Débat final

Débat final, lors du colloque "L'avenir de la langue française" du mardi 15 novembre 2022.

Débat final, lors du colloque “L’avenir de la langue française” du mardi 15 novembre 2022.

Souâd Ayada

Merci, Madame la présidente.

Je ne voudrais pas accabler notre auditoire de propos attristants.

J’aimerais d’abord souligner la responsabilité des hauts fonctionnaires, celle notamment de tous ceux qui, au sein des ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, sont les dépositaires d’une autorité morale et intellectuelle en la matière. Dans les administrations centrales, on constate, hélas, un relâchement généralisé, dans la prise de parole, dans les courriels, dans les courriers officiels. Que de tentatives sournoises pour introduire l’écriture inclusive alors même qu’elle est explicitement interdite dans les administrations ! Que de brainstorming, de coworking, etc., comme si l’orientation managériale de la haute fonction publique exigeait l’utilisation obligatoire de mots anglais ! Il y aurait, à ce niveau, beaucoup de choses à faire. Pascal-Raphaël Ambrogi, mon collègue inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, et haut fonctionnaire chargé de la langue française et de la terminologie, s’y emploie, mais dans une certaine solitude.

Au Conseil supérieur des programmes, instance placée auprès du ministre de l’éducation nationale que j’ai présidée de novembre 2017 à janvier 2022, nous avons eu trois occasions de poser la question, qui est étroitement articulée à celle de l’enseignement du français à l’école primaire et au collège. J’ai découvert en arrivant que le programme de français pour les classes du collège préconisait l’enseignement du passé simple exclusivement aux troisièmes personnes ! Si, au sein du Conseil, nous étions convaincus qu’un tel enseignement privait les élèves de la lecture de grandes œuvre littéraires et d’un certain rapport au temps que la langue exprime, il n’est pas certain que notre volonté d’enseigner le passé simple à toutes les personnes ait été suivie d’effets. La deuxième occasion concerne la grammaire. Celle-ci, ai-je découvert, ne devait jamais être enseignée directement, sous la forme de la leçon de grammaire, mais devait être abordée de manière subreptice dans le cadre de rares moments dévolus à « l’observation de la langue ». Les élèves devaient en outre se familiariser avec une terminologie grammaticale extrêmement difficile, venue de la linguistique. La troisième occasion, plus récente, fut la demande que nous avait adressée le ministre de réviser le programme de l’école maternelle. Celui-ci préconisait un éveil à la diversité linguistique dès le plus jeune âge. Certes, cet éveil est important, mais nous estimions, au sein du Conseil, qu’il ne devait pas détourner l’école de sa mission première qui est d’enseigner le plus tôt possible la langue française.

Je retiens de ces trois moments des polémiques violentes, des attaques continues et peu de changements, malheureusement, dans la conduite de l’enseignement. Nous avons tenté d’aborder la question de la langue française à l’école d’une autre manière. Un travail mené avec Alain Borer au sein du Conseil a été ébauché. Mais très vite nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait pas d’espace au ministère pour la perspective que nous défendions. En revanche, ce même ministère qui ne mettait pas au centre de ses préoccupations la transmission du français, langue de la République, nous sollicitait sans cesse pour que nous introduisions dans les programmes scolaires la lutte contre les stéréotypes de genre, l’enseignement du changement climatique, du développement durable, etc.

Marie-Françoise Bechtel

Merci d’avoir rappelé la dimension essentielle qu’est l’enseignement dans la question de la francophonie. Lors de notre précédent colloque de 2016, Jean-Pierre Chevènement avait d’ailleurs rappelé que la question de la formation des enseignants et des formateurs est centrale lorsqu’il s’agit de se projeter vers l’extérieur.

Jean-Pierre Chevènement

Merci aux quatre intervenants. Leurs exposés étaient remarquables et posent même un acte de résistance par rapport à la tendance générale sur laquelle malheureusement nous ne pouvons pas nous illusionner. Eux-mêmes ne s’illusionnent pas non plus. Alain Borer a parlé de Louisianisation. Il n’y a pas de mot plus juste pour qualifier notre résignation.

Comment interrompre cette longue succession de lâchetés, d’abandons, rachetés par quelques actes courageux (je salue ici ceux qui mènent ce combat) ? Comment remonter la pente ? Où est le fil ? Voilà la question que nous nous posons depuis déjà longtemps. Je crois que la réponse a été apportée au détour d’une phrase par M. Borer quand il a parlé de civilisation. On ne peut pas défendre la langue française si on ne défend pas non plus une civilisation. Contre quoi ? On le voit bien. C’est l’américanisation qu’il faut refuser.

Marie-Françoise Bechtel

Peut-être ce fil serait-il dans la transmission. Le fait de transmettre induit nécessairement une référence à la civilisation dont vous parlez. Si vous mettez des enseignants en situation de transmission ils vont retrouver ce fil de la civilisation. Encore faut-il qu’ils puissent recevoir eux-mêmes une bonne formation en langue française pour dispenser ensuite cette formation. Ma réponse n’est qu’empirique, bien sûr. Le fil politique de l’OIF ne me semble pas être aujourd’hui le vecteur le plus sûr pour que le français reprenne de fortes couleurs sur le plan international. Mais j’en parle sans connaître suffisamment le sujet.

Alain Dejammet

Samuel Champlain, dont le nom a été cité, a fait l’objet aux États-Unis d’une biographie en anglais mais absolument remarquable par le ton unanimement élogieux.

La Louisiane

Le souvenir de James Domengeaux[1] a disparu. Mais il fut un temps où on arrivait quand même à maintenir à flot la langue française en faisant venir en Louisiane des gens … qui ne parlaient pas car il s’agissait de mimes (le mime Marceau, Jacques Tati). Cela marchait très bien. Les Louisianais étaient très heureux de voir ces spectacles et, progressivement, les mimes se mettaient à parler, maintenant un peu de langue française en Louisiane.

Le multilinguisme

Voilà quarante ou cinquante ans, sur les cent vingt orateurs de l’Assemblée générale des Nations unies, chefs d’État, de gouvernement, ministres, à peu près un tiers s’exprimaient directement en français. Cela allait du Bulgare Tarabanov à l’Albanais en passant par le Mongol. L’autre tiers parlait anglais et un troisième tiers s’exprimait dans les autres langues.

Ce temps est fini.

Mais peut-être peut-on espérer une diminution des risques de vassalisation totale des institutions ou des relations internationales, gouvernementales, grâce au fait que certains ne sont quand même pas mécontents – non pas de s’aligner et de bénéficier de l’édit de Caracalla – mais de voir d’autres pays parler d’autres langues. Or moins on entend parler anglais dans les relations gouvernementales, internationales mieux cela vaut pour la langue française. Il faut courageusement encourager le multilinguisme. C’est ce que l’on a fait en présentant aux Nations unies des résolutions qui demandaient à se tourner, non pas uniquement vers la langue française, mais vers le multilinguisme.

La traduction

Les ministres français ont évolué. Ils parlent de mieux en mieux les langues étrangères mais il fut un temps où, ayant suivi le curriculum traditionnel, c’est-à-dire latin, grec, éventuellement École normale supérieure, ils avaient parfois quelques légères failles dans le maniement ou la compréhension de la langue anglaise. Quelques ministres des Affaires étrangères français, pourtant jeunes, n’éprouvaient nulle honte à être flanqués en permanence d’un interprète. De ce fait ils comprenaient très bien ce qu’on leur disait et d’autre part ils étaient compris.

Une des recommandations serait donc d’honorer, de valoriser le corps des traducteurs, des interprètes. Ils sont absolument essentiels. Et d’en assurer le financement. En effet, à Bruxelles, à New York … lorsque les réunions durent au-delà six heures du soir, le président de séance annonce devoir poursuivre en langue anglaise faute de fonds pour assurer les heures supplémentaires des traducteurs !

Je ne saurais trop exhorter les pays encore intéressés à la pratique du multilinguisme à recommander collectivement que soit sanctuarisé le financement des traducteurs, des interprètes et que ceux-ci soient valorisés. On pourrait imaginer une taxe de solidarité du type unitaid (taxe internationale prélevée sur le prix des billets d’avion pour financer la recherche contre le sida) pour financer un fonds qui serait alloué à toutes les organisations internationales et qui permettrait d’éviter ce moment douloureux où on est obligé de passer à une seule langue, l’anglais, parce qu’il n’y a plus de traducteurs. Je recommande simplement qu’on soit extrêmement attentifs au sort des interprètes-traducteurs, qu’on les loue, qu’on les gratifie, qu’on les valorise. Il en va de la survie du multilinguisme. Et, encore une fois, le multilinguisme c’est moins d’anglais et moins d’anglais signifie parfois, heureusement, davantage de français.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Tant il est vrai que les dispositifs pratiques sont souvent méconnus et particulièrement utiles.

Je passe la parole au président de notre conseil scientifique, Benjamin Morel.

Benjamin Morel

Trois outils politiques, qui me semblent faire la synthèse de ce qui a été dit ce soir, devraient être utilisés, au moins du point de vue interne, pour revaloriser le français.

Le premier est une réflexion sur l’instrument de « domination » qu’est devenu l’anglais. Cette langue de la domination d’une culture étrangère mais aussi d’une forme de domination de classe au sein même de la nation est quelque chose qui est ressenti de manière douloureuse par les classes populaires. C’est tout le principe du rapport de l’Académie française qui a été cité. Il ne faut jamais oublier que le principe de la Loi Toubon, le principe du projet de loi Tasca qui l’avait précédé, le principe même de la proposition de loi de 1984 de Georges Sarre, n’était pas une perspective exclusivement patrimoniale de la langue. Il ne s’agissait pas seulement de considérer que la langue devait être sauvée parce qu’elle était notre patrimoine, notre bien commun. En réalité, l’une des perspectives de ces lois, de ces projets ou propositions de lois était de considérer qu’une langue mal maîtrisée, dans laquelle on tente de vous vendre quelque chose, vous soumet à un discours qui n’est pas compris, est potentiellement instrument de tromperie. La langue utilisée, dès le moment où elle n’est pas la vôtre, où vous ne la maîtrisez pas, vous met dans une position d’infériorité, de domination. Ce discours-là qu’on peut juger comme étant central ou secondaire, m’apparaît aujourd’hui être vraiment quelque chose qui doit être saisi si on veut gagner cette bataille culturelle sur le français.

Le deuxième élément, dans cette perspective de judo ou d’aïkido politique, c’est tout bêtement l’humour. Parler mal anglais, parler un anglais que ne comprendraient pas des anglo-saxons, si on pense bien la chose, est en réalité ridicule. Et ridiculiser ceux qui aujourd’hui utilisent l’anglais à dessein de snobisme, de pédantisme publicitaire, m’apparaît être la meilleure façon de gagner cette bataille culturelle.

Ensuite, cela a été dit, la langue est également une pensée. Lors d’un précédent colloque sur le wokisme on tentait d’expliquer que passer à la moulinette des universités anglaises, passer à la moulinette de la pensée nord-américaine, ce n’est pas seulement une affaire de langue, c’est une affaire d’idéologie. La langue française peut devenir attractive, y compris à l’étranger, si elle est porteuse d’une autre idéologie, d’une autre conception du monde.

Si, au lieu de faire de notre usage de l’anglais une forme d’acceptation de la pensée portée aujourd’hui par les universités américaines, nous faisons de notre langue un outil de pensée alternative du monde, si nous nous en servons comme outil de promotion d’une pensée alternative de celle qui est vendue dans le domaine universitaire et culturel par le monde anglo-saxon, je pense que, au vu d’une demande, d’une capacité de penser autrement qui dépasse les limites de l’Hexagone nous pouvons également gagner en attractivité.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Sur le dernier point, le rapport entre le langage et la pensée, y compris la pensée dominante, je pense qu’il a été amplement développé dans le colloque.

Sur l’humour, pour aller très vite, oui, appelons les réseaux sociaux à se lancer dans une campagne satirique de dénigrement de tout ce qu’il y a de grotesque dans l’endossement d’un anglais mal maîtrisé et généralisé alors même que, pour le moins, il ne s’impose pas.

Je passe la parole à Albert Salon, président d’honneur de l’association « Avenir de la langue française » (ALF)[2].

Albert Salon

Merci, Madame la présidente.

Ancien ambassadeur, je suis surtout ancien conseiller culturel et ancien chef de mission de coopération au temps où le ministère de la Coopération existait. J’ai fait une thèse de doctorat d’État sur l’action culturelle de la France dans le monde.

J’ai beaucoup apprécié la qualité de tout ce que nous avons entendu aujourd’hui. Merci, Madame et Messieurs.

Vous avez naturellement un peu critiqué l’État mais vous avez surtout, en bons français, fait appel à lui. Or l’État n’est pas seul à faire ce que l’on attend d’une société, tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur en ce qui concerne la langue en France et le rayonnement extérieur décrit précédemment. Pour faire le complet il faut l’État et la société civile.

Cela a toujours été le cas jusqu’à une époque très récente.

Aux temps anciens, dans les siècles précédents, la société civile était incarnée essentiellement par les religieux, tant en France pour l’éducation que pour le rayonnement à l’étranger par les missionnaires (les missionnaires catholiques d’abord, ensuite, à partir de 1822 les protestants et les israélites). Et l’État a toujours été là, jusqu’à il y a quelques dizaines d’années, pour aider la société civile, la développer, l’utiliser aussi à ses propres fins. François Ier, en février 1536, conclut avec la Sublime Porte, le Sultan de l’époque, Soliman le Magnifique, un traité connu sous le nom de « Capitulations ». Mais il ne capitulait pas du tout. Par ce traité il avait obtenu pour la France le monopole de la protection des chrétiens de l’immense Empire ottoman d’alors. Ce fut le déclenchement de l’action culturelle à l’étranger sur la base religieuse de ces missionnaires qui éduquaient et soignaient.

Selon des statistiques datant de 1885, presque les deux tiers des missionnaires catholiques expatriés dans le monde entier étaient des Français. Plus tard, en 1965, les Français constituaient 40 % des coopérants envoyés par tous les pays développés dans les pays en voie de développement.

L’État a été là, sous de Gaulle, puis sous Pompidou, jusqu’en 1972, comme l’a rappelé M. de Sinety pour toutes les affaires de terminologie. L’État a toujours été là pour aider la société civile et s’en servir.

Aujourd’hui, l’État auquel vous faisiez appel, Madame, Messieurs, non seulement n’existe plus en tant qu’aidant mais il s’est transformé en auxiliaire, et même en acteur de la grande offensive actuelle contre le français. C’est là où nous en sommes à l’heure actuelle. Et nos pauvres associations tentent d’enrayer ce « Madame se meurt ! Madame est morte ! » que nous avons presque entendu dans la bouche de l’ami Alain Borer. Notre mission est d’essayer de lutter contre ce déclin, de le freiner au moins, si possible de le retourner en attendant que l’État joue à nouveau son rôle régalien de protection de la langue française et de la Francophonie alors que non seulement il laisse tomber mais il la sabote !

Nicolas Bacaër

Je représente Association Francophonie Avenir à Paris, une association qui a mené de nombreux procès contre Choose France, Next40, Health Data Hub

Concernant la communication scientifique, je peux vous annoncer qu’en 2021-2022 un livre scientifique publié à Paris a été traduit en seize langues par traduction automatique corrigée. On peut donc remonter la pente à condition d’encourager cette voie. Un deuxième livre est actuellement traduit en six langues. Tout n’est donc pas perdu pour la science.

Concernant les procès, notre association s’est un peu spécialisée dans l’article 14 de la Loi Toubon qui concerne les marques déposées. Nous avons besoin de l’aide des sénateurs et des députés pour reformuler cet article 14[3] qui a une sorte de faiblesse structurelle dans sa formulation actuelle : les personnes de droit public n’ont pas le droit d’utiliser des mots comme email ou podcast parce qu’ils ont un équivalent mais ils peuvent utiliser tous les autres mots anglais, à cause d’un « dès lors que » qu’il faudrait remplacer par une autre proposition qui la rende plus forte.

Marie-Françoise Bechtel

Je suis sûre que la chose sera étudiée avec sérieux et compétence.

Merci à tous pour votre présence et merci aux intervenants.


[1] James Domengeaux, membre de la Chambre des Représentants des États-Unis, Louisianais d’ascendance française, fut un acteur du renouveau francophone en Louisiane. En 1968, il obtint la création du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), chargé de relancer et développer la pratique et l’enseignement du français en Louisiane.

[2] Association de défense et de promotion de la langue française créée en 1992 pour lutter contre la dérive du tout-anglais.

[3] Loi Toubon. Article 14.

L’emploi d’une marque de fabrique, de commerce ou de service constituée d’une expression ou d’un terme étrangers est interdit aux personnes morales de droit public dès lors qu’il existe une expression ou un terme français de même sens approuvés dans les conditions prévues par les dispositions réglementaires relatives à l’enrichissement de la langue française.

Cette interdiction s’applique aux personnes morales de droit privé chargées d’une mission de service public, dans l’exécution de celle-ci.

II. Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux marques utilisées pour la première fois avant l’entrée en vigueur de la présente loi.

Le cahier imprimé du séminaire “L’avenir de la langue française” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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