôt nous atteler à garder un degré maximal de liberté. À l’IFRI par exemple, nous travaillons beaucoup actuellement sur ce que nous appelons les « nœuds critiques », c’est-à-dire les points de vulnérabilité dans le domaine économique pour l’Europe. Prenez par exemple les semi-conducteurs. Les Chinois le font aussi par ailleurs. Il faut essayer de se mettre d’accord sans tambour ni trompette pour limiter nos points de vulnérabilité. Il faut qu’on apprenne, et c’est très difficile pour nous Français, à rester un peu low profile. Nous avons tendance à dire les choses et à parler un peu au-dessus de nos capacités. Si l’on apprenait à être un peu plus modestes dans le discours et plus efficaces dans les choses concrètes, ce serait déjà bien.

Marion

Merci beaucoup Messieurs pour vos exposés très riches. J’ai deux questions importantes sur la stratégie d’influence de l’Union européenne mais, finalement, vous y avez déjà en grande partie répondu. Je me demande tout d’abord, comme Marie-Françoise Bechtel et Valentin, comment l’Union peut s’unir concrètement alors qu’elle est constituée d’Etats membres très hétérogènes sur le plan économique et politique, voire même culturel, que sa gouvernance est rendue extrêmement mal aisée avec les élargissements successifs à l’Est et alors même qu’on voit des grandes divergences entre les États membres sur la question des investissements chinois sur son territoire par exemple. Mais comme vous y avez en grande partie répondu, je vais donc passer à ma seconde question. Sur le plan économique, industriel plus précisément, ne devrait-on pas sortir des règles de la concurrence européenne actuelle pour pouvoir favoriser la constitution de géants industriels européens ? Monsieur Huchet a déjà plus ou moins répondu à cette question aussi.

Jean-François Huchet

Ce genre de chose n’est pas facile à faire. Il y a par moments un verrou idéologique assez fort sur toutes ces questions. On a le souvenir d’erreurs monumentales que nous avons commises par le passé sur ces questions de politique industrielle. Nous avons à repenser un certain nombre de choses. Il faut aussi voir qu’en Chine il y a des choses qui marchent et d’autres qui marchent moins bien dans l’action de l’État, avec beaucoup de gaspillage d’argent public sur des politiques industrielles. Mais on peut tout à fait, comme le disait tout à l’heure Thierry de Montbrial, envisager des points névralgiques sur le plan technologique de ce que l’on doit garder sur le territoire. On en a eu l’illustration au détour de la crise sanitaire sur un certain nombre de choses dont on aurait bien fait de ne pas se débarrasser pour ne pas se retrouver dans la situation dans laquelle on est aujourd’hui. Bien sûr il faudrait se mettre d’accord, ce qui n’est pas un exercice facile au niveau de l’Union européenne puisque, vous l’avez rappelé, il y a des divergences assez fortes sur un certain nombre de choses. La Chine est très habile depuis trente ans, jouant l’Allemagne contre la France, la Grande-Bretagne contre le reste du continent européen avant le Brexit, les pays du Nord contre les pays du Sud… La Chine connaît extrêmement bien la manière dont l’Europe est capable de bloquer sur des désaccords qu’elle utilise à bon escient pour avancer un certain nombre de pions. Ceci étant dit, je pense qu’il y a quand même une vraie prise de conscience aujourd’hui et qu’il faut continuer à discuter à l’échelle européenne. Dans le domaine de la recherche par exemple, l’Union Européenne a créé un programme pour développer notre compréhension de la Chine. Cela sera-t-il suffisant ? Peut-être faudra-t-il investir encore davantage, mais c’est un signal tout de même. Pendant très longtemps on n’a même pas été capables d’unifier nos forces, ne serait-ce que pour essayer d’avoir une bonne compréhension de la Chine. Je suis toujours frappé par cette asymétrie : l’intelligentsia chinoise nous connaît très bien, alors que l’inverse n’est pas forcément vrai. Peut-être que les choses sont en train de changer aujourd’hui. Le leadership européen va devoir s’intéresser à la Chine mais la prise de conscience n’est toujours pas totale.

Léonard

Vous nous avez présenté des points très importants et précis sur la compétition sino-américaine, merci beaucoup pour ces éclairages. Où placeriez-vous des Etats comme l’Inde, le Pakistan, la Turquie, l’Iran et toutes ces puissances parfois dites « du Sud » dans l’ensemble de ces recompositions internationales ? Une seconde question : la France a beaucoup d’atouts qui me paraissent parfois sous-exploités avec par exemple une zone économique exclusive immense dans l’Indopacifique. Le Président Emmanuel Macron avait annoncé en 2018 une stratégie pour l’Indopacifique lors d’un déplacement à Sydney ; est-ce que, selon vous, la France investit suffisamment cette région, qui est un théâtre de compétition particulièrement intense ?

Thierry de Montbrial

Je vais essayer de répondre en deux points succincts. Vous êtes jeunes, vous avez peut-être une cinquantaine d’années de vie professionnelle devant vous parce que l’âge de la retraite augmentera. Et tant mieux car la retraite, finalement, c’est comme la retraite de Russie, c’est un désastre. Toute plaisanterie à part, je vous pose la question suivante : comment expliquez-vous qu’un pays comme la France soit en tête de toutes les catégories en matière de dépenses publiques et manque en même temps de ressources pour n’importe quel problème pouvant se poser ? C’est le grand paradoxe de la France : nous avons des dépenses publiques dépassant celles de tous les pays comparables et nous manquons néanmoins de sous. Marie-Françoise protestera mais je pense que ça reste vrai. Il y a évidemment la question des transferts sociaux, mais la réalité est que nous manquons de moyens partout et, en particulier, pour être tout simplement en mesure d’assurer la défense minimale de notre patrimoine maritime. Nous avons évidemment un immense espace maritime, mais nous sommes incapables de le défendre, ou même d’assurer une présence régulière minimale là où il le faut. Il y a tout de même un point où nous sommes bons : compenser par la parole ce que nous n’avons pas dans les moyens. La France est effectivement associée à cette nouvelle géopolitique « Indopacifique » et les partenaires, y compris un pays comme le Japon, y attachent un certain prix, une certaine valeur politique. C’est lié par exemple à notre présence au Conseil de sécurité. En matière de moyens mis sur la question, ces pays sont très bons.

L’autre question concernait les rapports avec des pays comme l’Inde, le Pakistan ou l’Iran. Chacun de ces pays est évidemment dans une situation très différente. Très brièvement là aussi, nous pouvons dire que le Pakistan reste fondamentalement l’allié des Chinois pour de multiples raisons depuis 1949, ce qui est un sujet en soi. L’Inde, qui est un pays d’ailleurs très ombrageux, était très proche de l’Union soviétique, et joue aujourd’hui habilement un jeu de balance. C’est un pays qui joue sa propre carte et, heureusement d’ailleurs, il y a une rivalité là aussi qui traverse toute l’histoire du monde entre l’Inde et la Chine. Mais l’Inde jouera toujours ses propres intérêts, en particulier vis-à-vis des Occidentaux. Elle n’agira pas de manière binaire. Sur l’Iran, c’est tout à fait intéressant. Ceux qui connaissent le RAMSES que publie l’IFRI chaque année, dont je fais depuis presque quarante ans le rapport introductif, le savent. Si vous avez la curiosité de vous y replonger, vous verrez que j’ai toujours dit qu’on était en train de pousser l’Iran vers la Chine. Un illustre historien, auquel tout le monde se référait dans les années 50, du nom de René Grousset, ne plaçait pas l’Iran au Moyen-Orient. On parlait d’Asie. Il faut se souvenir que l’Iran a deux orientations, dont une vers l’Asie. Je pense que l’incapacité à traiter correctement le problème iranien et en particulier la dénonciation du JCPOA par Trump a aussi ouvert un boulevard, me semble-t-il, à la Chine de ce côté-là. Évidemment, la question est dans l’immédiat de savoir si l’on sera capables de retrouver l’amorce d’une pacification avec l’Iran. À court-terme, l’aspect chinois est relativement secondaire sur cette question.

Jean-François Huchet

Je partage encore une fois ce que Thierry de Montbrial vient de dire. Nous pouvons encore insister un peu plus sur la relation Inde-Chine, comme je vous le disais tout à l’heure. C’est à mon avis une relation majeure que l’on a tendance à passer sous les radars en Europe. On voit bien le potentiel choc de nationalismes, qui existe depuis les années cinquante. La Chine et l’Inde se sont en fait découvertes dans les années cinquante, ont eu une période d’amitié qui s’est ensuite très rapidement détériorée, ce qui provoque une forme d’incompréhension mutuelle très forte. Et puis il y a la question du Tibet qui est quand même fondamentale. Qu’est-ce qui va se passer à la mort du Dalaï Lama ? L’Inde attache une importance considérable à cette question tibétaine qui risque effectivement de poser beaucoup de problèmes du côté de la Chine. Il y a la question du nucléaire en Inde, on le sait, car le Pakistan est certes l’ennemi désigné, mais derrière le Pakistan il y a la Chine. La puissance nucléaire de l’Inde se dirige de fait aussi contre la Chine. Je pense que la Chine a bien perçu aussi que dans l’axe Indopacifique il y a il y a un morceau énorme qui est l’Inde et qui a une capacité de nuisance importante sur le plan maritime, notamment quant à l’acheminement d’un certain nombre de matières premières. L’Inde est peut-être le seul pays en capacité dans l’Océan indien de faire mal à la Chine sur toute une série de flux qui arrivent ensuite jusqu’au détroit de Malacca. L’Inde est toutefois traversée par ses propres démons et je pense que la Chine a tout intérêt à maintenir un peu de zizanie en Asie du Sud et elle s’y emploie avec le Népal, avec le Sri Lanka, avec le Pakistan bien sûr, par moments aussi un peu avec le Bengladesh. Ceci étant dit, on a donc ici une relation qui est bien sûr extrêmement importante et l’Inde pourrait être en capacité, non pas de modifier le leadership asiatique pour l’instant parce qu’ils sont très loin derrière les Chinois, mais d’être une puissance au rôle important en Asie.

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