Humanisme intégral et géopoétique de la puissance

Intervention de Gérard Teulière, historien de l'art, universitaire, ancien directeur de l'Institut français de Valence, lors du colloque "L'avenir de la langue française" du mardi 15 novembre 2022.

Intervention de Gérard Teulière, historien de l’art, universitaire, ancien directeur de l’Institut français de Valence, lors du colloque “L’avenir de la langue française” du mardi 15 novembre 2022.

Merci beaucoup Madame la présidente.

Je vous remercie, ainsi que notre président d’Honneur Jean-Pierre Chevènement et notre directeur Joachim Le Floch-Imad, de cette invitation de la Fondation Res Publica à intervenir auprès d’Alain Borer, de Monsieur le Sénateur Vallet et de Monsieur le Délégué général Sinety, personnalités dont je salue l’action et partage assez largement les constats.

Il m’est imparti de parler, sans doute trop brièvement pour un aussi ample sujet, de l’aspect extérieur de la langue française c’est-à-dire de la Francophonie. Je ne voudrais pas m’adonner à un travail d’histoire régressive mais peut-être est-il nécessaire de formuler quelques rappels pour poser le contexte.

Historique et antécédents

« La France vient du fond des âges. Elle vit. Les siècles l’appellent. », écrivait le général de Gaulle au début de ses Mémoires d’espoir. On pourrait dire la même chose de la langue française compte tenu de son passé multiséculaire et de son destin multilatéral. Comme toute langue, le français a évolué. Alain Borer a rappelé dans un de ses livres que cette évolution ne s’est pas toujours faite dans le bon sens puisque, chez certains locuteurs, il « involue » et se dégrade en un sabir inquiétant. Il n’empêche que l’une des particularités de la langue française est, historiquement, une évolution assez rapide : si les Italiens lisent facilement Dante dans le texte, si les Espagnols peuvent apprécier El Poema de Mio Cid (vers 1200) dans le texte espagnol et un occitanophone comprendre assez bien le troubadour de Guillaume de Poitiers, il nous est fort difficile de lire sans glossaire Conon de Béthune ou la Chanson de Roland.

La langue française s’est caractérisée presque dès son origine par une volonté d’envol grâce à un « État culturel »[1] qui l’a fortement promue. Au XVIe siècle, déjà, l’ambassadeur Jean du Bellay emmenait son frère le poète Joachim à Rome et François Ier scellait une alliance avec le Grand Turc pour protéger les ordres religieux autant que la langue. Louis XIII fonda des missions en l’Extrême-Orient et, en 1666, Colbert créa l’Académie de France à Rome, future Villa Médicis. On note, sous la Révolution française, malgré le caractère profondément laïque des conventionnels, une volonté de soutenir des congrégations religieuses en Orient. Tout cela démontre qu’il semblait important que la langue rayonnât à l’intérieur comme à l’extérieur. Je reviendrai sur cette notion.

Après le premier empire colonial qui a légué à l’Histoire les territoires francophones d’Amérique, c’est surtout au XIXe siècle que la langue française, déjà langue diplomatique et exaltée par Rivarol (1784) comme « universelle », va prendre cet envol hors de nos frontières. Ce siècle enregistre d’ailleurs les balbutiements de la linguistique moderne – comment fonctionne une langue ? – qui passe d’une vision classique (la langue comme reflet de l’univers) à une perspective néo-humboldtienne.

Vers la fin du siècle se produisent plusieurs faits culturels marquants. La création de l’Alliance française (1883) sous le nom d’Association pour la propagation de la pensée française dans les colonies et à l’étranger estcontemporaine de l’invention du terme de francophonie par le géographe Onésime Reclus. C’est aussi à cette époque que le mot « rayonnement » qui, antérieurement, accusait un sens exclusivement lié aux sciences physiques, acquiert dans les dictionnaires une connotation métaphorique : faire sentir son influence. Cette métaphore du rayonnement remonte peut-être à La Città del Sole de Campanella (1604, 1623), sans doute inspiratrice de l’architecture symbolique de Versailles, elle-même magnifiée par le Roi Soleil. Elle va être largement utilisée dans l’aventure coloniale. Pendant la décennie 1880-1890, qui scelle le dépeçage de l’Afrique par les puissances européennes, la langue française est exportée dans les colonies, vérifiant la prédiction du premier grammairien espagnol, Elio Antonio de Nebrija (1492) : La lengua sigue al imperio (la langue suit l’empire).

L’entreprise coloniale se double d’une perspective politique, culturelle et sociale sous-tendue par la volonté d’étendre ce qui est considéré comme la civilisation, justification arrogante et commode de la conquête mais héritage d’un messianisme formulé de longue date, où Renan et Jules Ferry croisent Le Bon et Gobineau dans leurs discours sur les races. Je renvoie à ce propos aux travaux bien connus de Tzvetan Todorov au sujet de la réflexion française sur la diversité humaine[2]. Je ne m’attarderai donc pas sur les origines du projet colonial (volonté de puissance, compensation de l’humiliation de 1870 et de la notion de décadentisme régnant, concurrence des nations européennes dans la recherche de ressources et de débouchés, etc.). La pénétration du français n’est cependant pas massive. Jusque dans les années 1960 il est relativement peu parlé, en termes quantitatifs, dans les colonies, mais cette exportation engendrera bien plus tard de nouvelles évolutions : diversification, enrichissement, « tropicalisation » (Sony Labou Tansi), voire « ensauvagement » (Edouard Maunick) de la langue…

Concernant l’action hors des colonies, des mesures de politique culturelle sont prises dès le début du XXe siècle, témoignant de la volonté de la France de favoriser la diffusion de sa langue et de sa culture. Je pense par exemple à la création, dans les années 1920, de la Société des Œuvres Françaises à l’Étranger (ancêtre des directions culturelles successives du MEAE) et de l’Association d’Expansion et d’Échanges Artistiques, devenue AFAA par la suite (cf. infra).

Naissance de la Francophonie moderne

Dans les années 1960, un contexte particulier et plusieurs éléments importants vont accompagner la véritable naissance de la Francophonie moderne : le fait québécois et les indépendances africaines.

Le cadre québécois est celui d’un mouvement de changement après une époque qualifiée de « grande noirceur » pour décrire le gouvernement de Maurice Duplessis. Cette mutation, appelée Révolution tranquille, engendre une série de réformes à connotation libérale. Mais c’est aussi pour les écrivains et intellectuels (les Éditions de l’Hexagone par exemple) l’occasion de revendiquer une identité à partir de la langue et du “pays” : Le recours au pays de Jean-Guy Pilon (1961), L’âge de la parole de Roland Giguère (1965), la Défense et illustration de la langue québécoise de Michèle Lalonde (1973) … Les écrivains du groupe Parti Pris, qui mènent un combat politique pour l’indépendance, ouvrent même la querelle linguistique du « joual »[3], parler montréalais truffé d’anglicismes dans lequel Michel Tremblay publie en 1968 une pièce à scandale. Ce contexte revendicatif teinte assurément d’une dimension identitaire les relations internationales naissantes du Québec.

Dans les anciennes colonies françaises, le français est une langue de combat en faveur des indépendances, un « butin de guerre » selon le romancier Kateb Yacine. Mais en 1962, Léopold Sédar Senghor publie dans la revue Esprit un article resté célèbre dans lequel il explique que la francophonie est un « humanisme intégral qui se tisse autour de la Terre, [une] symbiose des énergies dormantes de tous les continents, de toutes les races qui se réveillent à la chaleur complémentaire ». Et il ajoute : « La francophonie, c’est vous et c’est moi, c’est vous aussi, Français de l’hexagone. » Ce qui signifie aussi que les Français participent en retour de l’arabisme et de la négritude : mouvement de réversibilité, d’appropriation réciproque, de partage et de métissage, fondamental dans l’idée francophone qui va naître.

Francophonie multilatérale et bilatérale

Sur le plan sociétal, des réseaux existent déjà, comme ceux des journalistes entre autres. Au plan politique, plusieurs dirigeants (Senghor, Diori, Sihanouk, Bourguiba…) appellent de leurs vœux une Francophonie qui n’est pas encore officielle. C’est finalement en 1970, à Niamey, qu’est créée l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT). Il est donc important de rappeler que la naissance de la Francophonie (avec un F majuscule) est une initiative de pays nouvellement indépendants et non de la France. D’ailleurs, dans les années 1960, le général de Gaulle était rétif au multilatéralisme inhérent à cette idée et demeurait surtout attentif à la question québécoise, comme le démontra son discours célèbre à Montréal en 1967 et le fait que des représentants québécois participèrent l’année suivante, au grand dam des relations franco-canadiennes, à une conférence des ministres francophones de l’Éducation.

L’OIF

La tenue du premier Sommet de la Francophonie, ou Conférence des chefs d’État ayant en partage la langue française, devra toutefois attendre les années 1980. L’épineuse question du Québec – au sujet duquel la France professait alors une position de « non-ingérence mais non indifférence » – en retarde en effet quelque peu l’organisation. Cette conférence au sommet, réclamée depuis longtemps par Léopold Sédar Senghor – qui considérait les dissensions franco-québéco-canadiennes comme « des querelles de grands Blancs » – voit enfin le jour en 1986 (Sommet de Versailles). On peut constater au passage que, depuis lors, ces sommets ont souvent constitué des enjeux de pouvoir et cristallisé des rivalités internes, notamment entre le Canada et l’Afrique.[4]

L’Agence de coopération culturelle et technique s’est muée en Agence de la Francophonie, puis s’est intégrée et fondue dans l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Le Sommet de 1997 a élu comme Secrétaire général une personnalité de premier plan, M. Boutros Boutros Ghali, dans le but de conférer à la Francophonie une dimension politique mondiale. Vient ensuite en 2005 la Charte qui octroie une base juridique à l’Organisation.

Les programmes de l’OIF portent largement sur des questions d’aide publique au développement, sur des celles liées à la gouvernance (démocratie, droits de l’homme, paix) et bien entendu, sur la langue française. Il est cependant certain qu’avec une enveloppe de 63 millions d’euros (budget rectifié 2022, hors opérateurs, dont une part va au fonctionnement), à rapporter aux 178 milliards de l’APD globale des pays du CAD (2021), l’OIF ne peut prétendre jouer un rôle significatif dans l’aide publique au développement. On comprend également qu’il soit difficile pour l’Organisation internationale de la Francophonie, malgré qu’elle en ait, d’influer sur des conflits ou de peser fortement dans les processus politiques, sans disposer des moyens de la puissance. On ne peut guère lui faire grief de ce manque de moyens : quand l’ONU se révèle incapable de mettre fin à certains conflits, ce n’est certes pas l’Organisation Internationale de la Francophonie qui peut y parvenir, malgré les efforts de médiation qu’elle déploie. Reste la langue française, point fondamental sur lequel il faut insister et sur lequel devrait, en réalité, porter l’essentiel de l’action.

Le réseau français

Parallèlement à la Francophonie multilatérale, la France entretient un système complet de promotion de sa langue à l’étranger qui va de pair avec celui de la culture. C’est la mission du réseau culturel, composé principalement des Instituts français, établissements à autonomie financière (EAF) à présent intégrés aux services de coopération et d’action culturelle des ambassades, qui comptent actuellement 138 antennes, et des quelque 840 Alliances françaises, associations de droit local qui poursuivent les mêmes objectifs. Ces centres sont à distinguer de l’Institut français de Paris, établissement public à caractère
industriel et commercial (anciennement Association Française d’Action
Artistique – AFAA –, puis CulturesFrance) dont la vocation est principalement la promotion de la création française à l’étranger. On doit ajouter l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger dont le réseau d’environ 600 écoles et lycées scolarise des centaines de milliers d’élèves, ainsi qu’une galaxie d’institutions et d’autres établissements (de recherche par exemple) qui concourent, directement ou indirectement, à cet objectif. La France possède ainsi un réseau unique au monde qui rayonne culturellement et promeut, défend et illustre la langue française, malgré les coupes sombres qu’il a subies depuis une vingtaine d’années.

Situation du français et enjeux internationaux de la Francophonie

Quelle est justement la situation actuelle de la langue française hors de nos frontières ? Présent sur tous les continents, bénéficiant encore de positions privilégiées au plan international (ONU, UNESCO, Conseil de l’Europe, JO, ONGs), le français présente une variété de statuts (langue officielle ou
co-officielle, langue première ou seconde, langue maternelle ou non) qui fait de la Francophonie une mosaïque où règne la diversité et où se croisent d’autres langues. Les approches concernant l’estimation de la population mondiale francophone diffèrent toutefois à ce point selon le critère adopté, qu’un auteur a pu il y a quelques décennies distinguer, aux côtés des francophones réels, une “franco-faune” composée de « francophonoïdes » et de « franco-aphones »[5]… On dénombre en tout cas, dans cette « francopolyphonie »[6], d’après le dernier rapport en date de l’Observatoire de la langue française (2022), 321 millions de locuteurs (dont 255 millions concernés par la francophonie du quotidien) répartis sur les cinq continents, dont la moitié en Afrique[7]. Les prévisions tablent, en raison de la démographie africaine, sur une fourchette de 400 à 600 millions de locuteurs en 2050[8]. Encore faudra-t-il pour atteindre ces chiffres optimistes, que des politiques éducatives et linguistiques ambitieuses soient menées.

L’enjeu de l’Afrique comme réservoir francophone sera évidemment traité lors du Sommet qui va s’ouvrir cette semaine à Djerba pour célébrer, avec un peu de retard[9], les cinquante ans de la Francophonie (1970-2020). Ayant pour thème principal la « connectivité » et le numérique comme sources de développement, il sera l’occasion pour Mme Louise Mushikiwabo (secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie depuis 2018 et candidate à sa propre succession) d’interpeller les chefs d’État sur le multilinguisme et la place du français dans les instances internationales.

Depuis le rapport Herbillon en 20032[10] on sait en effet que le français n’a cessé d’accuser un recul dans les instances de l’Union européenne. Le rapport remis il y a deux ans par le professeur Lequesne[11], ainsi que le 7ème Document de suivi du Vade-mecum pour le français dans les institutions internationales de l’OIF proposent la solution du multilinguisme pour pallier ce déclin. Conformément aux dispositions l’article 1.58 du premier règlement de la CEE ; de l’article 3 du Traité sur l’Union européenne et de l’article 22 de la Charte des Droits fondamentaux de l’UE, chacun doit pouvoir, dans le cadre de la diversité culturelle et linguistique, communiquer dans sa langue. La langue de l’Europe devient ainsi la traduction, comme l’exprimait Umberto Eco. Mais le multilinguisme radical est-il le remède pour faire “reculer le recul du français”[12] dans les institutions européennes ? Pour être légitime, cette solution n’est pas moins à double tranchant dans une période où, à l’exception de l’Irlande, l’anglais n’est plus l’idiome officiel d’aucun État de l’Union européenne. Le multilinguisme va-t-il contribuer à aider le français ou au contraire à le noyer dans le reste des langues ? Peut-être aurait-il été (ou serait-il encore) pertinent d’envisager un multilinguisme relatif, c’est-à-dire que plusieurs langues bien définies (celles des pays fondateurs ou celles des pays les plus peuplés de l’Union européenne, ou bien encore les langues européennes les plus parlées dans le monde) puissent configurer un pôle linguistique de travail et d’expression privilégié.

Le combat semble en tout cas difficile en ce qui concerne la communication scientifique, l’anglais dominant largement les publications et les chercheurs se montrant eux-mêmes réticents à s’exprimer en français. Le constat de ce « Yalta linguistique » est fait depuis assez longtemps [13]. Mais la langue en tant que telle n’est pas le seul enjeu de la communication scientifique. Il s’y ajoute la question de la norme. En s’exprimant et publiant en anglais, nos scientifiques se soumettent à des normes édictées par les grands indices bibliométriques
(nord-américains) susceptibles d’orienter la recherche et d’en contrôler la production. Albert Einstein lui-même, qui publiait en allemand, avait mené une réflexion approfondie sur les rapports entre la science et le langage[14]. Or, si les lois et règles de la science sont des universels, et la nécessité de communication primordiale, les travaux de création dont la science participe (cette « illumination » qu’évoquent Jean Hadamard et Jean-Pierre Changeux…[15]) entretiennent des rapports avec la langue, elle-même reflet d’une Weltanschauung, ou vision du monde.

On pourrait également parler de l’enjeu économique de la Francophonie et des atouts mutuels souvent mal exploités dans ce domaine, ainsi que le constate Jacques Attali dans son rapport circonstancié de 2014[16], mais il est difficile d’imaginer comme lui que l’espace francophone puisse devenir facilement un espace économique entièrement intégré.

Vers une Francophonie-puissance ?

Pour aller très vite, je dirai que Francophonie multilatérale et bilatérale doivent, en se coordonnant, cibler leurs objectifs vers quelques fondamentaux :

1. Celui des systèmes éducatifs. Il convient de souligner que l’essentiel des apprenants de notre langue se situe dans les systèmes nationaux. Cumulés, les élèves de l’Alliance française et des Instituts français, représentent environ 650 000 apprenants de français langue étrangère (FLE), essentiellement adultes. Les systèmes nationaux totalisent quant à eux environ 50 millions d’apprenants. De même, les écoles et lycées français à l’étranger comptent environ 390 000 élèves (quantité que le Président de la République souhaite doubler d’ici 2030) tandis que le nombre d’élèves scolarisés en français dans les pays tiers s’élève à
93 millions d’apprenants. C’est une tout autre dimension – et un autre public -, raison pour laquelle il apparaît extrêmement important d’appuyer la francophonie des systèmes éducatifs, même si nos réseaux forment traditionnellement les élites décisionnaires

2. Celui des médias est corrélatif du premier. La Francophonie a pour opérateur TV5 Monde, un consortium auquel la France participe pour une grande part. La France dispose en outre du groupe France Médias Monde (anciennement Audiovisuel Extérieur de la France). Il y a nécessité de continuer à s’appuyer sur ces instruments de diffusion directe ou indirecte de la langue française et d’accroître leur diffusion, autant pour des raisons politiques et stratégiques que linguistiques.

3. Le troisième concerne ce que Pierre Buhler a bien vu dans un récent ouvrage[17] : on assiste au XXIe siècle à une reconfiguration de la puissance des États basée sur des interdépendances qui passent le plus souvent par des réseaux, dont l’OIF entretient d’ailleurs certaines formes[18]. Les institutions que la France soutient sont parfois aussi de cette nature. Je pense à l’Association internationale des professeurs de français, entre autres exemples. Les réseaux pourraient contribuer à configurer une « Francophonie-puissance », pour reprendre les termes de Michel Guillou[19], dans une perspective toutefois différente que lorsqu’il imaginait, en une projection un peu optimiste, la Francophonie comme une communauté organique déjà structurée et intégrée. Bien que ce ne soit pas le cas, il y aurait beaucoup à faire en travaillant à un projet dans lequel la Francophonie s’érigerait en levier de puissance mutuelle.

Passer d’une relative impuissance à une Francophonie-puissance implique certes, du point de vue de la langue, d’augmenter l’offre disponible, d’accroître la participation de la France dans l’OIF et de renforcer notre réseau culturel (au lieu de l’affaiblir comme cela a été cas depuis une vingtaine d’années). Mais pour susciter à nouveau une demande ou un besoin international de parler français, il faut un ressort de plus, qui est l’effet de prestige, d’attractivité et d’entraînement que confère la puissance elle-même dans toutes ses dimensions. L’anglais ne
doit-il pas son expansion mondiale au poids financier de la City ainsi qu’au formidable amplificateur qu’ont constitué la puissance américaine et son relais hollywoodien ?

Aussi importe-t-il de couper court aux litanies postcoloniales et décoloniales qui présentent la Francophonie comme une Françafrique déguisée. Senghor avait répondu d’avance à cette accusation[20]. D’une part, l’extension de l’OIF (88 pays) à des pays associés et observateurs fait que la majorité d’entre eux n’est plus en Afrique. D’autre part, l’influence ne s’identifie pas à la domination ni même stricto sensu au soft power, qui exclut la violence mais comprend des éléments de coercition pas toujours moraux ni altruistes. Au contraire, le couple sémantique Influence et Solidarité exprime un objectif parfaitement assumé de développement et de coopération. La France peut ainsi contribuer, entre autres à travers les instances de la Francophonie et les réseaux francophones, à agir sur le monde dans un sens fidèle aux idéaux de progrès qu’au-delà des épisodes coloniaux elle incarne depuis des siècles. Nous savons par exemple que lors des négociations du GATT, les États francophones ont appuyé la France dans sa volonté d’exclure les biens culturels de la pure sphère marchande. Il en est allé de même avec la convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle (2005). Lors de la guerre en Irak, la position française a été soutenue par nombre de pays francophones et par l’OIF. Bien que la situation ait quelque peu changé aujourd’hui (pandémie ; guerre en Ukraine ; instabilités géopolitiques ; perte d’influence française en Afrique, où pénètrent des groupes hostiles et se développent des discours très différents) – ou justement pour cette raison même – il importe d’œuvrer de manière globale à la restauration d’une puissance effective, visant non l’égoïsme des intérêts exclusifs mais le progrès mutuel, l’amélioration matérielle et morale de l’humanité ainsi que la remise de l’Homme à la première place[21]. Aussi me permettrai-je ici, pour terminer, d’adapter un terme cher à Édouard Glissant, qui aimait à parler de poétique et de géopoétique, non dans la seule acception lyrique mais en tant que projet créatif (imaginaire des peuples, Relation, dépassement). Je me risquerai donc à un apparent oxymore : l’humanisme intégral francophone que Senghor et Césaire désiraient semer – réveil des énergies dormantes, réciprocité dans l’élévation humaine, émancipation au coin de la ferveur – et qui devient sous la plume de René Depestre une Real-utopie[22], ne gagnerait-il pas à être étayé aujourd’hui par ce que nous pourrions appeler une poétique de la puissance ?

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

J’aimerais partager votre optimisme s’agissant de l’OIF mais on a plutôt l’impression d’une sorte de va-et-vient entre différentes conceptions de cette institution à quoi s’ajoutent un certain nombre de problèmes politiques, pour ne pas dire géopolitiques. Récemment encore Michaëlle Jean, la précédente secrétaire générale, a écrit un article fracassant contre son successeur. On se demande quand même où va exactement l’OIF et quels objectifs il poursuit exactement. Le sommet de Djerba nous éclairera peut-être. 

Vous avez en tout cas souligné un élément essentiel s’agissant de l’OIF. Le réseau des Alliances françaises et Instituts français permet de maintenir une permanence puisque, de même que la France a des postes diplomatiques dans le monde entier, ce qui n’appartient qu’à trois pays au monde, la France a des Instituts français et des Alliances françaises en nombre considérable : elle couvre la planète. Les Alliances françaises sont un réseau très intéressant parce que ce sont des associations de droit local et, pour dire les choses comme elles sont, elles ne coûtent pas très cher. Les Instituts français coûtent davantage mais ils font ce qu’ils peuvent, d’après l’expérience que j’ai pu en avoir, au moins pour maintenir une permanence dans certains pays, y compris dans des pays européens où nous sommes concurrencés par l’allemand pour des raisons d’aspiration des migrants économiques.

Gérard Teulière

Vous avez raison, Madame la présidente, les Instituts français font ce qu’ils peuvent mais ce n’est pas une raison pour les fermer comme ça a été le cas malheureusement.

Marie-Françoise Bechtel

Non ! Ils sont un élément de permanence.

L’autre élément est l’importance des étudiants étrangers en France (environ 360 000 actuellement). Le Premier ministre Édouard Philippe voulait les porter à 500 000. Je crois qu’on a donné à l’Agence française pour le développement des moyens de suivi pour permettre de doper cette présence d’étudiants étrangers en France. C’est une dimension extrêmement importante. Ils viennent en France, ils rencontrent notre mode de vie, la cuisine française, les valeurs françaises. C’est aussi une très bonne chose que le réseau soit alimenté de cette manière-là.

Pour ouvrir le débat, je donne la parole à Souâd Ayada, membre de notre Conseil d’administration, qui avait proposé ce colloque.


[1] Marc Fumaroli a fait l’analyse de L’Etat culturel depuis la IIIe République (Ed. de Fallois, 1992), mais on peut remonter à la Bibliothèque du Roi (1368), au Collège des lecteurs du Royaume (1530), aux Archives royales (1539), à la création de l’Académie française (1635), etc.

[2] Nous et les autres, Le Seuil, 1989.

[3] Prononciation québécoise du mot cheval.

[4] Cf. à ce sujet le sommet de Dakar en 2014 (Jean-Claude de l’Estrac : Francophonie de Hanoï à Dakar :  Le pacte brisé, Le Cherche-Midi, 2016) ou celui d’Erevan (2018) où l’élection au poste de Secrétaire générale de la candidate de l’Afrique (Mme Louise Mushikiwabo) coupe court à l’ambition de Mme Michaelle Jean (Canada) de se voir confier un second mandat.

[5] Robert Chaudenson. Vers une révolution francophone ?,  L’Harmattan, 1989, p.42.

[6] Mot forgé par Stelio Farandjis à l’occasion du Sommet de Dakar de 1989. Cf. Stélio Farandjis, Francophonie et humanisme, Tougui, 1989.

[7] Sources : Observatoire de la langue française (OIF) et Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF) de l’Université Laval, Québec. Voir La langue française dans le monde, OIF/Gallimard 2022. Pour le détail des calculs, cf. Richard MARCOUX, Laurent RICHARD et Alexandre WOLFF. Estimation des populations francophones dans le monde en 2022. Sources et démarches méthodologiques. ODSEF, Québec, 2022.

[8] Ibid., p. 26.

[9] Cette conférence a été reportée une première fois pour cause de pandémie et une deuxième en raison des dispositions autoritaires prises par le président tunisien en 2021. Sa tenue en 2022 en Tunisie a été également remise en cause par le Canada.

[10] Michel Herbillon, Rapport sur la diversité linguistique dans l’Union européenne, Assemblée nationale, 2003.

[11] Diversité linguistique et langue français en Europe. Rapport du groupe présidé par Christian Lequesne, remis en vue de la présidence française de l’Union européenne à Clément Beaune et Jean-Baptiste Lemoyne.2021. Diffusion Ateliers Henri Douglet, 2021.

[12] Expression de Mme Louise Mushikiwabo.

[13] Bernard Cassen (dir), Quelles langues pour la science ?, La Découverte, 1990

[14] Roman Jakobson, « Einstein et la science du langage », Le Débat n° 20, Gallimard, 1982/2, pp. 131 sq.

[15] Jean-Pierre Changeux et Alain Connes. Matière à penser, Odile Jacob, 1989.

[16] La Francophonie et la francophilie moteurs de croissance durable. Rapport remis à François Hollande en 2014.

[17] Pierre Buhler, La Puissance au XXIe siècle, CNRS Biblis 2019.

[18] Ainsi l’AUPELF-UREF (Université des Réseaux d’Expression Française) devenue Agence Universitaire de la Francophonie.

[19] Michel Guillou, Francophonie-puissance, Ellipses, 2003.

[20] Léopold Sédar Senghor, « L’esprit de la Francité », Le Monde diplomatique, 1966.

[21] Principe gaullien que rappelle Albert Salon (« La Communauté francophone »
dans : Quelle Francophonie pour le XXIe siècle ?, Karthala, 1997, p. 165) dont je salue la présence ce soir dans la salle.

[22] « Les mots-jardins de René Depestre ». Propos recueillis auprès de l’écrivain par
B. Magnier et P. Degras, Revue Notre Librairie, n° 104, mars 1991.

Le cahier imprimé du séminaire “L’avenir de la langue française” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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