Débat final

Débat final, lors du colloque « La République face à la déconstruction » du mardi 8 mars 2022.

Jean-Pierre Chevènement

« La guerre est-elle perdue ? » a demandé Marie-Françoise Bechtel. Nous venions d’entendre un exposé peu rassurant dans la bouche d’Hadrien Mathoux.

Il me semble, sans vouloir arbitrer entre les optimistes et les pessimistes, que nous avons perdu du terrain depuis une bonne trentaine d’années.

A la fin des années 1970, j’avais inventé le concept – légèrement polémique – de « gauche américaine » applicable à ce que l’on appelait à l’époque la « deuxième gauche », d’ailleurs liée à des ambitions électorales plus qu’à un mouvement intellectuel (on ne peut pas dire en effet que le niveau intellectuel de la « deuxième gauche » ait été tellement extraordinaire). Le concept de « gauche américaine » visait ces idées d’importation américaine mais aussi une certaine conception de la société qui était aux antipodes de la conception républicaine.

Avons-nous progressé ? Certainement pas. Pourquoi avons-nous régressé ? Je pense qu’il faut faire le lien avec l’évolution de notre société, des sociétés européennes, leur relative désindustrialisation, le poids sans cesse décroissant des couches populaires, la montée d’une petite bourgeoisie « bobo ». Tout cela a forcément des répercussions au niveau de la lutte des idées. Nous avons toujours considéré que la lutte politique et la lutte des idées allaient de pair. Il est certain que l’évolution de nos sociétés les tire vers des conceptions plutôt « bourgeoises » dissimulées sous le vocabulaire du « wokisme » qui n’est pas compréhensible si on n’a pas cette vision d’un certain déclin de l’Europe, de l’Occident en général et de la montée d’autres aires culturelles qui, généralement, se caractérisent par le particularisme plus que par l’universalisme. Je pense par exemple à l’islamisme ou au communisme chinois, aujourd’hui loin de ses sources intellectuelles. J’ai beaucoup de respect pour la Chine, c’est un grand pays, une grande civilisation. Ne nous faisons pas d’illusions, pour les Chinois, il y a la Chine et il y a le reste. J’ai beaucoup de sympathie pour le peuple russe en tant que peuple mais je constate que la conception de la nation civique n’a pas fait de progrès car l’Ukraine est quand même le témoignage d’une nation en émergence qu’il eût fallu reconnaître comme « nation civique ». Je ne reviendrai pas sur ce qui se passe dans le monde vis-à-vis de ce problème russo-ukrainien mais il est clair que beaucoup de pays (les pays arabes, l’Inde, l’Amérique latine…) se sont abstenus lors des votes à l’ONU.

Il y a forcément des questions que nous devons nous poser :

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment cette culture du « wokisme », ou, pour être plus précis, l’idéologie décoloniale, racialiste, toutes les formes de particularismes, ont-elles pu prendre une telle importance dans la conscience de nos contemporains ? Comment les idées des Lumières, de l’universalisme, de la République civique, nous apparaissent-elles, non pas sur le reculoir parce que je pense qu’il y a eu des moments autrement plus difficiles au XXe siècle pour les idées de démocratie (en 1940 la victoire de l’Allemagne sur la France a été interprétée par les nazis comme une défaite des idées de 1789).

Je crois que le bon combat nous rassemble. Je tiens à vous remercier toutes et tous de votre éloquence admirable, y compris Pierre-André Taguieff qui n’était pas physiquement présent. Ce colloque est intellectuellement l’un des plus brillants que nous ayons tenus.

Nous nous sommes beaucoup instruits mais je me pose toujours un certain nombre de questions : Comment tout cela a-t-il été possible ? En trente ans nous aurions dû gagner du terrain. Cela n’a pas été vraiment le cas.

Mais le combat n’est pas perdu. Nous allons le continuer.

Marie-Françoise Bechtel

Vous avez-vous-même consacré un certain nombre d’ouvrages à étudier la manière dont le grand mouvement de néolibéralisme économique, conduit par ce que vous avez appelé l’hégémon politique américain, a constitué un véritable raz-de-marée, notamment sur les pays européens et tout particulièrement sur la France. Il en est résulté un engouement pour la culture américaine, pour une forme d’universalisme, qui n’est pas le nôtre, mais un universalisme qui a tendance à nous faire importer ce qui semble universel : c’est là peut-être un début de réponse à votre question.

C’est la raison pour laquelle l’égalité dans et par la République est la question – non encore résolue – qui m’interpelle le plus. Ce n’est pas une raison pour dire que nous n’allons pas la résoudre, ni même que la République n’est pas mieux armée pour la résoudre. Mais je crois pour ma part que cette question est encore devant nous.

Je donne la parole au président de notre conseil scientifique.

Benjamin Morel

Bonjour à tous et merci de me donner la parole.

Dans ce débat, je me rangerai plutôt du côté des Cassandre, malheureusement. Outre les arguments qui ont pu être avancés, je crois qu’il y a également un enjeu en termes d’autonomie de notre champ culturel.

Je prendrai l’exemple de l’université.

Je suis juriste à Paris II. Ce n’est pas forcément l’endroit où le « wokisme » a le plus pénétré. Mais dans une vie antérieure j’ai été politiste à l’ENS Cachan où les débats étaient un peu autres. Comme cela a été dit, pour un jeune doctorant il convient de s’inscrire dans cette perspective s’il veut être recruté. On est dans une situation de raréfaction extrême des postes où par ailleurs l’université anglo-saxonne joue un rôle. En effet, pour être recruté comme politiste ou comme sociologue il faut avoir fait un post-doctorat aux États-Unis ou dans le monde anglo-saxon. Post-doctorat où l’on n’est admis que si l’on se plie aux exigences « wokistes ». Si vous ne publiez pas dans une revue anglo-saxonne, si vous ne passez pas sous les fourches caudines des sciences sociales anglo-saxonnes, vous ne serez pas recruté en France.

La question se pose donc aujourd’hui de l’autonomie de notre université. Est-elle capable de sortir de ces grands réseaux internationaux ? A-t-elle intérêt à le faire ? Cela lui permettrait d’autonomiser les champs de recherche, ce que l’internationalisation lui interdit aujourd’hui.

Ensuite il y a la question de la jeunesse. Ne nous leurrons pas : ce n’est pas principalement l’École qui fait pénétrer ces théories dans la jeunesse. Hadrien Mathoux connaît comme moi le sondage IFOP qui avait été fait sur la laïcité auprès des jeunes. Un sondage Harris sur la question du « wokisme », paru il y a environ un an, montrait à quel point ces théories ont profondément pénétré une jeunesse qui, en effet, biberonne à des produits anglo-saxons de grande consommation (tel Netflix ) qui portent ce type d’idéologie.

Comment arriver à faire exister une vision alternative, la vision française, la vision républicaine, en dépit de cette domination anglo-saxonne au niveau universitaire comme au niveau culturel ?

On peut toujours espérer que surgissent outre-Atlantique des résistants qui renversent le paradigme culturel. Mais, de notre point de vue, je pense que nous devons agir à l’intérieur de nos frontières.

Marie-Françoise Bechtel

L’autonomie culturelle et universitaire que vous appelez de vos vœux est-elle dissociable de notre état de vassalisation économique par rapport notamment à la dominance venue d’outre-Atlantique (je pense aussi bien aux GAFA qu’à l’économie pure et dure) ?

Nathalie Heinich

On pourrait parler très longtemps des problèmes des universités. Je pense que le principal outil dont nous disposons sont les lois qui protègent notre modèle. Malheureusement nos représentants ne semblent pas toujours en être conscients et ne font pas tout ce qu’il faut pour le protéger. Je prends l’exemple tout récent des fameuses « hijabeuses ». Le Sénat a retoqué un amendement imposant l’interdiction du foulard islamique dans les compétitions sportives, amendement qui n’a pas été inclus dans la loi sur le sport votée la semaine dernière par les députés. C’était pourtant l’occasion de faire à propos du sport ce qui a été réussi en 2004 avec la loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école. Nous avons le recul suffisant qui permet d’affirmer que cette loi a permis de résoudre beaucoup de problèmes sans entraîner de mise à l’écart des jeunes musulmanes. Nous avons donc ce retour d’expérience, nous avons les fondements des raisons pour lesquelles il ne faut pas accepter que soit imposée une norme qui, affirmant qu’une musulmane doit être voilée dans l’espace public, laisserait libre cours aux pressions communautaires et à l’affirmation d’une idéologie sexiste. Or, les députés n’ont pas saisi cette occasion. Il y a là un travail à faire pour rappeler aux parlementaires les enjeux de la législation et susciter une prise de conscience car c’est notre dernier rempart. Il faudrait aussi une loi beaucoup plus restrictive sur l’écriture excluante (je préfère l’appeler « excluante » plutôt qu’« inclusive »). Nous devons prendre conscience que si nous ne réglons pas ces questions-là par des lois, par des réglementations, nous n’y arriverons pas, en raison de la force des réseaux sociaux et des effets régressifs de la compulsion à se protéger derrière des affinités immédiates. Il est toujours plus facile de se référer à sa famille, à sa tribu, à son clan, à sa religion. C’est une pente facile, régressive, par rapport à laquelle l’effort de comprendre la pensée républicaine, l’effort de penser notamment la laïcité, est exigeant. Il faut l’enseigner.

Si nous ne résistons pas fermement, tant au niveau de l’enseignement de ces principes à l’école qu’au niveau de la pression sur nos représentants pour qu’ils légifèrent en faveur du maintien de notre modèle nous n’y arriverons pas.

Dans la salle

Benjamin Morel a montré qu’au-delà de l’enseignement à l’École ou à l’université, c’est par le biais culturel et notamment par des plateformes américaines géantes que l’imprégnation du « wokisme » se fait. Le service public français ne pourrait-il mettre à la disposition de la jeunesse des contenus qui reflètent la manière de voir de la France et un certain universalisme ? Je déplore qu’aujourd’hui ce que produit France Télévision à destination des jeunes est très loin de l’universalisme républicain.

Marie-Françoise Bechtel

Alors même que les séries françaises connaissent un certain succès à l’étranger…ce serait un vecteur.

Dans la salle

En filigrane, vous avez évoqué aussi la question de la laïcité et la question du retour du religieux sous une forme un peu inhabituelle, très « identitarisée », d’une certaine façon.

Ce retour du religieux ne vient-il pas combler un manque d’idéologie au sens le plus fédérateur du terme ? La République ayant cessé d’être un signifiant porteur de sens pour des jeunes générations, un vecteur d’égalité, on se réfugie dans le religieux après la déchéance de toutes les grandes idéologies (socialisme, communisme…) qui prétendaient que l’État pouvait incarner un certain socle de valeurs et n’était pas simplement un agent du marché.

Cette disparition-là, entraînant un retour du religieux identitarisé, n’a-t-elle pas aussi contribué à empêcher la République d’être ce socle de valeurs communes qui permet d’échapper à la déconstruction ?

Nathalie Heinich

Je pense qu’il y a d’autres problèmes et notamment le blocage de la mobilité sociale, qui empêche les gens de s’investir dans un futur de progression, comme cela a été le cas, au moins avant et pendant les Trente Glorieuses. Ce blocage-là est dramatique parce que les gens n’ont devant eux, pour se sentir portés vers l’avenir, que des possibilités cadrées par des formes religieuses.

Je ne pense pas qu’il faille parler de retour du religieux : il faut parler d’offensive de l’islamisme politique. C’est très différent. Ce n’est pas le religieux en général mais c’est une religion très particulière, sous une forme fondamentaliste, politisée, qui prétend imposer la subordination des lois de la République par rapport aux lois religieuses. Il faut être très ferme là-dessus et arrêter de se laisser impressionner par le chantage à l’islamophobie. Dénoncer l’islamisme politique n’est pas être contre les musulmans, mais contre ce qui opprime une grande partie des musulmans, à savoir le fondamentalisme islamique.

Dans la salle

Si ces idéologies ont progressé, c’est tout simplement parce qu’elles ont facilité l’application des contre-réformes. Ces idéologies ont permis de casser les organisations syndicales, dans l’Éducation nationale et ailleurs. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus.

Marie-Françoise Bechtel

Je pense que les organisations dont vous parlez y ont mis du leur également.

Anne-Marie Le Pourhiet

J’ajouterai un complément dans l’analyse des causes de tous ces phénomènes. L’Université, la recherche, les intellectuels, jouent certainement un grand rôle dans la diffusion de cette idéologie et le cheminement transatlantique passe incontestablement par l’Université. Mais tout de même, il faut bien admettre que nos institutions politiques et administratives sont également complètement intoxiquées et que cela transite en grande partie par les institutions et le droit européens eux-mêmes infiltrés par les doctrines multiculturelles et intersectionnelles. L’État et les pouvoirs publics laissent filer tout cela depuis des décennies.

Je reçois à longueur de temps des services centraux de mon Université des courriels en écriture inclusive et des invitations à participer à des colloques, réunions, programmes de recherche et manifestations diverses et variées relatives au genre, à la diversité, à l’égalité, à la domination ou à la « lutte contre » tous les fléaux que véhiculerait un modèle patriarcal hétéronormé et racisé. Je constate que la seule chose qui ait été faite pour interdire l’écriture inclusive est une circulaire d’Édouard Philippe, Premier ministre, visant uniquement la publication des actes normatifs au Journal officiel : les lois, les règlements et les décisions individuelles etc. ne doivent pas être rédigés en écriture inclusive, mais c’est tout. Quant au ministre de l’Éducation nationale, il s’est borné à rédiger une petite circulaire prohibant l’écriture inclusive uniquement dans l’enseignement lui-même mais pas du tout dans l’administration scolaire ni dans les relations avec les élèves et parents. Nous avons des témoignages de parents qui reçoivent en permanence des courriers de l’école en écriture inclusive.

En réalité, il y a une faiblesse insigne du pouvoir politique sur ces sujets. Et quand on cherche la traçabilité de toutes ces normes qui affluent à la fois sur l’Université, l’administration, les entreprises etc., on tombe sur des programmes européens. Lorsque, dans le but de « refléter la diversité »et de lutter contre « les stéréotypes profondément ancrés dans les comportements individuels et collectifs », la commissaire à l’égalité Helena Dalli demande à ses services de préparer un « Manuel de la communication inclusive » destiné aux fonctionnaires de Bruxelles, que l’on ne nous dise pas que c’est l’Université ! Il est évident que c’est le pouvoir européen qui est complètement infiltré. Quand la convention sur l’avenir de l’Europe, lancée à grands fracas par les institutions européennes, se fait au moyen d’une affiche où l’on voit une femme voilée, le message est clair : l’avenir de l’Europe c’est le voile islamique ! Il faut donc interroger la source du pouvoir. L’Université, je veux bien mais les recherches et les laboratoires universitaires en sciences sociales sont largement financés par des fonds et des programmes nationaux et européens fléchés. Il y a donc une volonté politique qu’il en soit ainsi.

Marie-Françoise Bechtel

Merci d’avoir ajouté cette précision très utile au débat.

Nous vous remercions tous.

Comme l’a dit Jean-Pierre Chevènement, les interventions ont été particulièrement passionnantes ce soir et nous allons tous partir mieux armés.

En effet, ce qui nous guette demain sera ou le relativisme absolu ou le renouveau des idéaux collectifs. Ces derniers auront besoin d’être charpentés et quelle meilleure structure leur apporter que celle du ciment républicain qui laisse coexister des visions du monde qui peuvent être différentes, tout en offrant leur possibilité de se réunir autour de la citoyenneté ? C’est cette offre qui doit être sur la table.

Quel est le moyen d’y parvenir ? Il y a cette alchimie un peu mystérieuse qui dans notre pays unit l’idée nationale et l’idée de civilisation, alchimie si bien décrite dès les années 1930 par Ernst Robert Curtius. Il y a aussi la rémanence de la construction révolutionnaire complétée par l’idéal de laïcité. Ce sont des bases dont il est permis de penser qu’elles subsisteront envers et contre tout. Mais quel sera l’agent chimique qui permettra demain une nouvelle synthèse de ces éléments ? La pensée philosophique a montré que son souci principal n’était pas notre futur collectif et peut-être cela vaut-il mieux ainsi. La vocation de la philosophie n’est pas de servir de prétexte aux mouvements de la société. C’est au fond ce que Socrate disait à Protagoras. C’est plutôt sans doute vers les défis que porte la construction du « monde de demain » qu’il faut se tourner : après tout, la culture de la dénonciation n’offrira pas beaucoup de perspectives pour résoudre les besoins pressants du monde qui vient, les défis énergétiques, sanitaires voire militaires. La démocratie pure semble plutôt désarmée là où la démocratie républicaine peut apporter une volonté.

Encore faut-il savoir la susciter par l’éducation, par l’appui apporté à la recherche et plus généralement aux dispositifs de cohésion nationale. C’est je crois une conclusion qui nous réunit tous.

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Le cahier imprimé du colloque « La République face à la déconstruction » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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