« Ce que la déconstruction fait à la République ; ce que peut la République face à la déconstruction »

Intervention de Souâd Ayada, directrice de l’Institut français d’islamologie, inspectrice générale de philosophie, ancienne présidente du Conseil supérieur des programmes, lors du colloque « La République face à la déconstruction » du mardi 8 mars 2022.

Je vous remercie, Madame la présidente.

Avant d’envisager ce que la déconstruction fait à la République et d’aborder la manière dont la République peut faire face à ce qui se donne pour cible privilégiée la déconstruction de ses principes fondateurs et régulateurs, je développerai quelques remarques préliminaires destinées à délimiter la portée de mon propos.

Étant peu portée vers les généralités, je m’en tiendrai à une conception littérale et donc restreinte de la déconstruction. Pour le dire sans détour, j’estime que la notion de déconstruction fait l’objet de grandes confusions aujourd’hui, et il me semble que nous gagnerions beaucoup en clarté en distinguant, comme le fait l’Observatoire, les différentes orientations que rassemble l’idée de la déconstruction : pensées décoloniales, idéologies identitaires, doctrines de la race et du genre, programmes de recherches intersectionnelles, etc. Je soulignerai aussi le défaut de perspective qui consiste à associer, sous le nom de French theory, la déconstruction derridienne à d’autres démarches philosophiques. Embarquer, comme on le fait très souvent, sous le nom de la déconstruction, des philosophes comme Michel Foucault et Gilles Deleuze, qui ont explicitement marqué leurs réserves à l’égard de la voie empruntée par Jacques Derrida, est une erreur factuelle.

Je tenterai donc de suivre la déconstruction telle que l’entend Jacques Derrida et telle qu’elle féconde les pensées qui s’en réclament. Cela nécessite quelques détours. Il nous faudra tout d’abord considérer comment un modèle de lecture des textes – une manière de faire des commentaires et de mener des interprétations – est sorti de l’espace littéraire, de l’espace philosophique, de l’espace herméneutique pour s’appliquer à la politique. On se posera la question : en quoi consiste la déconstruction de la politique ? Il nous faudra ensuite étudier, même de loin, le mouvement qui a transformé une démarche théorique, philosophique, de déconstruction du politique – ou de la politique – en une pratique, en une action, en une politique de la déconstruction. Nous tenterons alors de dégager les traits caractéristiques de la politique de la déconstruction.

De la déconstruction en général à la déconstruction du politique

Revenons à la manière dont Jacques Derrida présente la déconstruction : ce n’est ni une méthode – Pierre-André Taguieff l’a suggéré – ni une critique, ni une analyse, c’est un mouvement de pensée qui consiste à déstabiliser, à défaire, à délier, à disséminer un mouvement sans cesse reconduit que n’arrêtent ni des positions de thèse ni des certitudes subjectives. L’activité ici en jeu vise tout ce qui apparaît comme stable, unifié ou fondateur. Pour le praticien de la déconstruction, toute stabilité procède d’une substantialisation arbitraire, tout ce qui se donne comme « un » ou « premier » est l’effet d’une unification ou d’une fondation adventice. Aucun qualificatif ne saurait exprimer la spécificité d’une pratique qui déjoue, sans les critiquer et sans prétendre les dépasser, les partages bien connus en philosophie, entre le dogmatisme et le scepticisme par exemple. C’est que toute qualification introduit de la stabilité, de l’unité et de l’originel, et témoigne ainsi d’une volonté d’« essentialiser ». Or, toute essentialisation est par nature suspecte et indue.

La déconstruction désigne tout d’abord une manière de lire les textes et de faire de la philosophie. Jacques Derrida nous offre une illustration magistrale de cette manière de lire et de philosopher dans son commentaire du Phèdre de Platon, quand l’attention portée sur le pharmakon, tout à la fois remède et poison, défait dans un même mouvement et la supériorité de la parole et l’infériorité de l’écriture. La mise au jour du supplément, à partir de la lecture de l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau, approfondira le sillon de cette déliaison dans les termes de la différance et dans un horizon élargi. Évoquant la sortie de la déconstruction hors du champ de l’interprétation des textes comme son destin inévitable et souhaitable, Jacques Derrida étendra peu à peu le champ de la déstabilisation et l’appliquera au droit, à l’éthique et à la politique. Ainsi va-t-il s’engager dans la déconstruction du politique.

Je retiendrai deux jalons, à mes yeux essentiels, de sa déconstruction du politique ou de la politique.

D’abord un livre, Politiques de l’amitié, que Jacques Derrida publia en 1994 aux éditions Galilée où, codirigeant la collection « La philosophie en effet », il était en quelque sorte chez lui. Il s’agit d’une très belle réflexion philosophique sur l’amitié entendue comme le concept-clé de la politique depuis Aristote. Dans la Cité bien ordonnée, les citoyens n’agissent pas seulement en fonction de ce qui est permis ou de ce qui est interdit. Pour Aristote, la contrainte du régime des lois ne saurait suffire à les guider, pas davantage la recherche de l’intérêt, fût-il commun. Pour qu’une Cité soit vraiment une communauté voulue par des êtres doués de raison, et non un agglomérat d’individus attachés à la satisfaction de leurs besoins, il faut de l’amitié entre les citoyens. Et c’est l’inimitié qui règle les relations entre les citoyens, d’une part, et les individus qui sont étrangers à la Cité, d’autre part.

Jacques Derrida va déconstruire l’amitié aristotélicienne et, ce faisant, il va déconstruire la politique ou le politique en visant directement l’antagonisme qui en est le fondement, à savoir celui de l’ami et de l’ennemi. La guerre, comme nous la voyons se déployer aujourd’hui entre la Russie et l’Ukraine, révèle l’intensité maximale de cet antagonisme qui va servir de modèle interprétatif pour la philosophie politique moderne. La déconstruction permet ici d’atteindre une idée de l’amitié qui précèderait celle que véhicule l’antagonisme de l’ami et de l’ennemi. Jacques Derrida veut, en effet, saisir une amitié d’avant l’amitié politique. Cela le conduit à penser l’amitié comme tout autre chose que la fraternité et à l’inscrire dans une forme d’universalité qui est aux antipodes de l’universalisme progressiste, aux antipodes de l’humanisme moderne dont nous savons l’importance pour la formation de l’idée républicaine. Cette amitié qui précède l’horizon politique de l’antagonisme fondateur ou qui s’y soustrait, Jacques Derrida la nomme « hospitalité inconditionnelle ». Cette hospitalité sans condition forme l’indestructible sur lequel achoppe la déconstruction du politique. C’est une « justice » ou une « exigence de justice » qui anime la démocratie, non pas sa forme dégradée dans les démocraties existantes, mais sa forme achevée dans ce que Jacques Derrida appelle « la démocratie à venir ». Cette « promesse de démocratie encore impensée, encore impossible, toujours à venir : la promesse même », sera au centre de la pensée d’un derridien subtil qui vient de nous quitter, Jean-Luc Nancy.

Le deuxième jalon sur lequel je voudrai m’attarder un peu est une conférence intitulée : « Le souverain bien – ou l’Europe en mal de souveraineté » [1] que Jacques Derrida a prononcée quelques mois avant sa mort, le 8 juin 2004, à Strasbourg. Il s’agit là aussi d’une belle réflexion philosophique sur l’un des concepts-clés de la politique, à savoir celui de souveraineté. La déconstruction ici à l’œuvre se rapporte à la souveraineté telle qu’elle est conçue dans le sillon ouvert, dans la philosophie moderne, par Hobbes. Elle opère en réactivant tous les aspects que véhicule l’image associée chez Hobbes à la souveraineté, l’image du Léviathan [2]. Léviathan renvoie tout à la fois au Dieu humain et à la bête féroce. La souveraineté se noue précisément autour de cette représentation qui associe le Dieu intouchable à la bête immonde.

Jacques Derrida propose de brillantes variations sur l’expression « en mal de souveraineté » telle qu’on l’utilise communément pour décrire la situation politique européenne. Nul ne peut contester que l’Europe est « en manque » de souveraineté. Mais ce manque, loin de désigner ce qu’il faudrait au plus vite surmonter, est le masque de l’impossible confrontation à un mal, celui de la souveraineté, que l’Europe ne cesse de différer. C’est que la souveraineté est, comme telle, un mal pour les États et pour l’Europe. Jacques Derrida envisage le concept fondateur de l’État moderne comme ce « mal » que le « souverain bien », introduit comme une sorte d’antidote, devra réduire, terrasser et étouffer. L’hospitalité inconditionnelle sera la figure opératoire du souverain bien appelé à subjuguer les effets de la souveraineté.

Nous soulignerons, en passant, les penchants idéalistes de ces réflexions dont témoigne le recours aux notions de mal et de souverain bien. Mais l’essentiel réside dans la représentation extrêmement négative de la souveraineté que forge Jacques Derrida et qui le conduit à transformer une puissance en une toute-puissance intolérable et à faire d’un droit un non-droit qui exige sa contestation. À Strasbourg, ville qui « respire la mise en question de la souveraineté État-nationale » selon Jacques Derrida, il convient de mettre en garde les Français, les Allemands et tous les Européens contre les périls majeurs qu’encourt une Europe qui se complairait dans la recherche d’une souveraineté. À cette recherche d’une souveraineté impossible et qui serait un mal, il oppose la visée du souverain bien, l’autre nom d’une exigence de justice irréductible au droit. En lieu et place de l’exercice légal et légitime de la souveraineté qui revient à tout État de droit, nous retrouvons l’appel continu à l’hospitalité inconditionnelle qui fait fi du territoire, de la nation, de l’État, autant de réalités qui s’articulent étroitement à l’idée de souveraineté. Et l’intention philosophique de cet appel est de transformer l’Europe en terre d’asile. Ainsi les derniers mots qui concluent la conférence : « Je rêve d’une Europe dont l’hospitalité universelle et de nouvelles lois de l’hospitalité ou du droit d’asile fassent l’arche de Noé du XXIe siècle ».

De la déconstruction de la politique à la politique de la déconstruction

Une politique de la déconstruction – un ensemble hétérogène et foisonnant de représentations et de pratiques se réclamant plus ou moins directement de la pensée derridienne – va s’articuler à cette déconstruction du politique selon des voies diverses qu’il faudrait suivre précisément. Dans ce nouage complexe, je retiendrai une figure intellectuelle de premier plan qui va jouer un rôle majeur. Il s’agit d’Edward Saïd dont l’œuvre protéiforme compose, depuis les années 1980, un puissant ressort politique pour nombre d’intellectuels.

Né en 1935 à Jérusalem et mort à New York en 2003, ce Palestino-américain est un des principaux représentants du courant de pensée né dans les campus américains autour des départements de critique littéraire. Théoricien de la littérature anglaise et critique littéraire, Edward Saïd a enseigné de 1963 à sa mort dans la prestigieuse Université Columbia. Il fut pour ses contemporains « la voix politique la plus puissante » de sa génération, adulé de toutes parts par de nombreux universitaires, et le maître penseur d’un mouvement profond, à la croisée de l’université et de l’idéologie, dont nous mesurons aujourd’hui tous les effets. Ce mouvement, sorte de syncrétisme où vont se côtoyer des figures comme celles de Gramsci, de Foucault, de Deleuze et de Lyotard, va incontestablement prendre beaucoup de distance avec Derrida. Mais il restera fidèle à ce qu’on pourra appeler la ligne de conduite de la déconstruction.

Comment Edward Saïd se saisit-il de la déconstruction derridienne ?

D’abord, comme d’un mot d’ordre, à la fois théorique, pratique et politique, qui ne supporte aucune distance critique : il faut penser et agir selon l’impératif de la déconstruction parce que tout ce qui est ou se présente à notre intellect est le résultat d’une construction. La déconstruction est pour Edward Saïd un combat contre l’essentialisme et contre tous les procédés théoriques et rhétoriques qui le soutiennent. Parmi ces procédés, Edward Saïd va analyser de manière extrêmement brillante la constitution du savoir orientaliste. Je vous renvoie à son livre publié en 1978, traduit en français en 1980 et qui a eu un fort retentissement, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [3]. Le savoir orientaliste y dessine la figure type du savoir comme tel. En effet, cet ouvrage dévoile la nature du savoir et de la culture : il s’agit de discours relevant de la domination. Reprenant cette notion de domination à son ami Noam Chomsky – autre personnage important dans cette constellation sur lequel il faudrait se pencher attentivement – et lui donnant la même puissance explicative intégrale, Edward Saïd soutient l’existence d’un impérialisme intellectuel qui n’accompagne pas seulement l’impérialisme politique mais en est la cause. En ce sens, le savoir met en jeu la notion capitalistique de l’accumulation.

Je retiendrai quelques phrases éloquentes de L’Orientalisme où affleure la conception du savoir que finira par imposer une perspective formée dans la déconstruction. À propos d’Ernest Renan dont la réfutation des thèses ne saurait être menée que par un érudit pouvant prétendre à la possession d’un savoir équivalent, on lit : « Lisez une page de Renan, vous lirez un acte de pouvoir ». À propos du savoir orientaliste comme tel, Edward Saïd affirme : ce sont « des menottes forgées par l’esprit ». Je laisse à l’auditoire le soin d’apprécier ces jugements sans nuance qui ont séduit et séduisent encore de nombreux intellectuels français et par le monde. Des expressions et des notions qui font de nos jours florès sont expressément présentes dans L’Orientalisme. Je retiendrai, traduites en français bien sûr : « appropriation culturelle », « systémique », « mâle d’âge mûr », « homme blanc ». Jacques Derrida n’est pas directement à l’origine des courants de pensée que nous mettons sous le mot de déconstruction. C’est à Edward Saïd que nous devons le développement des théories décoloniales et indigénistes, des idéologies racisées et des formes contemporaines du néo-féminisme.

Des thématiques aujourd’hui prégnantes ont été ébauchées par Edward Saïd dans L’Orientalisme. J’en énoncerai quatre qui trouvent depuis quelques années de nombreux échos :
1- Une certaine lecture des œuvres philosophiques qui y débusque les racines du racisme, de l’esclavage et de l’exploitation coloniale. Ainsi, les écrits de Hume apportent-ils, aux yeux d’Edward Saïd, la justification philosophique de la théorie raciale au fondement des traites négrières et du colonialisme. Des réminiscences de cette grille interprétative motivent, de toute évidence, ceux qui en 2020, après la mort de George Floyd, ont affublé la statue du philosophe à Édimbourg d’affiches le présentant comme un affreux raciste et exploiteur.
2- La mise en avant du caractère polymorphe de la domination. Edward Saïd en dresse le prototype dans l’analyse qu’il fait de la figure féminine de Kuchuk Hanem telle qu’elle apparaît dans les récits du Voyage en Égypte de Flaubert [4]. Cette relation fait apparaître le ressort véritable de la domination : la domination est colonialo-patriarco-masculine. L’opération de déconstruction de la domination exige une approche intersectionnelle. Les « studies » déploieront des programmes de recherche dans l’horizon de l’intersectionnalité.
3- L’introduction du signifiant islam. Il faudrait méditer très précisément la manière dont Edward Saïd fait de l’islam un maillon essentiel de ses constructions idéologiques. Je ne retiendrai qu’un aspect de ce nouage complexe en faisant référence à la discussion qui a eu lieu entre Edward Saïd et Salman Rushdie après la publication, en 1988, des Versets sataniques. Bien sûr, Edward Saïd soutient son ami Salman Rushdie, mais il propose une analyse du blasphème qui n’est pas sans rappeler ce que nous avons pu entendre ici ou là après la mort de Samuel Paty. En effet, Edward Saïd « déconstruit » le blasphème en le présentant comme la manifestation d’un racisme colonialiste qui s’est mué en haine de l’islam.
4- La partition de l’humanité en deux camps, celui des oppresseurs et celui des victimes. Tel est le schème du mouvement historique et de son interprétation. Pour Edward Saïd, l’histoire doit devenir un mémorial en l’honneur des victimes encore appelées des « subalternes ». Et l’historien devra s’intéresser à l’identité sans nom, dans sa dimension déshistoricisée, de ces « subalternes ». Il lui faudra donc renoncer à l’idée hégélienne, restée longtemps incontestée, d’une histoire dialectique des luttes.

Ce que font à la République la déconstruction de la politique et la politique de la déconstruction

Quelles sont les manifestations dans la vie politique réelle de cette politique de la déconstruction dont Edward Saïd nous semble dessiner les principaux traits ?

D’abord, je crois, une conception de la politique qui n’est plus associée à la conquête du pouvoir ou à l’exercice du pouvoir. La politique devient pratique de dissolution, pratique de décomposition visant la destruction de tout ce qui est commun. Cela se manifeste aussi par un rejet des institutions (quoi de plus stable, en effet, qu’une institution ?), un rejet du jeu politique, de la forme politique, de la parole politique, de la représentation politique. Tout cela fait l’objet d’un soupçon généralisé. La déconstruction, telle que la conçoit Edward Saïd, rejette le débat politique et la forme de rationalité et de discursivité qui le définit, à savoir la dialectique. Ses adeptes refusent de s’inscrire dans l’espace de la discussion parce qu’ils envisagent la parole comme un exercice de domination. La vie démocratique entretient, selon eux, le semblant de l’échange de paroles entre des égaux et peine à masquer le fait qu’aucun dialogue ne saurait s’établir entre des oppresseurs et des victimes. Il faut rechercher dans cette conception du langage mise en œuvre dans la démocratie et ici rejetée, les clés pour comprendre le climat discursif qu’installent les tenants de la déconstruction, un climat pesant et oppressant où la liberté d’expression se trouve suspendue et suspectée. Loin de libérer la parole et les esprits, la pratique « militante » de la déconstruction instaure un régime de discursivité fait de suspicion et d’intimidation généralisées.

Ces manifestations de la déconstruction dans la politique effective mettent à mal ce qu’on pourrait appeler l’éthos républicain, la manière spontanée d’être et de parler qui fait un républicain.

Les traits singuliers de cet éthos sont le goût du commun, la recherche de la meilleure façon de « faire Un », le respect des institutions qui sont pour tout républicain des stabilités nécessaires, le sens de l’engagement politique et non pas politicien. Le naturel républicain se manifeste dans la volonté d’accomplir le programme des Lumières : un humanisme adossé au principe de l’égalité, un universalisme fondé sur les pouvoirs de la raison, la promotion de la parole délibérative dans l’ordre démocratique. Le républicain est lui aussi attaché à un inconditionnel. Mais il ne le nomme pas hospitalité, quoi qu’il en fasse preuve et qu’il combatte avec ardeur les tendances au repli. C’est la liberté comme telle qui forme pour lui cet inconditionnel capable de résister à toutes les entreprises de déstabilisation.

Dans ses manifestations politiques, la déconstruction heurte de plein fouet les principes et les concepts fondateurs de la République. Ainsi, pour un lointain disciple de Jacques Derrida formé par Edward Saïd, le concept de peuple est vide et inopérant. L’unité fondatrice qu’il prétend désigner ne parvient pas à effacer les rapports de domination existant entre des individus qui se conçoivent comme ayant une identité et des différences, et appartenant à des communautés qui peuvent être des minorités. Quant aux notions d’État, de nation et de souveraineté, dont nul ne contestera qu’elles sont au cœur de la République et du projet de société qu’elle promeut, elles deviennent pour les adeptes de la déconstruction des inventions sophistiques de l’Occident qui y trouve les moyens d’asseoir sa domination planétaire. Enfin, la citoyenneté fait l’objet d’un traitement similaire qui vise, plus largement, tout le système des normes et le formalisme juridique qui lui donne sens. À la liberté réglée par la loi et qui guide le citoyen, on préfèrera les contestations spontanées et les rebellions anarchiques, ce réseau informe d’actions qui, refusant de s’inscrire dans un projet global, fût-il celui d’une révolution, se satisfont de défaire, de disséminer et de déstabiliser.

L’entreprise intellectuelle et politique de la déconstruction s’attache à souligner l’inanité de la devise républicaine. De la liberté, elle ne retiendra que la fiction théorique en peine de dissimuler l’alternative bien réelle qui détermine les individus : ou bien être des oppresseurs ou bien être des opprimés. Déconstruite, l’égalité laisse apparaître le régime d’inégalité et de domination qui la rend en tous points caduque. Quant à la fraternité, elle s’établit en lieu et place d’une hospitalité qu’elle nie, refoule et limite.

Parmi les principes de la République, la laïcité est celui qui fait aujourd’hui l’objet des plus vives offensives des tenants de la déconstruction. Il convient de se demander pourquoi. Je formulerai quelques hypothèses qui mériteraient de plus amples développements. Saisie dans sa dimension philosophique, la laïcité synthétise le sens même de la République. En la déconstruisant, on s’attaque au maillon dont dépend toute la chaîne, à ce qui organise la société républicaine et la définit : un certain lien de volonté entre les citoyens qu’aucun autre lien, qu’il soit religieux, social, culturel, etc., ne saurait exprimer ou subsumer. Comme dans une opération militaire qui se veut décisive, ceux qui attaquent la laïcité visent le dernier rempart qui prémunit la République des effets de la déconstruction. Nul ne peut contester l’intensification du clivage intellectuel qui se développe sous nos yeux et qui fait de la laïcité l’enjeu du combat politique. Un principe de pacification de la société se voit transformé en arme de combat : arme de combat qui permet à un État dont le racisme est « systémique » de dénigrer une religion, l’islam, et d’exclure des citoyens, les musulmans ; arme de combat que l’on brandit contre les tenants de la déconstruction qui sont devenus des ennemis de la République.

La déconstruction s’appuie sur une certaine idée de la démocratie qui vient mettre à mal l’idée de République.

Jacques Derrida fait rarement usage du mot République à l’égard duquel il manifeste, sans doute pour des raisons intimes, quelques réticences. En revanche, il parle volontiers de démocratie et tout particulièrement de « la démocratie à venir » qu’il distingue de la démocratie institutionnelle que manifestent les démocraties libérales. Cette « démocratie à venir » qu’il appelle de ses vœux est une forme de vie commune se déployant sans État, sans nation, sans souveraineté, et dans l’horizon de l’hospitalité inconditionnelle. Elle trouve dans des pratiques démocratiques renouvelées comme la démocratie participative une sorte d’avant-goût. Jacques Derrida semble très séduit par tout ce qui peut laisser advenir l’événement démocratique, par-delà la routine et la fatigue démocratiques. Or, ce surgissement du démocratique comme tel est rendu impossible en République et par la République. Celle-ci est d’une certaine façon l’ennemi de la démocratie, laquelle est aussi, en un certain sens, l’ennemi de la République. Des deux, Jacques Derrida préfère sans hésitation la démocratie qui autorise l’expression chatoyante et sans frein du multiple là où la République, qui veut « faire Un », cherche à en contenir les effets. Si la démocratie peut – et même doit – s’accommoder de l’existence de communautés, la République ne peut accepter qu’une seule communauté, la communauté politique, une et indivisible. Parce qu’il préfère le fragmentaire, le multiple et le décomposé, Jacques Derrida fait preuve d’une grande réserve à l’égard de la volonté de « faire Un » et de créer des formes de totalité.

Ce que peut la République pour faire face à la déconstruction

En guise de conclusion, je voudrai ébaucher quelques pistes que pourrait suivre la République pour faire face, dans tous les sens de l’expression, à la déconstruction. Celle-ci séduit et subjugue les esprits sur le fond de l’effacement de la politique entendue comme un ordre de réalité distinct de la sphère économique et de la sphère sociale, et comme une préoccupation majeure pour des individus qui se conçoivent aussi comme des citoyens. Il conviendrait donc de reconstruire la politique en faisant de telle sorte que nos politiques fassent vraiment de la politique. Cela, n’en déplaise à certains, exige que l’on restaure ce qui structure la vie politique : un type de parole qui n’est ni celle de l’intellectuel ni celle du technocrate bien qu’elle porte sur des idées et se mêle aussi d’administrer ; une certaine organisation des antagonismes qui ouvre sur leur confrontation dialectique, la neutralisation de cette confrontation signifiant la mort de la politique ; une forme de vie, de jeu et de mise en scène qui crée l’espace propre de la politique, espace irréductible à l’espace du combat idéologique.

Pour qu’elle puisse faire face à la déconstruction, la République doit revivifier sa devise, toutes les dimensions de la liberté et de l’égalité, et reprendre à nouveaux frais le sens de la fraternité. Il lui faut aussi redonner de l’effectivité et de l’efficacité à ses concepts fondateurs : l’État, la nation, la souveraineté, en restaurant leur pleine dignité philosophique et leur pleine légitimité.

Le projet immanent à la déconstruction rejette comme nul et non avenu le respect de l’autorité, la mise en avant des classiques et la volonté de transmettre. Pour faire face à ce mouvement qui sape ces assises intellectuelles, la République doit renouer avec le programme des Lumières, par et dans son École, par et dans son université. Cela passe par la promotion des savoirs et de la culture qui libèrent de toutes les emprises idéologiques. Cela appelle quelques ajustements terminologiques : pourquoi encourager les élèves et les étudiants à déconstruire des stéréotypes ou des textes quand on peut les inviter à exercer leur jugement, à faire preuve de discernement et à pratiquer le libre examen auquel tout être de raison a droit ? Le beau mot de critique est aujourd’hui effacé par la déconstruction, même dans le discours scolaire.

La puissance de séduction de la déconstruction tient au fait qu’elle offre une grille de lecture de la société à laquelle peuvent s’arrimer des mouvements de contestation. Une autre grille de lecture, capable de soutenir des visions et des pratiques révolutionnaires a, dans un passé qui n’est pas si lointain, su enrôler une jeunesse férue de théorie pratique et de défense des déshérités. Je terminerai sur une interrogation quelque peu iconoclaste : ne faudrait-il pas chercher dans un renouveau du marxisme cet antidote à la déconstruction ? Une restructuration de l’espace intellectuel autour de notions éprouvées comme la question sociale ou la lutte des classes ne révèlerait-elle pas, en creux, les limites de la déconstruction ?

Je vous remercie.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Dans votre exposé très original vous avez introduit Edward Saïd et la question de l’islam.

Je posais le problème du cercle des pays, des aires de civilisation dans lesquels se dessine le « wokisme ». Il me semble utile de raccrocher ce wagon à l’ensemble des thèmes qui font la fortune des communautarisme, racisme, intersectionnalité etc. du mouvement de déconstruction.

Vous vous êtes livrée à une méditation très intéressante sur le rapport entre l’hospitalité et l’amitié, la souveraineté.

Sur la façon dont la déconstruction a atteint, par une sorte d’aplanissement général des socles qui manifestent la présence de la démocratie active dans des espaces délimités, autrement dit dans les nations, vous avez dressé un tableau tout à fait original.

Vous avez fini en parlant de l’Ecole. École qui, pour l’instant, est un peu perdue, en ce sens que nombre d’étudiants en dérive – j’allais dire en état d’ivresse – idéologique ne peuvent être rattrapés… Cela veut dire que le devoir qui incombe à l’École, dans le système primaire et secondaire, devient absolument majeur : comment éviter d’envoyer à l’université des gens qui sont déjà « déconstruits », avant même qu’un certain nombre de théories parviennent à leurs oreilles ?

Vous avez offert aussi une transition avec l’exposé qui va suivre, transition qui porte sur une question essentielle : la République est-elle spécialement mise en cause, atteinte, objectivement ou subjectivement, je veux dire que tel soit le but recherché ou que ce soit le résultat obtenu, par le mouvement de déconstruction ? La réponse paraît être oui dans tout ce que nous avons entendu, notamment dans la dernière intervention.

Jean-Yves Autexier, vice-président de la Fondation Res Publica, ancien parlementaire, va maintenant nous dire si la République est particulièrement bien armée pour répondre à cette déconstruction dont nous avons essayé d’analyser la plupart des aspects.

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[1] Jacques Derrida, « Le souverain bien – ou l’Europe en mal de souveraineté« , la conférence de Strasbourg 8 juin 2004, Cités, 2007/2 n° 30, p. 103-140.
[2] Voir à ce propos le frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes (1651), dont Horst Bredekamp, un historien iconologue allemand, a donné un commentaire très stimulant qui a ensuite inspiré beaucoup de grands esprits, à commencer par Derrida et Agamben.
[3] Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [Orientalism, 1978], traduction de Catherine Malamoud, préface de Tzvetan Todorov, Le Seuil, 1980.
[4] « Les rapports entre Flaubert et sa courtisane égyptienne engendrent un modèle de la femme orientale qui aura une grande influence… Lui, l’homme, parle à sa place et la représente. Flaubert était un étranger, relativement riche, un homme, et ces attributs étaient les faits historiques d’une domination qui lui permit non seulement de posséder physiquement Kuchuk Hanem mais aussi de parler à sa place… Il me semble que cette situation de force de Flaubert vis-à-vis de Kuchuk Hanem n’était pas un cas isolé. Cette situation représente assez bien la forme des rapports de domination entre l’Est et l’Ouest, et le discours sur l’Orient qu’elle a fondé. » (Edward Saïd dans L’Orientalisme).

Le cahier imprimé du colloque « La République face à la déconstruction » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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