« Les outils de la République »

Intervention de Jean-Yves Autexier, vice-président de la Fondation Res Publica, ancien parlementaire, lors du colloque « La République face à la déconstruction » du mardi 8 mars 2022.

Merci Marie-Françoise.

La République est-elle mieux armée pour faire face au wokisme, et à la vogue de la déconstruction, dont on vient de décrire le parcours intellectuel et les effets politiques ?

Ce courant d’idées nous vient principalement des États-Unis et il est assez aisé de bien distinguer une France républicaine opposée à une Amérique libérale. Mais il y a une faille. C’est ce que Marcel Gauchet nomme « la vulnérabilité des Français à l’universalisme ». Car les deux traditions, française républicaine et américaine libérale, portent l’héritage de l’universalisme. C’est bien connu pour les États-Unis et leur sens de la destinée manifeste. C’est vrai aussi pour la France, qui affecte de n’adopter que des valeurs à portée universelle, et dont les élites se croient obligées de penser mondial ou européen avant de penser français. Donc, dans un premier temps, il faut convenir que le goût spontané des bons esprits français est de porter des idées qu’ils croient universelles parce qu’elles sont venues du monde anglo-saxon. S’y opposer c’est encourir le reproche de repli hexagonal. La vulnérabilité évoquée par Marcel Gauchet est bien là.

Mais là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ! Si la République est une cible privilégiée de la déconstruction, c’est bien parce qu’elle est un fameux pôle de résistance.

Ce wokisme est d’abord une culture d’importation. Est-il universel ? Ni le monde asiatique, ni le monde russe, ni le monde arabo-musulman n’en sont initiateurs, même si certains peuvent en tirer profit lorsqu’ils souhaitent diaboliser l’Occident. L’exportateur est principalement anglo-saxon. Le wokisme est lié intimement à la société américaine, à ses pathologies, elles-mêmes explicables par le passé esclavagiste et le racisme. Rappelons qu’il faut attendre le Civil Rights Act de 1968 pour prohiber toutes les lois et réglementations ségrégatives sur l’ensemble des États-Unis. La discrimination d’État n’a été totalement abolie qu’il y a cinquante ans. C’est peu. D’autre part, dans l’univers géopolitique, force est de constater que l’hégémonie américaine s’est affaiblie ; la montée en puissance de la Chine, la multipolarité du monde, l’émergence de l’Asie, progressent. Le wokisme est lié à une culture qui n’est plus hégémonique. Si l’on veut vraiment « penser mondial » cet état de fait ne peut pas être ignoré.

La mondialisation pousse certes une partie de nos élites intellectuelles à épouser les modes d’outre-Atlantique, mais cette même globalisation crée, à rebours, de vives réactions identitaires. Plus on parle du village universel, plus on se réfugie dans sa tribu. C’est ce qu’on observe en France. Une idéologie liée à une culture en déclin se heurte donc en Europe et en France à des opinions crispées, apeurées par la perte d’identité et peu enclines à ajouter la contrition permanente à la peur du « grand remplacement » ou du grand déclassement. Cet obstacle à la déconstruction est réel, mais convenons qu’il n’est guère républicain.

En revanche, nous pouvons, au-delà de la peur, trouver de solides remparts dans notre conception de la République. C’est d’abord une forme de la démocratie, laquelle fonde la loi de la majorité. Il y a démocratie quand la minorité reconnait la loi de la majorité et accepte de s’y plier. Or, la déconstruction, l’indigénisme, l’archipellisation sans fin du pays, vont bien au-delà de la protection légitime des minorités. Il s’agit d’imposer la loi d’une minorité à l’ensemble des citoyens. Il est bien normal d’interroger la question du genre, de protéger les enfants qui rencontrent des dysphories de genre, mais faut-il pour cela réécrire le code civil et anéantir trois mille ans d’usage ? J’entendais récemment une émission de radio qui rappelait, avant de consacrer une heure à ces dysphories de genre qu’elles concernaient moins d’1 % des enfants. En démocratie, la loi de la majorité ne dispense pas de protéger les minorités, mais ne leur permet pas d’imposer la leur. Il ne faut pas cesser de montrer cette contradiction entre les idéologies de déconstruction au nom des minorités et la simple démocratie. Et, bien entendu, la conception républicaine est très marquée par le primat de l’intérêt général sur les intérêts particuliers. L’intérêt public doit surplomber les intérêts privés. L’État en est garant. Cette vue des choses est tout à fait prégnante en France. On l’a vu dans l’affaire des vaccins où peu nombreux furent ceux qui préféraient leur refus d’un tout petit risque personnel à la protection de la collectivité.

En second lieu, l’exigence d’égalité est immense en République. C’est « la passion insatiable pour l’égalité » que soulignait Tocqueville. Il n’y a pas beaucoup de pays – je crois qu’il n’y en a aucun – qui inscrivent l’égalité dans leur devise nationale : on parle de peuple, de travail, de liberté, d’ordre et de progrès… Certes, l’idéologie de la déconstruction cherche à dévoyer le sens du mot égalité, en opposant une composante de notre peuple à une autre. Mais le remède proposé, c’est la discrimination positive, laquelle créée de nouvelles inégalités. Il suffit de voir les ravages qu’elle exerce dans l’université américaine. Les Français républicains ne sont pas prêts à accepter qu’on substitue la race ou l’origine à la formule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Cette formule est idéale ? Elle n’est pas réalisée concrètement ? Il faut donc poursuivre le combat pour l’égalité, avec comme meilleure boussole « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

Cette réalité est particulièrement illustrée par le combat féministe, qui marque à juste titre notre temps. Faut-il l’orienter vers une guerre des genres, à la manière d’une Alice Coffin « les hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leur musique » ? Ce féminisme radical ne convainc pas en France. Sans doute parce que les rapports entre les sexes sont fondés différemment dans notre histoire, et cela au moins depuis le XVIIIe siècle. De même, la théorie du genre, qu’on lit dans « Trouble dans le genre » de Judith Butler, heurte l’approche égalitaire du « Deuxième sexe » de Simone de Beauvoir. Faut-il déconstruire les genres ou assurer leur égalité en droits ? C’est le féminisme égalitaire et universaliste qui est le meilleur môle de résistance au wokisme et à la théorie du genre. La parité, par exemple, n’est pas la représentation de catégories, mais l’assomption du caractère général de l’humanité, faite d’hommes et de femmes. Le Pacte civil de solidarité n’est pas une mesure faite pour les homosexuels mais pour tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent se marier. Cette approche universaliste, quelquefois critiquée comme porte d’entrée des communautarismes, en est peut-être le meilleur antidote. La réalité d’ailleurs est au rendez-vous : la parité est bien acceptée par l’opinion, et le PACS unit surtout des couples hétérosexuels.

Car s’il y a un archipel français où les différences se creusent entre communautés, religions, origines, cette situation n’est pas entièrement neuve. Faire nation entre Basques et Alsaciens, Bretons et Provençaux n’était pas simple. Unir le pays entre catholiques et protestants, clore le cycle des guerres de religions ne l’était pas non plus. La diversité de la population française exige de constants rappels à l’unité, dont nous avons l’habitude. Girondisme et décentralisation ont leurs avantages, mais il faut en faire un bon usage. Centralisation et jacobinisme ont leurs inconvénients, mais ils font partie de la culture politique française. D’ailleurs, Bonaparte parlant du jacobinisme disait que c’était « l’égalité à cheval » ! La République a donc une certaine expérience de la gestion des diversités. Car avec elle naît l’idée de citoyen. Un individu qui articule, en lui-même, ses identités privées et l’appartenance à la communauté des citoyens. L’individu ne passe pas par la médiation de communautés d’origine, de religion, d’ethnie… pour faire République. C’est en lui-même que se fait l’articulation entre ses identités personnelles et l’appartenance à la communauté nationale. L’articulation entre le privé et le commun, c’est le citoyen, pas la communauté. Plus de prison communautaire, plus d’assignation à résidence communautaire : c’est un modèle qui libère ! Alors que le wokisme, l’indigénisme ramènent l’individu à la couleur de sa peau ou à son origine, et ne conçoit un pays que comme agrégation des communautés, elles-mêmes de plus en plus disparates, intersectionnalisées à l’infini. Voilà en quoi le modèle républicain est capable de résister aux vagues dissolvantes venues du monde anglo-saxon. Et, de fait, la complaisance pour le wokisme est relativement circonscrite en France à quelques partis politiques minoritaires.

Là encore, l’ancrage dans l’histoire joue son rôle. Les États-Unis restent un pays jeune. Il a 235 ans. Chez nous, Braudel expliquait que des phénomènes actuels, comme la prééminence du Bassin Parisien dans l’activité et le peuplement remontait à la culture Seine-Oise-Marne, c’est-à-dire au Néolithique, 3000 ans avant notre ère… Sans remonter aussi loin, les Français se sentent héritiers, de 1789 d’abord, mais aussi du temps des cathédrales ; ils donnent raison à Marc Bloch : le sacre de Clovis et la fête de la Fédération. Ils sentent bien que l’État a fait la nation. Le déconstruire ? Ce serait déconstruire la nation elle-même. Il faut construire. L’histoire des siècles et de la République sont des aventures de construction. Construire n’est évidemment pas se départir d’un esprit critique, mais comme le disait Régis Debray, on ne détruit vraiment que ce qu’on remplace. Or par quoi nos déconstructeurs remplacent-ils les cibles de leur colère ? La famille, la nation, l’histoire, la culture, seraient à déconstruire, soit ! Mais pour quel horizon ? Une atomisation générale des relations humaines et sociales ? Combattre aujourd’hui l’esclavage aboli en 1848, l’auteur du Code noir de 1685, le colonialisme mis à bas en 1962, est-ce construire ? Il serait préférable de prendre appui sur les luttes anticoloniales et anti-esclavagistes d’hier, pour combattre le racisme d’aujourd’hui, les inégalités d’aujourd’hui. Le discours de Philadelphie, par Barack Obama est plus mobilisateur pour le combat des droit civiques que la démolition de la statue du général Lee.

Du monde anglo-saxon, vient aussi bien le poison que le contre-poison : nombreux sont les auteurs qui sont à la contre-offensive : aux États-Unis d’abord, avec Bret Easton Ellis, dénonçant la victimisation, Thomas Chatterton Williams et le droit d’offenser, Lionel Shriver, qui refuse la notion d’appropriation culturelle, Bret Weinstein et son combat contre le racialisme à l’université Evergreen, Yascha Mounk et le patriotisme civique au-delà des appartenances, Mark Lilla, l’auteur de L’Amérique en miettes, au Québec, où Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation signe un appel commun avec Jean-Michel Blanquer pour dénoncer l’emprise du wokisme, ou en Grande-Bretagne avec Jonathan Coe montrant les ravages de la discrimination positive en Grande Bretagne, Douglas Murray et sa critique du tous contre tous, Kathleen Stock, pourfendeuse de la théorie du genre, la féministe Helen Pluckrose qui moque « le triomphe des impostures »… Pour ne citer que les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni. Ces auteurs souvent se félicitent de la meilleure résistance opposée en France à cette idéologie. Essayons d’être à la hauteur de leur confiance ! Car l’ancrage profond du modèle républicain dans les esprits bénéficie sans doute du crédit apporté au libre examen et à l’esprit critique par le respect du principe de laïcité.

Démocratie comme loi de la majorité, primat de l’intérêt public sur les intérêts particuliers, passion de l’égalité, gestion intelligente des diversités, ancrage dans l’histoire : ces atouts qu’offre l’idée républicaine doivent permettre de mener la bataille. Mais il est clair que pour tenir bon et emporter la victoire, la République a besoin de Républicains, c’est-à-dire d’esprits dégagés des dogmes, dont la déconstruction est la forme la plus récente. D’esprits empreints de conscience historique car nous ne sommes pas un rassemblement de hasard, mais un peuple à la longue expérience, qui sait qu’on peut vite passer de la nation unie à « l’agrégat inconstitué de peuples désunis » qu’évoquait Mirabeau à la veille de la Révolution. Pour résister et vaincre, il faut s’appuyer sur le roc de la République : c’est elle qui a toujours fait tenir la France face aux épreuves. Et celle que nous traversons en est vraiment une.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup, Jean-Yves, pour cette conclusion très emballante, au sens d’un cheval au galop.

Le lien entre la République et l’égalité n’est pas une histoire finie, comme vous l’avez dit. Peut-être aurions-nous gagné à mieux la réactiver. Souâd Ayada a été sensible à cet aspect des choses dans la conclusion de son intervention.

Vous avez dit une chose qui n’est pas assez souvent dite : la République sait gérer la diversité. C’est très juste. La République a su gérer jusqu’à présent les différents « peuples » qui la composent, l’expression de points de vue très différents dans le débat politique. Elle ne pourra gérer cette diversité dans le futur qu’avec l’appui d’une Ecole républicaine solide qui, encore une fois, n’envoie pas à l’université des jeunes qui sont déjà, pour ainsi dire, perdus pour la science.

En tout cas vous faites mentir une phrase de Philippe Muray : « nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles » ! Vous nous avez suffisamment galvanisés pour que nous puissions penser l’inverse.

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Le cahier imprimé du colloque « La République face à la déconstruction » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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