Penser la fonction publique

Intervention de Alain Supiot, juriste, docteur honoris causa, professeur émérite au Collège de France (Chaire État social et mondialisation) et auteur de nombreux ouvrages dont La gouvernance par les nombres (Fayard, 2015), devant les auditeurs de l'IRSP, lors d'une conférence en date du 26 mai 2021.

Alain Supiot

Nous avons pris l’habitude de penser le travail autour d’une grande dichotomie entre le privé et le public avec le marché du travail comme paradigme. Cette façon de penser les choses est extrêmement récente dans l’histoire longue des institutions. Au XVIIIe siècle encore, la distinction n’est pas du tout celle-là, mais entre ceux qui travaillent et ceux qui œuvrent. Ceux qui travaillent sont ceux qui n’ont aucune compétence, aucune qualification, aucune qualité incorporée dans leur personne. Leur travail est à peu près assimilé à celui des animaux de traie ou du moulin à eau. Ce sont eux que l’on va par exemple qualifier de journaliers, en utilisant des unités quantifiables dans le temps de journaliers, parce que leur travail se mesure, c’est une quantité. De l’autre côté, il y a donc ceux qui œuvrent. Cette vieille distinction sémantique entre travail et œuvre se trouve déjà chez les Grecs entre le ponos et l’ergon – et qu’on trouve dans toutes les langues, j’ai même vérifié pour le chinois –, cette équivalence se trouve absolument partout. Ceux qui œuvrent sont ceux qui ont une qualification, qui ont donc la maîtrise de ce qu’on appelle un art, au sens de ars en latin. Dans l’Encyclopédie de Diderot, vous voyez que sous ceux qui pratiquent un art on range aussi bien les artisans, les horlogers que ceux que nous appelons aujourd’hui les « artistes ». Il y est dit que ces arts, ces métiers diffèrent seulement par le degré d’intelligence qu’ils requièrent. Mais on met tout de même l’artiste sur le même plan que l’artisan. Ces grandes distinctions vont s’effondrer, et deviennent même presque incompréhensible aujourd’hui. Lorsque le Musée des Beaux-arts de Nantes a été rebaptisé il y a quelques années Musée des Arts, on aurait pu légitimement s’attendre à ce qu’il consacre des salles à la médecine ou l’ébénisterie. Mais l’idée même d’arts mécaniques et d’arts libéraux a disparu de la conscience commune côté des arts libéraux.

Le tournant de la révolution industrielle consiste, vous le savez, à considérer plutôt le travail comme une marchandise. Cela n’est possible que par l’effet d’une fiction juridique. Je suis en train de travailler pour vous en ce moment, il faut donc bien que je sois là. Si vous aviez un livre à disposition, vous pourriez le lire sans que je sois là. C’est-à-dire que le travail engage nécessairement la personne et que le sujet et l’objet de la prestation sont indissociables. Ils ne peuvent être dissociés que par l’effet d’une fiction juridique. Au contraire des fictions romanesques, dans lesquelles on peut s’affranchir de la réalité, la fiction juridique a pour objet de maintenir un certain nombre de représentations mentales en contact avec les réalités du monde naturel et social. Le droit romain dit par exemple que l’on ne peut pas adopter quelqu’un qui a moins de 18 ans d’écart d’âge : c’est parce que on veut que le rapport entre l’adoptant et l’adopté soit conforme à ce qu’il serait dans une filiation biologique. Les fictions juridiques sont donc des techniques qui permettent d’accorder une représentation mentale à la réalité, et le travail-marchandise est l’une de ces fictions. Mais ces fictions ne sont tenables, que moyennant le respect de certaines conditions juridiques. Cela a été tout l’objet du droit du travail, parce que si l’on considère totalement le travail comme une marchandise, on les fait travailler les enfants 18 heures par jour, et c’est ce qu’on a commencé par faire au XVIIIe siècle. Le droit du travail s’est donc constitué pour rendre la fiction du travail-marchandise vivable, et pour ce faire le contrat de travail a été conçu comme un échange entre une quantité d’argent et une quantité de temps de travail subordonné. C’est donc un échange de quantités et la loi (ou dans d’autres systèmes juridiques les négociations collectives parce que les règles nationales sont très diverses) est intervenue pour fixer des minimas de salaire et des maximas de temps de travail. Fondamentalement, la justice sociale a été conçue comme ça, comme un certain équilibre dans la répartition entre le prix payé pour le travail et le temps qui y est consacré. Vous remarquerez que dans ce montage (qui est le paradigme de la pensée politique contemporaine en matière de travail), le sens, le contenu du travail (autrement dit l’œuvre) disparaît, n’a aucune place. L’œuvre est d’un bout à l’autre la chose de l’employeur. Le travailleur salarié n’a aucun droit sur son œuvre. Cet effacement du sens et du contenu du travail est aggravé aujourd’hui avec la financiarisation des entreprises, parce que le chef d’entreprise lui-même devient un agent qui doit réagir aux signaux des marchés financiers, de ses actionnaires (c’est là le thème de La gouvernance par les nombres), etc. Son regard n’est pas sur le bas du bulletin de salaire mais sur le bas du bilan. Donc il n’agit plus, il réagit. Dans cette dynamique de la marchandisation du travail, que ce soit celui des salariés ou de leurs dirigeants, la question du sens disparaît à un moment même où la crise écologique et la révolution numérique devraient justement nous obliger à repenser ce que nous faisons, comment nous le faisons et pourquoi nous le faisons.

C’est dans ce contexte que je me suis récemment ré-intéressé aux statuts de la fonction publique. Si l’on s’interroge sur les formes de travail qui ont échappé à cette marchandisation, c’est-à-dire de travaux qui ne sont pas conçus dans le cadre du paradigme marchand, il y en a deux : les professions libérales et la fonction publique. Les professions libérales parce que l’on va considérer qu’un médecin, un architecte, un avocat, doivent être soumis à des règles qui sont exigées par la nature du service qu’il rend. N’importe qui ne peut pas s’établir médecin, il faut déjà prouver qu’on en a la compétence. Et puis il faut, dans l’exercice de cet art (on va continuer à parler d’art médical, cela n’a pas complètement disparu), respecter certaines « règles de l’art » qui gouvernent en principe l’exercice de la profession. De même pour les avocats. Il y a une déontologie propre au métier et le statut du travail est conçu par rapport à cette déontologie. C’est aussi vrai des journalistes, où il y a des dispositions particulières dans le code du travail. Dans le cas de la fonction publique, dans un article assez ancien sur « l’esprit de service public » (rédigé peu après de grandes grèves du secteur public au début des années 1980), j’avais essayé d’établir un contraste entre le salariat et la fonction publique autour de trois éléments : le rapport au temps, le rapport à l’argent et le rapport au pouvoir. Dans le rapport au pouvoir, le contrat de travail introduit un rapport binaire, le salarié est sous l’ordre de son chef, parce que celui-ci le paie. Il est donc entièrement soumis aux ordres de son chef. Dans la fonction publique, le supérieur hiérarchique comme le fonctionnaire sont tous deux soumis à quelque chose qui les dépasse, c’est le service du public. Cela veut dire que ce n’est pas un pouvoir privé mais un pouvoir au service d’une fin qui leur est commune et qui s’impose aux deux. Ce n’est donc pas le même type de rapport au pouvoir, je me permets d’insister sur ce point. Il ne faut pas confondre la domination, sur laquelle s’est focalisée la sociologie et la philosophie politique contemporaine, avec la hiérarchie. Je vous en donne un petit exemple, que je tiens de Philippe d’Iribarne, sociologue dont je vous recommande la lecture, qui a observé beaucoup de négociations industrielles. Il m’avait raconté cette anecdote, probablement au moment des négociations entre Nissan et Renault : comment une délégation de cadres automobile entre dans une salle de réunion ? La délégation française arrive, et l’on ne sait pas ce qui va se passer, c’est-à-dire que le patron peut prier son numéro deux de passer devant lui, ou bien même le patron et ses cadres prieront-ils la secrétaire de passer devant eux. En revanche, quand la délégation japonaise entre, il n’y a aucun doute sur le fait que le numéro un entre en premier, suivi du numéro deux, numéro trois, numéro quatre, sans aucune hésitation. Alors les Français disent aux Japonais : « Regardez, vous n’êtes vraiment pas démocrates, alors que nous… », et les Japonais répondent : « C’est vous qui êtes dans l’arbitraire ; notre numéro un n’a pas le choix, il doit, puisqu’il est numéro un, l’assumer et passer le premier. » C’est un système de hiérarchie, comme ceux étudiés en anthropologie par Louis Dumont, c’est-à-dire un système ordonné à une fin qui est hétéronome aux personnes. Cette fin s’impose à eux tous et donne sens à chaque position. C’est là le sens de la hiérarchie dans le cadre de la fonction publique. Dans un système de domination, c’est tout à fait différent car on peut avoir un chef qui agit uniquement mû par son bon plaisir. Toute une partie de l’objet des lois Auroux par exemple, dans les années 1980, a été de cantonner le bon plaisir de l’employeur, en disant que ce bon plaisir ne l’autorise pas à prendre des mesures discriminatoires, à prendre en considération la religion ou le sexe de ses salariés. Vous voyez donc la différence entre ces deux formes. Pour désigner cette forme de rapport au pouvoir, je signalais l’importance pour les agents les plus modestes de la notion de dignité du service public. Cette notion nous vient du droit médiéval : la dignité désigne la permanence d’une fonction au-delà de la succession des personnes physiques qui l’occupent. La notion se rapporte initialement à la dignité royale, comme l’a très bien montré Kantorowicz. « Le roi est mort, vive le roi », vous connaissez la formule : c’est-à-dire que la personne du roi ne fait qu’incarner à un moment donné une fonction qui est, elle, éternelle. Cela crée une sorte de collège transgénérationnel. Kantorowicz explique comment, à partir de Dante et de Pic de la Mirandole, cette notion de dignité va se démocratiser : on va proclamer dans la Déclaration universelle de 1948 l’égale dignité de tous les êtres humains. L’idée de dignité dans l’exercice du pouvoir renvoie donc (et c’est la seule chose qu’il faut retenir à ce point), à la distinction entre l’homme et la fonction. Vous occupez une fonction, celle-ci vous dépasse et n’est pas votre propriété privée. Cette distinction de l’homme et de la fonction a été une acquisition juridique majeure, qui à mon sens est en train de s’effriter fortement, au profit d’une privatisation des fonctions et de l’effacement du règne impersonnel du droit au profit de lien d’allégeance personnelle.

Deuxième élément de ce triptyque : le rapport à l’argent. Le moteur du marché est le but lucratif. Chacun cherche donc à gagner le plus. C’est l’objet même de la négociation du contrat de travail que l’on a essayé de développer au niveau collectif dans le droit du travail, parce que les rapports d’équilibre des forces étaient plus sûrement établis à ce niveau collectif. La justice, c’est de trouver un prix d’équilibre entre les revendications de salaire des uns et le souci de diminuer le prix du travail des autres. Donc le moteur ici, c’est l’esprit de gain, qui n’est pas un mal en lui-même si c’est dans son ordre de légitimité. Que le but lucratif soit le moteur de l’activité humaine sur un marché, c’est normal. Cela devient problématique si l’on étend le paradigme du marché en dehors de son domaine, si l’on en fait le principe général d’organisation des institutions. C’est ce que fait par exemple la Cour suprême des États-Unis lorsqu’elle définit la démocratie comme un marché des idées. Pourquoi est-ce problématique ? Je suppose que certains d’entre vous sont allés à Bruxelles, où ils ont découvert la somptueuse « Marktplatz ». C’est un lieu où il y a des échanges, mais si l’on regarde les bâtiments autour, il y a le Beffroi (garant public des poids et mesures et de la force obligatoire des contrats — il ne peut y avoir de marché, c’est-à-dire de plan horizontal des échanges sans une référence hétéronome verticale) et la Maison des Corporations (le travail organisé). On voit donc que le marché est une construction institutionnelle. Si vous sortez du Marktplatz de Bruxelles et que vous montez la colline pour aller au Palais de justice, vous n’êtes plus dans le marché. Ou alors il faudrait dire que les juges sont à vendre. Et dans une ville où les juges sont à vendre, il n’y a plus de marché possible pour d’honnêtes marchands. On a donc là des registres de métiers : il y a le travail qui s’effectue sur la place du marché et puis il y a le travail du juge qui, lui, ne peut pas obéir aux mêmes règles. Donc, dans le rapport à l’argent, il y a ceux qui cherchent le gain (c’est le but lucratif), et du côté de la fonction publique, l’argent ne doit pas être un problème. J’avais parlé de la sérénité : il faut que vous en ayez assez pour tenir et vivre dignement en fonction de votre position dans l’appareil d’État. Mais vous savez que vous n’allez pas en principe faire fortune en entrant dans la fonction publique. Si certains d’entre vous espèrent faire fortune dans la fonction publique, je leur conseillerais de se déconnecter tout de suite de cet échange en ligne.

Le dernier élément est la continuité dans le rapport au temps, dans la mesure où ce qui définit un service public est la continuité. Un commerçant peut décider de fermer sa boutique, un autre viendra. En revanche l’État ne peut pas dire qu’il cesse pendant quelque temps de rendre la justice, ou bien annoncer qu’il y aura une année sans police par souci d’économies, ou une année où l’on ferme les hôpitaux ou les écoles. Ce n’est pas possible. Ce qui définit le Service public, c’est la continuité, dans des conditions d’accessibilité égales, comme vous le savez. À cette continuité dans le service rendu correspond une continuité dans la fonction. Il y a un lien entre la qualité de cet emploi continu et la qualité du service rendu. Je vous en donne juste un exemple, une petite anecdote vécue : il se trouve que j’étais à Manhattan le 11 septembre 2001. Je devais aller à Boston et je n’ai pas pu évidemment m’y rendre, étant bloqué à Manhattan. Je lisais bien sûr la presse new-yorkaise, et la question qui a émergé tout de suite après les attentats des Twin Towers fut la suivante : mais comment est-il possible que ces types aient passé les contrôles avec leurs couteaux et leurs armes ? Les journalistes ont fait des enquêtes et l’on s’est aperçu que les contrôleurs de l’aéroport de New-York étaient des gens sous-payés par des entreprises sous-traitantes, parfois des repris de justice rémunérés au lance-pierres et qui, donc, n’avaient pas du tout l’esprit de service public. On faisait mine de les payer et ils faisaient mine de travailler. Vous voyez donc sur un exemple comme celui-là, le lien qui existe entre la qualité du service rendu au public et la qualité de l’emploi. La continuité dans l’emploi est évidemment l’un de ces éléments, à condition de ne pas être conçue comme une rente.

Marie-Françoise Bechtel

Avant de passer la parole aux auditeurs, je vous fais une petite remarque. De ce que vous avez dit de la fonction publique et notamment de la continuité, il résulte l’idée d’une certaine impersonnalité du fonctionnaire par rapport à d’autres, l’artiste par exemple ou le médecin, ou l’universitaire dont vous n’avez pas parlé puisque si, techniquement, l’universitaire est un fonctionnaire dans notre pays, l’immense différence, me semble-t-il, est que l’universitaire reste attaché à une œuvre qui dure après lui. Tandis que le propre du fonctionnaire, et c’est peut-être particulièrement vrai pour le haut fonctionnaire, c’est qu’il s’efface une fois sa tache achevée et, dès l’instant qu’un haut fonctionnaire prend sa retraite, d’une certaine manière, son œuvre n’est plus rien. Il y a toujours, du fait de la continuité, quelqu’un qui va la reprendre. Du jour au lendemain vous n’avez plus la main sur rien et d’autres que vous l’ont, tandis que l’universitaire garde la main sur son œuvre, y compris à partir du moment où il est techniquement à la retraite. Il y a donc quand même, comment dirais-je, des îlots, des différences qui me semblent extrêmement importantes au sein de la fonction publique.

Alain Supiot

C’est tout à fait juste, il y a des différences qui peuvent être liées à la nature des services. Ce que vous dites sur l’impersonnalité a des racines très anciennes. Je pourrais vous parler de la Sublime Porte — les Ottomans étaient tout de même des génies de l’administration ! —, où les hauts dignitaires de la Porte étaient des esclaves, des esclaves jouissant de grands pouvoirs et moyens matériels, mais néanmoins les instruments animés de la volonté du souverain. Ils pouvaient être écartés à tout moment. L’un des effets de ce statut, c’est qu’ils ne sont jamais personnellement responsables vis-à-vis des tiers. L’irresponsabilité fait que le fonctionnaire agit au nom de l’État. Sa responsabilité personnelle ne peut être recherchée que dans des cas de faute intentionnelle, dans des cas exceptionnels. Cela va tout à fait dans le sens de ce que vous dites dans ses deux versants, c’est-à-dire qu’il s’efface mais on ne peut pas aller rechercher sa responsabilité.

Marie-Françoise Bechtel

Il est extrêmement important de faire ce lien entre l’impersonnalité des services de l’État et le fait que l’État ne soit pas un employeur comme un autre, évidemment, puisqu’il est aussi celui qui garantit pour tous les citoyens un certain nombre de constantes de la vie publique, et pas seulement l’employeur de ceux qui vont servir les buts qu’il s’est donnés.

Jean-Baptiste Barféty

Vous avez, cher professeur, décrit le lien du statut du service public avec une relation particulière au travail. On pourrait aussi comparer cette structure avec certains développements contemporains. Tandis que la suppression de l’ENA se poursuit, on assiste à la suppression des corps d’inspection, suppression du corps préfectoral, suppression du corps des diplomates, avec une volonté de continuer cet aplanissement. On a cette impression qu’il faut supprimer toutes ces aspérités, tous ces points d’accroche pour les agents publics qui, finalement, évolueraient dans un grand marché du travail conformément à une certaine image du secteur privé. Quelle est votre réaction par rapport à ces annonces ? Vous disiez qu’on ne peut suspendre le service public, vous donniez l’exemple de la police. Mais je me fais l’avocat du diable et rapporte les paroles d’amis avocats qui déploraient, au moment du confinement, être confinés, ne prendre part à des jugements « en présentiel » tandis que les caissières étaient toujours sur le terrain. On a vu aussi des parlementaires qui ne se réunissaient pas ou très peu alors qu’ils s’étaient réunis en 14-18. Il y a donc pu avoir, un court instant, ce petit infléchissement, où l’on avait l’impression, selon une certaine propagande, que les travailleurs du privé assuraient la survie de notre société pendant que les fonctionnaires se planquaient. Comment réagiriez-vous à cela ?

Alain Supiot

Vos deux questions sont tout à fait liées. Il me semble qu’il s’est passé en France quelque chose qui pourrait être utilement rapproché de l’expérience de l’effondrement de l’Union soviétique. La lecture habituelle de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du système communiste comme une victoire de ce qu’étaient les systèmes politiques démocratiques occidentaux est inexacte. En réalité, nous avons assisté à une hybridation des systèmes, qui a commencé avant la chute du mur de Berlin dans la Chine de Deng Xiaoping. Il y a donc eu des processus d’hybridation de ce qu’était le communisme réel avec le capitalisme, prenant évidemment des formes différentes d’un pays à l’autre. Je pense au cas de la Russie, où l’énorme patrimoine public est passé très vite entre les mains de ceux qu’on a appelés les oligarques, des hauts fonctionnaires qui du jour au lendemain se sont reconvertis en capitalistes très prospères, ayant réussi à capter le meilleur des ressources publiques. A certains égards, le mouvement de démantèlement du secteur public qui s’est opéré à la même époque en France, avec la création d’entreprises qui ont tout de suite été reprises en main par d’anciens hauts fonctionnaires pantouflant, est un processus très parallèle. On a vu, aux plus hauts niveaux de l’État des hauts fonctionnaires cumuler les avantages du public (sécurité, continuité), avec ceux du marché et du privé. Il y a une longue liste de personnages en France qui illustrent cette confusion des genres. Nous avons tous en tête les noms de certains de ces personnages, qui ont coûté très cher au contribuable français, en allant aux États-Unis, pensant avoir l’étoffe de grands capitaines du divertissement ou de la finance spéculative, dont ils étaient en fait dépourvus. Ces errements vis-à-vis de ce qu’était l’esprit du service public se diffusent en cascade. La France a beaucoup de points communs avec le modèle du haut fonctionnaire de la Chine impériale, qui a fasciné dès le XVIIIe siècle. Celui des mandarins qu’on recrutait sur des concours très difficiles (où la part de la culture générale, en particulier de la connaissance des classiques, était sans doute plus grande qu’elle ne l’a jamais été à l’ENA) mais où, en théorie, le plus pauvre des Chinois pouvait accéder aux fonctions les plus élevées. C’était possible en théorie, comme en France aujourd’hui. Dans cette philosophie politique chinoise la fonction publique marche à la vertu. Il faut que la vertu soit au centre pour qu’elle se diffuse à la périphérie. De même au centre du modèle français se trouve le haut fonctionnaire, à la différence du modèle anglais par exemple, dont la figure centrale est le juge. En Allemagne, qui a été le pays du « socialisme de la chaire », le Gelehrte, le savant, a joué un rôle très important dans les meilleurs moments de l’histoire politique. Donc, en France, cette conception de ce que Paul Ardascheff a appelé la « noblesse d’État » (notion que Bourdieu a reprise à son compte sans citer Ardascheff) est une classe qui emprunte à la fois à la noblesse et au Tiers-État et qui se conçoit comme au service de l’intérêt général sur la longue durée. Si elle n’incarne plus la vertu mais, au contraire, la confusion des genres, cette confusion s’installe en cascade à tous les niveaux hiérarchiques. Elle encourage une tendance déjà observable dans la fonction publique et à laquelle les syndicats ont prêté la main en réclamant eux aussi le cumul des avantages du public et du privé, s’engageant ainsi dans ce que le grand syndicaliste Bruno Trentin a nommé une dégénérescence corporative du syndicalisme. C’est vrai en particulier de la grève. Traditionnellement, les fonctionnaires n’avaient pas le droit de grève puisqu’ils devaient assurer la continuité du service. On a alors réclamé les mêmes droits et avantages que dans le privé. Mais à partir du moment où l’on a aligné avec le privé, on a vu ces situations paradoxales que vous décrivez. Il y a déjà bien longtemps, par exemple, quand la radio de service public s’arrêtait et que Europe 1 et Radio Luxembourg assuraient la continuité. Alors le problème c’était d’imaginer des moyens de pression alternatifs à la grève pour les fonctionnaires. Certains ont essayé : à la SNCF, on continuait le travail mais on ne contrôlait plus les billets. Cela a été qualifié de faute professionnelle par le Conseil d’État, qui a donc cassé la possibilité d’imaginer dans le secteur public des moyens d’action collectifs à la fois efficaces et respectueux de la continuité du service. On voit là donc des éléments d’affaiblissement du service public. Cela dit, il y a des secteurs où cette combinaison, comme dans l’hôpital public où les gens font grève en continuant de soigner mais en suspendant leu travail administratif.

En vue de réformes, je pense que c’est ce mélange des genres auquel il faudrait s’attaquer en premier. On ne peut pas aujourd’hui être directeur d’une banque et demain à Bercy. Il y a quelque chose qui corrompt l’esprit de service public dans ces jeux de chaises musicales et de services rendus. Il y aurait bien des choses positives à dire, notamment sur le fait que les conseillers d’État aient la possibilité d’occuper plusieurs places d’administration active puis de revenir à des fonctions de jugement, je trouve cela excellent. Auditionné il y a quelques mois dans le cadre des projets de réforme de la Cour de cassation, j’ai recommandé que les juges judiciaires eux aussi puissent un peu aller se tremper dans le réel.  Mais le pantouflage, ce n’est pas ça ; c’est la pratique de la « revolving door », c’est-à-dire une confusion progressive du privé et du public. Ayant siégé quelques années dans les jurys de l’ENA dans les années 80, j’ai vu se transformer ce qu’on donnait comme modèle de réussite aux jeunes énarques. De l’image du grand commis de l’État, garant de sa continuité et de son impartialité, on est passé à un modèle où l’on devait être aujourd’hui haut-fonctionnaire, demain ministre et après-demain diriger une grande entreprise privée. L’idée qui s’est installée est qu’il y a une science du management qui vaut aussi bien pour le politique, l’administratif que le secteur privé. Sciences Po a suivi cette ligne, et c’est comme ça que l’on est passé de l’administration publique aux « affaires » publiques. Les projets de réformes dont parle Jean-Baptiste vont évidemment dans ce sens d’une confusion complète des genres. Dans la seconde partie de mon livre La gouvernance par les nombres, je faisais l’hypothèse que ce qui allait monter, c’était les liens d’allégeance. À partir du moment où l’on n’est plus dans un système où la position de chacun est libre parce qu’on est tous soumis à la même loi, on passe à un système de liens et c’est l’allégeance qui devient la clé de définition des fonctions de chacun. Je prends donc ces projets de réforme comme autant de manifestations de ce phénomène. Si l’on prend l’exemple de la réforme préfectorale, cela va permettre de nommer des gens en fonction de leur allégeance politique, avec tous les risques que cela peut avoir : la continuité de la fonction assurait auparavant une certaine neutralité de l’État. Face aux alternances, c’est un petit peu comme la quille d’un bateau qui permet d’éviter que l’État ne se renverse d’un côté ou de l’autre.

Marie-Françoise Bechtel

Il faut tout de même dire qu’il est déjà possible de nommer des préfets pour des raisons entièrement politiques et extérieures au corps lui-même. La question c’est d’ouvrir davantage cette possibilité et de faire perdre précisément à cette quille sa densité. Mais gardons le débat sur la haute fonction publique pour la deuxième partie ; je voudrais qu’on revienne sur ce qu’est vraiment le service public globalement. La continuité du service public s’applique aussi au service public « matériel ». Le fonctionnaire est du côté du service public organique, c’est-à-dire que les organes de l’État sont à la disposition des serviteurs dans les conditions que vous avez décrites, qui les distinguent normalement des serviteurs du marché. Mais il y a aussi la continuité du service public lui-même, c’est-à-dire le service public matériel, celui qui est exercé à travers les tâches des fonctionnaires. De ce point de vue, les deux grands principes sacrés (en omettant le troisième, qui est la spécialité et qui nous intéresse moins ici) qui sont, vous le savez tous, la continuité du service public et l’égalité devant le service public, s’appliquent non seulement à la fonction publique elle-même, mais s’appliquent surtout aux tâches qu’elle accomplit, c’est-à-dire à l’objet même pour lequel elle sert. De ce point de vue ce sont des décisions politiques (ou politico-économiques) qui ont largement contribué à défaire tout le secteur du service public. C’est flagrant pour les entreprises publiques, mais aussi pour les très grands services publics que sont les transports aujourd’hui et demain plus encore l’énergie. Donc autour de cela, est-ce qu’il y a quelque chose à reconstruire ? Pardon au professeur Supiot, parce que je déborde de son sujet. Mais on ne peut pas demander aux serviteurs de l’État de respecter à la fois un principe de subordination à l’État employeur (au sens double du terme puisqu’il agit pour la population et qu’il paye ses serviteurs) et d’agir dans l’esprit des principes de continuité et d’égalité de tous devant les services publics, tandis que l’État n’assure pas lui-même (je pense bien sûr aussi aux services publics territoriaux­) un certain nombre de services. Nous sommes là au cœur d’un paradoxe qui est peut-être le pur produit de l’évolution des choses depuis la chute du Mur de Berlin. Quel lien faites-vous entre les grandes décisions qui ont affecté le service public matériel en France (il faut y ajouter bien entendu les règles bruxelloises du tout-concurrence) et la manière dont le service public organique, c’est-à-dire le service public des fonctionnaires au service de l’État et des citoyens, interagissent l’un avec l’autre ? Peut-on demander à des fonctionnaires de continuer à servir des principes qui sont fixés dans un statut, au moment où les grandes décisions politiques, qu’elles soient nationales ou européennes et endossées nationalement, sont des décisions qui fragmentent, dévalorisent ces grands principes de continuité et d’égalité devant le service public ?

Alain Supiot

Si l’on pense au service public matériel, une des choses qui me frappe dans le cadre français est le retard vis-à-vis des évolutions historiques de l’État social. Dans l’invention majeure qu’a été l’État social (la grande invention juridique du XXe siècle, qui a été la réponse démocratique à la crise de l’État s’étant traduite dans d’autre pays par le totalitarisme), chaque pays européen avait apporté sa pierre. Je crois qu’on doit l’invention du droit du travail aux Allemands, avec le socialisme de la chaire dès le début du XXe siècle. On doit vraiment aux Anglais et à Beveridge l’invention de la sécurité sociale moderne. Les Français y ont ajouté quand même l’idée de démocratie sociale, de ne pas mélanger l’État et la sécurité sociale, ce qui est d’ailleurs en train d’être remis en cause. Mais je crois que l’apport propre des Français a été la théorie des services public, que l’on trouve chez Duguit, peaufinée par la suite justement par les juristes du Conseil d’État. On peut aussi constater qu’il y a eu, à certains moments, une avance. Je pense à ces grandes constructions juridiques que sont les établissements publics à caractère industriel et commercial, inventions hybrides entre public et privé devant opérer sur le marché. Cela a par exemple énormément intéressé les Chinois après l’époque Deng, qui y voyaient des technologies juridiques extrêmement intéressantes pour combiner l’imperium de l’État avec l’efficacité marchande. Or, nous avons perdu la conscience de l’efficacité de ces mécanismes au profit de cette « bouillie » que sont les partenariats privé-public qui sont, au fond, des formes de prédation de l’argent public par le privé, je me permets de parler un peu brutalement. Dans la période plus récente, disons depuis les années 1980-90, la France est toujours en retard. Prenez le service public des chemins de fer : le gouvernement de M. Johnson est en train de renationaliser les chemins de fer au moment où la France s’apprête à privatiser ses barrages. On peut donc penser que dans quelques années, ceux-là même qui disaient que le seul rêve des jeunes Français devrait être de devenir millionnaires, s’apercevront que beaucoup ont d’autres rêves et que servir l’utilité commune est quelque chose qui peut donner sens à leur vie. Parce qu’après tout, faire de l’argent c’est encore ne rien faire ; dès lors qu’on a la sérénité dans le rapport à l’argent, la vie prend un autre sens, si l’on est par exemple affecté à une mission d’utilité commune. Je cite souvent une très belle formule de la déclaration de Philadelphie de 1944, disant qu’un régime de travail réellement humain doit donner à toute personne l’opportunité de montrer son savoir-faire et ses connaissances dans une activité qui répond à une utilité commune. Je pense que beaucoup de gens sont animés par ça, c’est le type de régime de travail qu’il faut développer. Mais cela suppose certainement de remettre en cause à la fois la logique des contrats de travail en droit privé, et aussi de la fonction publique. On ne peut plus la penser simplement comme une ligne de commandement ayant affaire à des invertébrés. La révolution numérique fait qu’il faut maintenant moins penser en termes de pouvoir que d’autorité. L’autorité, c’est ce qui légitime l’initiative et l’action. Je crois que c’est un problème commun au travail dans la fonction publique et dans le secteur privé que de passer à ces logiques d’autorité.

Sur l’affaiblissement, le grignotage permanent de la mission de service public au sens substantiel, l’exemple le plus net, me semble-t-il, en est le secteur de la santé. Je pourrais citer la recherche aussi. Sanofi a quand même grugé la sécurité sociale en faisant campagne contre les génériques. On ne parle jamais de Sanofi quand on parle de fraude à la sécurité sociale, mais l’autorité de la concurrence les avait condamnés. Tout cela s’est passé très discrètement, sans que les médias n’en parlent. Sur le cas du secteur de la santé, Didier Tabuteau (exemple même d’un haut fonctionnaire courageux qui se sert de son cerveau, et qui préside maintenant la section sociale du Conseil d’État) explique que face à la forte réaction populaire aux tentatives de privatisation en bloc des années 90 (visant à permettre aux entreprises de rentrer sur ce qui deviendrait un marché de la santé en compétition avec la sécurité sociale), on est passé à « la technique du salami ». C’est-à-dire que l’on privatise en fines tranches, de façon à ce que ce soit comestible par la population. Ces tendances à la privatisation sont donc absolument partout. Dans le domaine de la recherche, le crédit impôt recherche en est un exemple très parlant. Sur l’efficacité comparée et selon les chiffres de Didier Tabuteau, si je m’en tiens à cet exemple de la santé, le coût de fonctionnement de la sécurité sociale c’est à peu près 5%. C’est-à-dire que sur 100 euros prélevés, elle en redistribue 95. Le coût du secteur de l’assurance de fonctionnement, c’est entre 20 et 30% : on prélève 100, on redistribue entre 70 et 80% aux assurés. L’efficacité est donc indiscutablement du côté du service public. Si l’on prend l’exemple de Denis Kessler, ses rémunérations ont augmenté de façon énorme, et même ses actionnaires se sont inquiétés de son appétit en matière de rémunération. Il ne faut pas être naïf, il y a des intérêts derrière ce déplacement. Le marché de la santé fait saliver, il faut se rendre compte du nombre de milliards en jeu. Sa privatisation fait l’objet d’un lobbying intense. On entre ici dans la question de la capacité des forces politiques à arrêter un pouvoir économique qui, à beaucoup d’égards, va devenir plus puissant que le pouvoir politique, ce qui est une menace pour la démocratie.

Marie-Françoise Bechtel

Vous avez dit deux choses qui m’ont beaucoup frappée à propos du modèle chinois et du modèle britannique. J’ai fait beaucoup de coopération quand j’étais à la tête de l’ENA avec ces deux pays, et tout particulièrement la Chine qui était en pleine mutation, comme vous le savez. Les hauts fonctionnaires chinois arrivaient en disant qu’ils appréciaient notre recherche de la bonne équation entre le public et le privé. C’est exactement ce que vous disiez tout à l’heure. Ils ajoutaient que nous avions historiquement une conception très proche de l’État. Ils étaient certainement très polis, très diplomates, peut-être disaient-ils d’autres choses tout aussi valorisantes dans les autres pays qu’ils visitaient. Mais c’était là le discours qu’ils tenaient en France. Quant aux Britanniques, nous avons été en réalité les victimes collatérales du fameux New Public Management, directement issu de la théorie du public choice que l’Angleterre a développé dans les années 1990, avec l’art qui lui est habituel. Je l’ai connu à l’ONU, où j’appartenais au comité d’experts en administration publique au tournant des années 2000. On ne me parlait que de NPM. La France avait été d’ailleurs influencée auparavant par le modèle japonais : dans les années 1980, on ne parlait que des cercles de qualité dans l’administration française, notamment avec le budget global (qui était plutôt une bonne idée). On a complètement oublié cela et dix ans après, on s’est mis sur le modèle britannique, de la manière la plus maladroite possible. Il me semble qu’il y a dans ce modèle des idées de bon sens, à l’exemple de l’évaluation. Dans la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen figure d’ailleurs le fait que l’administration doit rendre des comptes aux citoyens. Donc, la fameuse accountability qu’on nous répète à longueur de séminaire depuis les années 1990 devrait normalement gouverner la haute fonction publique française. C’est une idée qui ne devrait pas nous être étrangère. Toujours est-il qu’on s’est mis très tard au New Public Management, à l’image de la réforme de Sciences Po au tournant des années 2000. Nous nous sommes trouvés dans une sorte de tout management, au moment où les services publics organiques, comme je le disais tout à l’heure, tendaient à s’effondrer. Vous avez pris l’exemple de la santé mais on pourrait prendre celui de l’énergie et des transports également. Au moment où tout cela se passait, d’une manière concomitante, l’administration française s’est retrouvée comme étouffée dans ce corsetage du New Public Management. Désormais, les grands choix publics sont considérés comme échappant à l’État et ne relevant plus du service public. Il s’agit désormais de « manager », dans une relation entre le public et le privé qui n’a cessé d’être arbitrée au profit du privé tout au long des années que j’ai pu suivre activement, c’est-à-dire pendant vingt à trente ans. Voilà, me semble-t-il, tous les phénomènes qui se sont produits d’une manière concomitante. Vous disiez que la France est toujours en retard d’un modèle, c’est vrai. Je voudrais également que l’on dise un mot du statut de la fonction publique et du sens qu’a ce statut, et éventuellement de son avenir. Mais je vais maintenant laisser la parole aux auditeurs.

Benjamin

Merci pour vos propos, Monsieur Supiot. Je vais peut-être me faire l’avocat du diable sur cette union entre statuts et qualités du service public et je vais me baser un petit peu sur mon expérience personnelle. Il se trouve que ma compagne est australienne et qu’on a beaucoup eu affaire aux services publics en Australie et aux services publics en France. Je dois avouer que j’ai quand même beaucoup changé d’avis ces dernières années sur ce qu’est le service public en France, ou un certain type de service public. La comparaison entre la France et l’Australie n’est pas très flatteuse pour la France. En termes de services rendus au public, d’attention aux administrés, mais aussi vis-à-vis de l’idée de rendre compte, de chercher à régler les problèmes du citoyen, on remarque une espèce d’abysse entre la France, d’un côté, qui parle beaucoup du statut et de l’importance de la qualité du service public, et l’Australie, de l’autre, qui n’en parle pas mais qui l’applique. Sa conception du service public est moins idéologique, on y trouve moins de substance, mais celui-ci est particulièrement efficace, règle les problèmes assez concrets de la vie de tous les jours des citoyens. Il s’agit peut-être juste d’une simple expérience, mais en ayant eu affaire à de nombreuses administrations locales et centrales pour des problématiques particulièrement diverses, on a l’impression d’avoir en face de soi un service public qui ne cherche que de façon très indirecte à servir le citoyen. J’ai l’impression qu’on a parfois tendance à perdre cette idée de rendre compte au citoyen. Si je peux prendre un autre exemple, comme l’hôpital, qu’est-ce qui différencie en termes de reconnaissance une aide-soignante qui se tue tous les jours à l’hôpital à faire son travail et une aide-soignante qui n’a strictement rien à faire de ses patients par exemple ? Il y a cette problématique-là aussi en maison de retraite. Rien du tout, puisque l’aide-soignante qui fait extrêmement bien son travail n’aura aucune forme de reconnaissance supplémentaire par rapport à l’aide-soignante qui le fait assez mal. Elles sont toutes les deux sous statut. Le statut protège l’agent public, mais est-ce qu’il est toujours un gage de qualité pour le citoyen ? Je m’interroge un petit peu et j’aurais voulu savoir ce que vous en pensiez.

Alain Supiot

            Que les services publics en France fonctionnent souvent de façon défectueuse, je vous en donne acte très volontiers. Il y a beaucoup de facteurs. Certainement d’abord le fait qu’il y a la paupérisation d’un certain nombre d’entre eux. On crie haro sur les juges en ce moment mais la justice française est dans un état de misère incroyable. Il est évident que le service n’est donc pas rendu. Si l’on veut avoir des bons services publics il faut quand même qu’ils aient les moyens de fonctionner. Un autre facteur que j’ai évoqué tout à l’heure est le changement de culture, le « brouillage » qui a pu saisir certains qui sont en haut de l’échelle hiérarchique. Je vais prendre l’exemple, pour ne pas m’exempter, des universités. Dans les facultés de droit, vous avez maintenant énormément de professeurs dont l’activité de consultation est la source principale de revenus. Les étudiants sont donc pour eux ce que la vache publique était au paysan soviétique qui avait le droit d’avoir une vache privée. C’est celle-là qui avait droit à tous ses soins et ses câlins, et la vache publique était maigre comme tout. Vous avez donc des étudiants qui n’arrivent pas à voir leurs profs, des profs qui ne suivent pas leurs thésards. Le service public fonctionne souvent grâce à un certain nombre d’agents qui continuent d’être animés par le service public. Si je continue sur l’exemple de l’université, vous avez des agents très peu gradés qui sont payés extrêmement peu et qui font, dans la région parisienne, des trajets incroyables. Ce sont eux qui font tourner la boutique, dans un contexte où l’on ne sent plus ceux qui sont à des positions plus élevées vraiment animés par l’esprit de service public. Je sens bien que cela ne répond pas complètement à votre question. Ce que j’ai dit tout à l’heure sur le cadre général n’interdit pas des interrogations sur les évolutions à venir. J’avais présidé un conseil national sur les sciences humaines il y a une vingtaine d’années, à l’époque où Claude Allègre était ministre. Une de nos préconisations était d’introduire du contrat dans le statut. Pour le privé, ce qui s’est passé dans le droit du travail, c’est qu’on a logé du statut dans le contrat pour cantonner la fiction de la marchandise. Le contrat de travail est le contrat dans lequel il y a un statut impératif, c’est pour ça que pour les nouveaux serfs que sont les travailleurs des plates-formes, le gouvernement s’acharne à vouloir en faire une catégorie en-dessous du salariat. Il me semble que dans la fonction publique, l’introduction du contrat dans le statut peut être une voie à réfléchir, dans les logiques de passage de pouvoir à autorité et de renforcement de la capacité d’expression du savoir-faire et de l’intelligence propre des agents. Évidemment, devoir rendre compte va de soi, mais avec le New Public Management évoqué tout à l’heure par Marie-Françoise Bechtel, on rend compte en satisfaisant un certain nombre d’indicateurs chiffrés. C’est donc la gouvernance par les nombres. Je vous donne un exemple caricatural que je dois à un ami malien, qui était anciennement ministre. Il m’a expliqué l’introduction de ces techniques dans l’administration malienne, parce qu’ils y ont bien entendu eu droit aussi. C’est d’ailleurs inscrit dans la conditionnalité des aides. On leur a dit qu’il fallait mettre des batteries de critères d’efficacité dans la fonction publique. Un des critères qui avait été imaginé était le nombre de sonneries d’un téléphone avant que quelqu’un décroche. Si c’est très rapide, c’est un bon facteur. Ils ont découvert que dans certains bureaux, des gens avaient imaginé des petits systèmes où dès que ça sonnait, un mécanisme s’occupait de raccrocher. Officiellement, cela a donc décroché, mais le fonctionnaire est donc injoignable. Il y a donc des effets pervers à tous ces indicateurs, que je vois d’ailleurs se déployer dans la recherche française. Quand on connaît le système et ses modes d’évaluation, on n’est pas surpris du naufrage sur les vaccins. Les premiers critères d’évaluation, ce sont désormais les capacités de fundrising et les indicateurs chiffrés de bibliométrie, qui vous évitent d’avoir à lire ce qu’ont écrit les gens finalement. Il n’y a plus à s’interroger sur ce qu’ils ont produit, c’est formidable. Donc, je crois que la LOLF, qui a été votée à l’unanimité au début des années 2000, et qui introduisait ce New Public Management (décliné dans toute une quantité de plans à l’époque), a consisté à traiter le vivant sur un modèle mécanique par des indicateurs chiffrés. Mais le travail humain ne peut pas marcher comme ça. Je pense donc que les cas que vous évoquez seraient très intéressants pour avoir une réflexion collective sur les moyens de créer une vraie responsabilité et des vraies motivations. Il ne s’agit pas de mettre ça sous le boisseau. Mais les arguments que vous employez sont ceux qui ont été employés pour dire qu’il valait mieux s’en remettre au marché. C’est un grand classique : on commence par supprimer, réduire les crédits, ça fonctionne donc de moins en moins bien. On constate que ça ne marche pas, et on en vient logiquement à penser que les entreprises privées feront mieux. Il faut donc se méfier de ça aussi quand même. Voilà quelques éléments de réponse. Mais vous avez raison, il faut toujours s’interroger sur la façon dont ça fonctionne dans les autres pays, mais en gardant en tête, ça je tiens à le dire quand même, que les modèles étrangers doivent nous donner à penser notre propre modèle. Penser qu’on va les importer, ça ne marche pas. Il y a aujourd’hui une façon de faire du droit comparé dans la sphère politique qui me fait penser à la façon dont Frankenstein faisait de la chirurgie. On pense qu’on va faire la France avec des muscles allemands, une calculatrice anglaise, une élégance italienne… non, ça ne marche pas comme ça. Sur le temps long, il y a un modèle politique et social français, qui peut s’enrichir, s’enkyster, se pourrir, se durcir… Il peut se revitaliser et les échanges avec les autres systèmes sont très précieux mais à condition de savoir d’où on vient. Ce sont des discussions que j’ai souvent avec un ami et collègue économiste du Collège de France et qui rêve que nous devenions tous Suédois. Enfin, il en rêvait il y a six ans, et la dernière fois que j’ai discuté avec lui c’était devenu les Danois. Il est clair que les Français ne sont pas des Danois, que les Grecs ne sont pas des Allemands et que si on veut traiter les Grecs comme des Allemands on va à des catastrophes. De même les Allemands ne deviendront pas Français, j’ai vécu en Allemagne et je peux vous dire il n’y a aucune chance, ou aucun risque, pour eux. Donc, dans la réflexion que vous pouvez avoir sur la façon de faire évoluer et de transformer les choses, il faut une profondeur historique, une connaissance de ce qui spécifie une société. Penser que les sociétés ne sont pas diverses et n’existent pas, ça c’est la foi commune de Deleuze et de Mme Thatcher quand elle disait : « Il n’y a que des individus, il n’y a pas de société. »

Marie-Françoise Bechtel  

Heureusement que vous délivrez ce message, Professeur, et j’aimerais, si je puis donner un conseil, que l’ensemble de nos auditeurs l’intègrent bien. Il faut toujours avoir la dimension culturelle et historique présente à l’esprit, aussi bien pour se comparer (parce que nous avons à apprendre par rapport à notre propre culture, comme montré par l’exemple australien) que pour se confronter à ce que nous pouvons devenir sur la base de ce que nous sommes, où tout n’est pas non plus raté. Il est très important que vous gardiez ça à l’esprit. Un mot sur le management et sur le contrat : mettre du contrat dans le statut, pourquoi pas. Mais ne pensez-vous pas que le meilleur contrat, c’est celui qui est passé (d’une manière qui n’est pas juridique d’ailleurs) entre le responsable de service (quelle que soit la taille de ce service) et l’ensemble des agents qu’il a sous sa responsabilité ? Je suis entièrement convaincue que le service marche, y compris vis-à-vis de l’usager, lorsque d’en haut on estime qu’il doit marcher et que pour cela on adopte des moyens, y compris humains, y compris de dialogue interne au service, pour que le service marche. C’est une responsabilité éminente. J’ai vu dans ma vie beaucoup de services, d’administrations centrales, ou même au Conseil d’État, fonctionner ainsi, ça marche par la tête. Lorsque la tête veut que les agents soient impliqués, soient motivés, soient formés bien entendu et se comportent de la manière la plus utile au service public vis-à-vis de l’extérieur, dans ces cas-là, ça marche. C’est lorsque celui qui est à la tête du service ne s’y intéresse pas que ça ne marche pas. Pour ma part, c’est un peu comme ça que je vois le contrat, je le vois passé entre le chef du service et les agents.

Alain Supiot

Oui, tout à fait d’accord, je parlais de contrat au sens de la convention du droit romain qui n’est pas un contrat juridique.

Joséphine

Merci beaucoup, c’est passionnant. Je m’interroge sur le lien que vous pouvez faire entre, d’un côté, ce que vous qualifiez de gouvernance par les nombres, d’utilisation d’indicateurs plutôt importés du privé dans la fonction publique, a priori très impersonnels, et, de l’autre côté, ce dont vous parliez sur le pantouflage, le copinage, etc. Comment est-ce que vous expliquez la coïncidence entre ces deux logiques, voire leur renforcement mutuel, alors que ces deux logiques qui pourraient pourtant sembler assez opposées ?

Alain Supiot

La gouvernance par les nombres, ce n’est pas seulement l’emploi d’indicateurs chiffrés, c’en est un des aspects seulement. Foucault a mis le doigt sur une transformation profonde, réelle, des modes de gouvernementalité à partir du XIXe siècle aboutissant à ce qu’il a nommé une « société de normalisation ». Là où il se trompe, me semble-t-il, c’est sur le concept de biopouvoir lui-même. Ce qui se passe à ce moment-là c’est le passage d’un règne du Droit à l’ambition d’une gestion scientifique de la société. Renan parlait de la légitime ambition de gouverner scientifiquement la société. Il y a l’idée qu’on va gérer la société par la mathématique. Le monde social devient un objet posé devant vous, dont vous allez pouvoir comprendre les lois comme on peut le faire sur des objets physiques, et que vous allez gouverner de cette façon. C’est-à-dire quand vous aurez compris les lois internes de fonctionnement, vous allez pouvoir l’orienter dans la direction que vous souhaitez. Ce schéma est devenu un schéma politique dans le cadre de l’imaginaire cybernétique et numérique. On s’est dit que l’on pouvait programmer un être humain de la même façon que l’on peut programmer une machine, et que le cerveau humain était la même chose qu’un ordinateur. C’est une absurdité, mais l’imaginaire est comme ça. On rabat donc l’humain sur la machine, c’est ce mécanisme que l’on va mettre en œuvre. Comment le fait-on ? On le fait sur le modèle cybernétique : je fixe un objectif au programme, le programme agit, j’ai ensuite une évaluation quantifiée puis j’ai une rétroaction pour s’ajuster aux variations de l’environnement. C’est le fonctionnement de base de la cybernétique. En termes de forme de direction, cela s’exprime ainsi : je te donne une mission, je vais évaluer l’exécution de ta mission à travers une batterie d’objectifs et on va ensuite rétroagir en fonction de ta performance. Ce schéma est exactement celui de ce qu’on appelait la tenure-service en droit médiéval. On donne par exemple un bien à l’exploitant censitaire, qui va en avoir une utilisation, le faire fructifier sans être subordonné. Puis, il va y avoir un bénéfice bien entendu pour celui qui lui a concédé le bien. Ce schéma médiéval était celui du servage par exemple. Vous avez le serf qui est attaché à sa terre, qui peut la cultiver comme il le souhaite, mais qui doit rapporter des redevances. C’est là le schéma du travailleur des plateformes, c’est un « en-deça de l’emploi », un retour à des formes de servage. Vous voyez donc le lien qui existe entre ce qui se présente comme un pilotage (dans le cas des travailleurs sur plateforme c’est réellement un pilotage par des chiffres, par l’algorithme) et des vieilles structures, qu’on peut identifier juridiquement, qui étaient les structures d’allégeance aux personnes. On peut d’ailleurs faire le pari qu’avec la « fonctionnalisation » des préfets, on va aussi avoir des batteries d’indicateurs pour évaluer les performances des hauts fonctionnaires, etc. À ce moment-là, au lieu d’essayer de remplir au mieux sa tâche, le but devient de remplir l’indicateur. Il y a un déplacement de la mission, comme dans le cas de mes braves fonctionnaires maliens qui se mettent à trafiquer le téléphone. Cela donne aussi Volkswagen et ses objectifs intenables en matière de coût et d’environnement qui incitent les ingénieurs à la fraude. En somme, ça ouvre la voie à la fraude. Sans entrer trop longuement dans ce sujet, j’aimerais vous faire sentir en quoi la gouvernance par les nombres conduit à l’allégeance, parce que quand vous n’avez plus de loi commune devant être respectée par tous, la base de la sécurité est de trouver la protection de plus fort que soi et de pouvoir avoir le soutien de moins fort que soi. On voit cela aussi bien chez les gamins qui font le guet dans les banlieues pour le trafic de drogue que dans les chaînes de sous-traitance, où l’entreprise sous-traitante fait allégeance à un donneur d’ordres, en essayant éventuellement même de travailler pour un autre, parce que mieux vaut avoir deux maîtres. Le droit médiéval connaissait cela, on pouvait avoir plusieurs suzerains, et on avait un hommage lige en cas de conflit entre eux pour savoir lequel aurait la priorité sur l’autre. Ce schéma, vous le trouvez absolument partout, dans la vie politique, dans l’organisation économique, et au plan individuel parce que c’est une suite inévitable de l’affaissement du règne d’une loi commune à tous.

Morgane

Merci pour votre intervention et particulièrement pour ce dernier développement, très intéressant. Je rebondis sur la question du service public australien, des comparaisons culturelles, et aussi de certains éléments évoqués par Marie-Françoise sur le périmètre de marché des industries, notamment de l’énergie, des transports, ou des réseaux. On a beaucoup parlé du choix français de coller à une certaine culture du service public, ou de la questionner. Parler de ces industries me mène à évoquer le fait que ces choix relèvent aussi d’une mutation réellement européenne, et non pas uniquement de choix français. Considérant les directives européennes et leur impact sur le périmètre du marché vis-à-vis de celui du service public, a-t-on vraiment le choix et la maîtrise de ce que celui-ci devient ? Cela m’amène à soulever un dernier point : sort aujourd’hui le nouveau livre de Gaël Giraud, que vous préfacez me semble-t-il. On parle d’y « remettre l’économie à sa place » afin de sortir des seuls objectifs de maîtrise d’instruments économiques, et de se doter d’un projet de société un peu plus souhaitable. Je voulais vous demander quelques mots sur le contenu de votre préface.

Alain Supiot

L’économisme est quelque chose dont il faudrait se défaire. Il faut lire le grand livre de l’historien et économiste Karl Polanyi, La grande transformation. Il assiste à la montée des fascismes dans les années 30, et en fait une analyse qui est d’une grande actualité. Il écrit que le libéralisme, le capitalisme, c’est-à-dire l’idée que le gain est le moteur de l’action humaine, a produit des effets aussi violents que les plus violentes des révolutions religieuses. Ça touche à des questions de foi, de croyances profondes. L’Union européenne est devenue l’un des haut-lieu de ce dogmatisme. Cela n’était d’ailleurs pas dit au départ dans les traités, il y avait une place pour les services publics. Progressivement, on est passé à l’idée d’un ordre spontané du marché, qui est lié à l’imaginaire cybernétique. Je vous recommande aussi à ce sujet un livre qui vient de paraître, de Pablo Jensen, intitulé Deep earnings. Jansen, qui est physicien, y montre que les premiers concepteurs de l’intelligence artificielle se sont inspirés de la lecture de Hayek. C’est un petit livre extrêmement intéressant. L’idée est qu’il y a un ordre spontané, à partir des Big Data. Chaque individu servirait cet ordre, qui n’a été écrit par personne. C’est là le cœur de l’idéologie économique qui anime l’Union européenne. Je fais un petit écart en mentionnant la Chine : si l’on veut comprendre ce qu’il s’y passe, il faut faire de l’histoire longue, et ce n’est pas du tout le confucianisme qui nous éclaire mais le taoïsme. La Chine impériale est née d’une fusion du confucianisme avec ce qu’on appelait les légistes, trois siècles avant notre ère. Vous allez me dire, « où est-ce qu’il nous emmène » ! Les légistes avaient une anthropologie extrêmement semblable à celle des libéraux qui, au XVIIIe siècle, ont commencé à dire que le seul moteur de l’action humaine était, au fond, l’égoïsme, et que les vices privés feraient la vertu publique. Celui qui a porté cela à l’incandescence est le marquis de Sade. Il écrit deux livres qui s’appellent Juliette ou les prospérités du vice et Justine ou les malheurs de la vertu. Lui avait compris où ça nous conduisait. Les légistes chinois avaient développé quant à eux une théorie dite « des deux manipules ». Il n’y aurait que deux leviers qui fassent bouger les êtres humains : la peur et la convoitise. Le souverain doit donc savoir jouer de ces deux manipules. L’anthropologie est donc très semblable. La différence est que pour les Chinois, si on laisse la cupidité et la peur livrées à elles-même, on va à la catastrophe. Il faut qu’il y ait un prince puissant et même très autoritaire qui gouverne ces deux instincts fondamentaux dans les moindres aspects de la vie humaine. C’est ce que fait la Chine actuellement. On retrouve dans leur conception du rapport au marché cette réduction de l’être humain à un être mû uniquement par la convoitise et la peur. Néanmoins, eux ont toujours pensé qu’il fallait un État fort pour canaliser ces forces.

Que penser de cette anthropologie ? Elle n’est pas entièrement fausse, ce serait faire preuve d’angélisme que de nier ces moteurs de l’action humaine. Mais elle est aussi singulièrement réductrice. Je vais vous citer un autre auteur, que j’aime beaucoup parce qu’il a un humour formidable. C’est Chesterton, qui écrit : « Il n’y a que les vaches qui soient de parfaites économistes, parce qu’elles ne songent qu’à brouter. » Il dit aussi qu’elles attendent encore leur premier Homère et leur premier Virgile. La dimension économique est évidemment importante, indiscutable, mais réduire l’être humain à cela, c’est oublier que certains êtres humains par exemple sont prêts à mourir pour des idées, pour le meilleur et pour le pire. Ça peut être Jean Moulin, ça peut être le terroriste du Bataclan. Oublier que pour un être humain, il peut y avoir des choses qui ont plus de prix que n’importe quel prix et qui peuvent le conduire à tuer ou à se sacrifier, c’est passer à côté de ce qui spécifie aussi l’être humain. Lorsque l’on devient administrateur ou politique, il est préférable de ne pas négliger cette dimension, faute de quoi elle vous revient à la figure. On a aujourd’hui l’impression, pour l’Europe, que cette dimension lui revient aussi puissamment à la figure. C’est la raison pour laquelle il faut prendre ses distances avec l’économisme le plus plat qui nous gouverne, me semble-t-il, sans sombrer pour autant dans l’angélisme.

Marie-Françoise Bechtel

Vous avez même donné une belle leçon de morale pour les futurs hauts fonctionnaires que certains de nos auditeurs eux peuvent devenir.

Victor

Bonjour. J’aurais aimé avoir votre avis sur l’importation récente dans les discours sur la transformation du service public français, du concept d’État-plateforme. Au regard de vos travaux sur la gouvernance par les nombres, je pense que vous avez certainement des choses très intéressantes à nous dire là-dessus.

Alain Supiot

Je découvre cette notion dans votre bouche. Je n’avais pas entendu parler d’État-plateforme jusqu’à présent. Je suppose que c’est l’idée de mettre en œuvre les technologies numériques pour que ce soit l’État qui rende des services, un peu sur le modèle de ce qui se fait pour Amazon, etc. ?

Victor

Oui c’est ça. Cela consiste en la mise à disposition, à la fois auprès de la société civile et des institutions privées, d’un ensemble de services par le biais de l’État. Donc l’État est simplement la plateforme de transition entre les deux.

Alain Supiot

Je comprends. Je retiens le mot « plat » là-dedans. C’est plat, de même que l’expérience soviétique c’était la planification, c’est-à-dire que tous ces schémas sont des schémas binaires qui dessinent un monde plat. C’est le cas aussi du marché tel que le voient la plupart des économistes qui oublient cette dimension verticale que j’évoquais tout à l’heure. Si l’on veut réfléchir au fonctionnement des sociétés (en revenant à l’anthropologie de base), il faut comprendre que les systèmes institutionnels sont toujours des systèmes ternaires. Il y a vous et moi, et nous pouvons parler parce que nous nous référons tous les deux à un système de sens qui est le français. Le dialogue est toujours un rapport ternaire, et la langue est la première des institutions. Les rapports entre les êtres humains ont toujours cette dimension ternaire, et l’économisme oublie cela. Je me rappelle avoir été invité dans la Russie à peine sortie du communisme, à expliquer à des économistes de l’Académie des Sciences ce qu’était un contrat de travail. Je m’étais dit que c’était très facile, mais au bout de dix minutes j’avais compris que c’était en fait impossible. Eux me répondaient que si l’on mettait Ivan, tout petit et malingre, et Igor, grand et costaud, dans une salle, le résultat de leur discussion serait la loi du bâton. Ils n’avaient pas en Russie post-soviétique la culture du contrat comme structure ternaire, c’est-à-dire avec l’obligation de la parole donnée, pacta sunt servanda. On a donc envoyé des charters de conseillers économiques vendre le marché dans un pays qui n’avait pas la culture du contrat, ce qui ne pouvait engendrer que la mafia, puis le retour à une verticalité poutinienne. Il y a une logique de l’histoire. Cette notion me paraît donc assez révélatrice de cet imaginaire qui pense qu’on pourrait faire l’économie de cette troisième dimension qui est propre aux institutions, de la ternarité, du principe du tiers. Il y a un autre exemple qui est l’engouement pour la blockchain : on dit il n’y a pas besoin de tiers de confiance, et que l’on va réussir à faire un monde plat. Ce monde plat serait invivable. Vous trouverez facilement sur internet un petit conte philosophique de Edwin Abbott intitulé Flatland. Abbott était un mathématicien contemporain de l’auteur d’Alice au pays des merveilles, fin XIXe. Il imagine dans ce conte un monde en deux dimensions peuplé de créatures qui sont des formes géométriques sans aucune épaisseur, mais organisées en castes depuis les brahmanes proches du cercle, jusqu’aux parallélépipèdes irréguliers en passant par les carrés et les triangles. C’est assez oppressant. Ils ne peuvent se reconnaître qu’en s’approchant les uns des autres pour mesurer leurs angles. C’est par la quantification qu’on arrive à s’identifier, tout être est réduit à un certain nombre de chiffres. Nous sommes un peu sur cette pente d’un monde plat, mais elle va se traduire par des retours violents à des formes brutales de verticalité (je parlais tout à l’heure des fondamentalismes, de choses de ce genre).

Olivier

Bonjour. Je voudrais d’abord vous remercier, Monsieur Supiot, pour votre intervention et vos propos qui sont toujours très inspirants. C’est un bonheur de vous écouter. Je voudrais simplement revenir sur la question de la Fonction publique, notamment ce que vous disiez après votre anecdote sur le 11 septembre. Vous disiez que la continuité de l’emploi est un élément de garantie et de qualité du service public à condition qu’il n’y ait pas de rente. Je voudrais que vous précisiez un peu ce que vous entendez par ce risque de rente et, par ailleurs, avoir votre avis sur l’argument qui a beaucoup été mis en avant pour justifier un pan de la réforme de l’ENA consistant à ne plus ouvrir les grands corps à la sortie d’ENA. Les personnes qui sont sorties dans ces grands corps ont même été qualifiés de rentiers par le gouvernement. Je voudrais savoir ce que vous pensez de cette utilisation du terme de rente et si elle justifie et légitime la réforme qui a été engagée ?

Alain Supiot

Sur le premier aspect, le lien entre qualité du service et qualité de l’emploi. Ce n’est évidemment pas un lien mécanique, mais il ne fait pas de doute que la qualité de l’emploi est une première condition préalable à la qualité du service. C’est nécessaire, ce n’est pas suffisant. Il y faut en plus ce que le vieil Émile Durkheim appelait la morale professionnelle (mais le mot « morale » est maintenant considéré comme un gros mot, alors disons une éthique). Cela passe donc aussi par une éducation, qui ne soit pas que l’affaire de l’école, mais aussi celle des structures familiales. Dans un système où l’on dit aujourd’hui qu’il faut pouvoir travailler 24 heures sur 24, la « flexibilité » pèse principalement sur les femmes des classes populaires, qui sont de plus en plus souvent des mères isolées, à qui l’on reproche ensuite d’avoir des enfants mal élevés. Vous en trouverez une illustration particulièrement dramatique dans le documentaire de Michael Moore, Bowling for Colombine. Mais comment pourraient-ils ne pas être mal éduqués ? Il y a un lien étroit entre la déréglementation des marchés du travail et ces faillites éducatives, dont certains amis avocats me donnent des témoignages glaçants. Certains jeunes arrivent à l’adolescence sans avoir acquis le sens de la culpabilité. Les questions éducatives sont donc centrales et elles ne sont pas limitées à l’Éducation nationale. Le cadre juridique et des conditions convenables d’exercice de la mission d’un fonctionnaire ne suffiront pas s’il n’a pas eu l’éducation et la formation adaptées, nous sommes d’accord là-dessus.

Quant à votre seconde question, l’idée de rente ne me paraît pas très pertinente pour parler de quelqu’un qui, a priori, embrasse une carrière où il ne va pas faire fortune alors qu’il a un niveau d’études qui lui permettrait sur le marché d’avoir des revenus beaucoup plus élevés. Ce sont des formes de perversion politique dans l’emploi de la langue, je crois que ce n’est pas approprié. Nous sommes pris dans une sorte de dilemme où il faudrait trouver une issue entre ceux qui veulent protéger à tout prix le statut de la Fonction publique, comme un monument historique, et ceux qui veulent passer au tout marché. Il faudrait sortir de ce faux dilemme. La Fonction publique est à la France ce qu’est la colonne vertébrale à nos organismes. Mais si l’on devient rhumatisant, il faut penser à faire un peu de sport, il faut se remuer. Il ne faut pas hésiter à avoir un retour réflexif sur les catégories d’organisation, mais c’est souvent en s’appuyant sur le meilleur d’une tradition qu’on peut tracer les voies de l’avenir. En tout cas, ce n’est pas en l’ignorant. Je vous avoue n’avoir aucune idée sur le fait de savoir si c’est une bonne ou une mauvaise idée de permettre, dès la sortie du concours, l’accès au Conseil d’État. On voit les inconvénients de supprimer un tel accès car cela permet d’y trouver des jeunes. On voit aussi que l’idée de devoir faire ses preuves à d’autres niveaux peut être défendue. Il faut en discuter. Je pense que l’ENA peut être ouverte à la réforme. Il fut un temps où j’avais trouvé auprès de son directeur, le préfet Boucault, une oreille attentive à l’idée d’introduire un contact avec la recherche à l’ENA. J’avais appris qu’on formait les diplomates par des jeux de rôle et pensais qu’il serait plus approprié pour eux d’entendre des historiens qui connaissent l’histoire longue, par exemple celle des relations de la Syrie et de la Russie. Pour former des diplomates, avoir un peu de culture me paraît plus efficace que faire des jeux de rôle. Le contact avec la recherche, en train de se faire dans différentes disciplines, je crois que cela serait quelque chose d’utile, qui pourrait enrichir les types de formation. Mais enfin, je parle de loin. Le message principal, c’est de dire qu’il faut être prêts, à tous moments, à repenser ce dont nous avons hérité mais en restant fidèles à certains principes qui nous sont une boussole.

Marie-Françoise Bechtel

Je trouve qu’on ne peut pas mieux exprimer les choses. Je crois d’ailleurs qu’il ne s’agit pas tant de rapprocher les élèves de l’ENA de la recherche en cours que de les mettre en contact avec ce que l’université peut apporter de meilleur, et notamment des bases historiques. Les élèves de l’ENA ont une forme de culture parce qu’ils ont été très bien sélectionnés, mais ils n’ont pas du tout la culture universitaire. Il n’y a pas beaucoup d’élèves formés aux humanités. Vous avez cité plusieurs fois la Rome antique et la Grèce, c’est quelque chose qui peut servir. Ils ne sont évidemment pas historiens. L’un des vrais sujets qui se pose à l’ENA, c’est de mettre les élèves en lien avec, au moins, l’histoire de l’administration dans notre pays, parce qu’ils ne la connaissent pas. Ils ne connaissent pas du tout les grands quid de l’administration de notre pays. Vous êtes remonté tout à l’heure très haut, au Moyen Âge : ce sont des choses qu’il faudrait qu’ils apprennent. Cela ne se fait pas du tout. Le nécessaire lien avec la recherche, pour ma part, je le vois moins avec la recherche se faisant qu’avec la recherche déjà faite. C’est d’ailleurs évident pour les diplomates. S’ils ne connaissent pas l’histoire longue, je ne sais pas très bien comment ils exerceront. Nous avons quand même, me semble-t-il, de bons diplomates. Je vais peut-être céder à la tentation de dire un mot sur le Conseil d’État, que je connais particulièrement bien. Je suis personnellement entrée au Conseil d’État après l’âge de trente ans, puisque je suis issue du concours interne. C’est aussi le cas de mon ami Jean-Eric Schoettl. Pour les gens dans ce cas, qui y sont entrés après trente ans, est-ce qu’on va refuser qu’ils entrent directement au Conseil d’État ? Devront-ils donc y rentrer à quarante ans ? Le deuxième sujet, c’est que si l’on ne recrute pas les gens directement dans les grands corps, on va faire une sorte de jury ensuite pour sélectionner les gens qui pourront entrer dans les grands corps. Vous perdez donc un avantage considérable qui est le fait que l’élève, à la sortie de l’ENA, choisit son employeur, il n’est pas choisi par lui. Cela est vrai notamment au Conseil d’État, mais c’est aussi vrai pour la Cour des Comptes, ce qui est une garantie d’indépendance absolument fondamentale. Je n’ai donc pas la bonne solution, je ne dis pas qu’aucun problème ne se pose. Mais je reviens à un point que vous avez évoqué précédemment et sur lequel je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Je ne trouve pas très bien que les membres du Conseil d’État trustent les grandes directions d’administration centrale parce qu’il y a quand même dans ce pays un corps d’administrateurs civils, qui sont censés avoir une vocation interministérielle, sauf qu’on leur laisse les miettes de ce que les grands corps ne prennent pas. Autant, je trouve normal qu’un membre du Conseil d’État prenne une direction juridique dans un ministère, ça me paraît même tout à fait normal (ce n’est pas un dû, mais c’est souvent normal et préférable), autant je pense qu’ils n’ont pas à prendre la tête de directions opérationnelles ici ou là parce qu’ils ne laissent plus aucune place au corps des administrateurs civils. Ce sont des sujets que j’aurais préféré voir sur la table plutôt qu’une réforme qui, selon moi, n’a pas été très bien pensée dans son orientation générale, surtout si vous tenez compte du fait qu’elle fait une part considérable à un management dont il y a un peu à douter pour les raisons que vous avez indiquées. Ce sera encore du management très chiffré. Dans les politiques publiques que vous avez citées tout à l’heure, vous auriez pu citer la politique du chiffre imposée à la police à partir du quinquennat de Nicolas Sarkozy. C’est un désastre, de l’avis de tous les responsables qui regardent les choses de près. La politique du chiffre en matière policière n’a non seulement aucun sens, mais elle est totalement contreproductive.

Léonard

Merci beaucoup, monsieur Supiot. On parle du statut de la fonction publique au singulier, mais on oublie peut-être de dire que la Fonction publique ce sont aussi des organisations très stratifiées, très verticales qui distinguent d’ailleurs explicitement les catégories A, B, C, et qui placent les énarques au sommet. On pourrait craindre la poursuite d’intérêts de « caste », pour dire le gros mot, de la part de ceux qui sont au plus haut de ces administrations, en lieu et place de la poursuite de l’intérêt général. Ma première question c’est de savoir, est-ce que vous partagez cette crainte ? Et ma deuxième question, qui est plus une remarque, c’est que j’ai constaté à beaucoup de reprises, et avec beaucoup de regrets aussi, qu’un certain nombre de hauts fonctionnaires, ou assimilés, n’expriment de la considération, voire même de la courtoisie, que si, et seulement si, vous avez un statut équivalent aux leurs. Quel est votre regard sur les effets de cette hiérarchie et cette verticalité au sein des administrations qui écrasent parfois les agents dits subalternes, et qui nuit peut-être à cet esprit du service public dont vous nous parlez ?

Alain Supiot

Vous avez évidemment raison. Il reste en France un fond féodal. J’évoquais tout à l’heure la résurgence de la structure de l’allégeance. Vous parliez des fonctions publiques territoriales ; j’ai personnellement créé à Nantes un institut il y a une quinzaine d’années, qui s’est fait reconnaître parmi les sept ou huit meilleurs instituts d’études avancées dans le monde, au côtés de ceux de Princeton, de Stanford ou de Berlin, et qui est en train de péricliter parce que le gouvernement français ne le soutient pas (alors qu’il est soutenu par le gouvernement suisse par exemple). L’idée était de faire du neuf, de créer dans l’université française des îlots qui échappent à la gouvernance de la recherche par les nombres. Et cette réussite a été rendue possible par le soutien du maire de Nantes, Jean-Marc Ayrault, grand élu local que n’aveuglait pas les recettes du pilotage de la recherche par des indicateurs de performance bibliométrique.

D’une façon générale, si vous voulez comprendre l’état présent de la gouvernementalité en France, prenez un manuel de droit médiéval plutôt qu’un manuel de droit administratif. Vous comprendrez ce que c’est l’allégeance. Dans cette logique, les grands corps ont une dimension nobiliaire. Les gens se souviennent jusqu’à leur mort du sujet qu’ils ont tiré le jour du concours, de leur rang de classement, etc. Christian Baudelot avait une formule à ce propos, disant que le deuxième à Polytechnique est déjà en situation d’échec. Ce ne sont pas des choses très raisonnables. Je pense que les gens les plus doués se déprennent de ça. Mais les réflexes que vous évoquez, je les ai ressentis moi-même quelquefois dans des conversations (plutôt à Bercy d’ailleurs, je crache le morceau), avec des gens dont la suffisance n’avait d’égale que l’insuffisance et l’inculture.

Ça me donne d’ailleurs l’occasion de dire un petit mot sur une remarque très juste qu’a fait Mme Bechtel tout à l’heure. Je suis tout à fait d’accord, je ne me souviens pas d’avoir dit qu’il fallait que les conseillers d’État trustent les hautes fonctions. J’ai dit qu’il était bon qu’ils aient une expérience de l’administration active. Sur la recherche, vous avez eu raison de me reprendre. Quand je parlais de recherche en train de se faire, je ne voulais pas dire que la mission de l’ENA était celle d’un institut de recherche. Je voulais dire qu’on est dans un système en France où vous avez d’une part les gens qui sont formés à l’université (ceux qui vont plus loin sont formés par la recherche, par le questionnement, c’est-à-dire qu’on apprend à poser des questions nouvelles), et d’autre part le système des grandes écoles où l’on apprend à avoir des réponses à des questions qu’on n’a pas posées soi-même. Les deux poussés trop loin, c’est pathologique, parce qu’il faut de temps en temps avoir les réponses, et pour avoir ces réponses il faut être capable d’un retour réflexif sur le questionnement. C’est en ce sens qu’une réelle proximité avec la recherche serait de bonne méthode pour les hauts fonctionnaires, mais aussi pour les chercheurs. Après les attentats de 2015, des hauts fonctionnaires du ministère de l’Intérieur m’avaient interrogé sur les moyens de rapprocher la recherche de la haute Fonction publique chargée de la sécurité. Je leur ai dit qu’au lieu de faire des contrats de recherche où l’on va demander à un labo de réfléchir à la question : « Qui sont les radicalisés ? », avant de mettre le rapport dans un tiroir, il serait bien que des commissaires de police puissent avoir des périodes où ils viennent dans un labo de sociologues. Les sociologues vont énormément apprendre de choses à propos du terrain, et le commissaire de police va être capable de théoriser, de conceptualiser ce qu’il sait très bien sans avoir les mots pour le dire. Les sociologues, à l’inverse, ont les mots pour dire des choses qu’ils ne connaissent pas forcément, surtout les sociologues en chambre, qui ne font pas de terrain. Il faut donc créer ce type d’interfaces. Des gens qui sont formés par le questionnement ne peuvent pas avoir cette attitude que vous décrivez, parce qu’à chaque fois qu’un bon chercheur publie quelque chose, il remet tout en jeu. Si je publie demain, certains vont dire que je vieillis et que je ferais mieux d’arrêter. D’où cette espèce de narcissisme inquiet qui caractérise les universitaires. Si vous êtes dans une chaîne de pouvoir ou dans une chaîne d’argent, vous pouvez vous situer à l’euro près, au poste près : je suis président de chambre à Versailles, c’est mieux que ceci, cela… Quand vous êtes dans ces métiers de la recherche, vous êtes animé par une certaine inquiétude qui peut avoir des effets positifs, comme la capacité de se remettre en question.

Marie-Françoise Bechtel

Il est compliqué de résumer vos propos qui étaient très riches et qui, je crois, ont été très appréciés parce qu’une certaine hauteur de vue ne nuit pas à ce qu’on cherche à faire ici. Il y a tout de même un certain fil directeur qui court : la volonté de se resituer dans le temps, se situer dans l’histoire. Vous avez situé la Fonction publique par rapport au droit du travail depuis le Moyen Âge. Ne pas oublier que l’action publique elle-même se situe dans le temps, mais pour cela avoir du service public une vision qui laisse précisément du temps au temps, sans vouloir faire des citations de mauvais aloi. Il y a un quid de l’État qui est garant du service public, et la continuité et l’égalité devant le service public ne peuvent pas se concevoir si l’on ne donne pas un peu de temps. C’est précisément contre cela que se dresse le New Public Management avec l’idée des indicateurs chiffrés de l’action publique. C’est comme ça aussi que la LOLF, sur laquelle nous étions nombreux à avoir mis quelque espoir, a été complètement détournée de ce qu’elle était capable de faire. C’est donc en raison de ce rapport au temps qu’il faut toute une éducation au service public. L’idéal serait d’entrer dans une école comme l’ENA mais aussi dans d’autres écoles du service public avec cette éducation dont vous avez parlé. Mais je suis moins optimiste que vous à ce propos. J’ai été, comme vous, au jury de l’ENA et quand vous interrogez au grand oral les élèves sur leur rapport au service public, la main sur le cœur ils vous jurent qu’ils n’ont jamais aimé que ça dans leur vie et que c’est d’ailleurs ce que leurs parents leur ont appris. J’ai ensuite été, comme vous le savez, à la tête de cette école et chaque fois que je recevais les élèves, ils me juraient toujours la main sur le cœur qu’ils étaient fous de joie d’être entrés à l’ENA, ça je n’en doutais pas (d’autant plus qu’ils partaient en stage, ce qui est la meilleure partie de la scolarité), mais qu’ils adoraient le service public et que rien au monde ne pouvait les satisfaire mieux que de rester dans le service public. Et puis, ensuite, on voyait des cohortes d’élèves qui, une fois passés dans les grands corps ou ailleurs, partaient faire des affaires dans le privé. Je suis donc moins optimiste que vous quant à cette affaire d’éducation aux services publics, et je ne sais pas comment faire. Je pense qu’une des grandes tares de notre système, une des raisons aussi pour laquelle nous avons créé cet institut qui n’est qu’un petit laboratoire bien entendu, c’est quand même l’évolution de Sciences Po. C’était quand même là que, depuis la création de Sciences Po sous la IIIe République, s’enseignait le service public. L’ENA, c’est une école d’application, ce n’est rien d’autre, c’est une caisse de résonnance. Alors on pourrait contourner le système, je suis en train d’y réfléchir, avec une totale modification du recrutement à l’ENA, en prenant par exemple des gens qui ont fait des humanités, des mathématiques, des maîtrises spécialisées dans les humanités ou les sciences à l’université, en leur inculquant ensuite ce que doit et peut être l’action publique. Il y aura de la déperdition, mais il y aura ceux qui chercheront à aller par là. Je pense que cette question du rapport au temps est finalement peut-être la réponse à cet excès de gouvernance par les nombres que vous situez aussi bien dans la Fonction publique que dans le droit du travail et peut-être dans la société tout entière.

Alain Supiot

Merci beaucoup. Je vois qu’il y a des pistes de réflexions, je suis très impressionné par la démarche que vous avez empruntée. Pour tout vous dire, j’ai des contacts avec un certain nombre de jeunes gens qui envisageraient justement ce type de carrière et qui sont désespérés d’avance par la tournure managériale prise par le service public et qui se demandent si cela vaut vraiment la peine de s’engager dans cette voie. Je leur réponds en général de ne pas rester isolés. Les outils que nous avons maintenant, l’expérience de ce confinement le montre, offrent quand même beaucoup de possibilités pour avoir des cénacles de discussion et sortir d’un isolement qui, dans la situation de dépression que nous traversons, peut être tout à fait mortifère. Donc, je salue et soutiens vraiment votre entreprise. Je vous remercie et vous souhaite à tous de réussir au mieux.

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