« Le double fléau du militantisme académique et de l’identitarisme »

Intervention de Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS et à l’EHESS, auteur, récemment, de Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard, Tracts, 2021) et de Oser l’universalisme : contre le communautarisme (Le Bord de l’eau, 2021), lors du colloque « La République face à la déconstruction » du mardi 8 mars 2022.

J’aborderai la question de la déconstruction à l’université d’un point de vue moins philosophique et plus sociologique que celui de Pierre-André Taguieff. Le caractère très interdisciplinaire de la résistance à ces courants est d’ailleurs encourageant.

Pour comprendre ce qui se passe il faut différencier deux problèmes malheureusement connectés.

Le premier est le militantisme à l’université ; le deuxième est ce que j’ai nommé l’identitarisme, c’est-à-dire le fait d’absolutiser des affiliations identitaires communautarisées et d’en faire la grille de lecture universelle.

Le militantisme à l’université est un problème propre à l’arène scientifique alors que l’identitarisme a diffusé dans l’ensemble du monde politique.

Le militantisme à l’université

Mon livre Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard, Tracts, 2021) s’ouvre sur une citation de Jacques Julliard qui explique que nous avons connu en matière de qualité de la recherche à l’université « trois glaciations » : la « glaciation sovieto-marxiste » des années 1950-1960, la « glaciation maoïste » des années post 1968 et la « glaciation islamo-gauchiste », que l’on pourrait dire aujourd’hui woke pour des raisons que je vais expliquer. Il entend par là l’emprise d’une conception militante, engagée, de l’enseignement et de la recherche : tout le travail réalisé à l’université devrait être orienté vers un souci politique de modification du monde social. Or nous, universitaires et chercheurs, sommes payés pour produire du savoir et le transmettre. C’est un objectif qui n’a strictement rien à voir avec un objectif politique même si, bien évidemment, nos productions – et nous nous en réjouissons pour la plupart d’entre nous – peuvent être utilisées par des militants pour étayer leurs combats. J’ai essayé de montrer dans mon « Tract » que la confusion de ces deux « arènes », scientifique et politique, amène une baisse de niveau absolument catastrophique de la production intellectuelle.

En France, les années 1990 ont vu la montée en puissance de ce que l’on a appelé la « sociologie critique », c’est-à-dire essentiellement la sociologie de Pierre Bourdieu qui, à partir de La misère du monde (livre collectif paru en 1993 aux éditions du Seuil sous la direction de Pierre Bourdieu), a infléchi son travail en direction d’une sociologie de plus en plus engagée, laquelle, en germe dans ses travaux précédents, est devenue l’essentiel du travail, amenant à sa pensée des gens qui n’étaient plus seulement des universitaires mais aussi des militants. Cette évolution s’est connectée avec l’engouement pour la pensée de Michel Foucault, qui a été lu de façon très réductrice, comme une critique de tous les pouvoirs, de toute contrainte.

À la fin des années 1990, une jonction s’est établie entre cette sociologie et la gauche radicale représentée notamment par le mouvement ATTAC, ce qui s’observe au niveau des publications, des associations etc. La sociologie est un sport de combat [1] , documentaire de Pierres Carles, a beaucoup contribué à diffuser l’idée d’un Bourdieu militant. Et, en 2002, dans « L’académisme radical » [2], un article remarquable publié dans la Revue française de sociologie, mon collègue Didier Lapeyronnie ironisait sur ces tendances radicales et très académiques au sens où elles sont extraordinairement répétitives et peu créatives.

Remontons un peu en arrière. Dans les années 1980, les États-Unis voient l’essor, que nous a présenté Pierre-André Taguieff, du postmodernisme, du relativisme, de la French Theory, c’est-à-dire l’emprunt de théories françaises (Derrida, Foucault, Deleuze, etc.) par des universitaires américains essentiellement issus des études littéraires qui ont adapté à leur sauce – une sauce assez réductrice – cette idée qu’il n’y aurait pas de vérité objective, que tout serait relatif, tout serait à déconstruire, et qui ont laissé une empreinte extrêmement puissante et à mon avis délétère sur le monde académique anglo-américain.

Dans les années 1990 et 2000 voire 2010, aux États-Unis, on voit monter en puissance « l’identitarisme », un communautarisme de campus basé sur ce que mon collègue Laurent Dubreuil a nommé la « politique d’identité » [3]. L’identitarisme se focalise uniquement sur les discriminations en réduisant tout individu à son statut de dominant ou de dominé, de discriminant ou de discriminé, que ce soit par le sexe, la race, l’orientation sexuelle, etc.

C’est la conjonction des militantismes français et américain qui aboutit à la situation actuelle. On dit beaucoup que le phénomène « woke » vient des États-Unis. C’est vrai. Mais il n’aurait pas eu ce succès s’il n’était venu sa greffer sur une forme de militantisation du rapport au savoir qui est essentiellement née de la sociologie critique et des usages politiques de la pensée de Bourdieu et de Foucault.

L’identitarisme

La question de l’identitarisme, associée au militantisme, a engendré les « studies » : Gender Studies, Race Studies, Gay Studies, Disability Studies (études du handicap), Fat Studies…, un chapelet de Studies toutes basées sur l’étude de communautés définies par le fait qu’elles seraient discriminées. De ce fait, les « studies » détruisent l’architecture traditionnelle des disciplines (sociologie, anthropologie, philosophie, etc.) pour leur substituer une organisation des savoirs en fonction de groupes considérés comme discriminés, c’est-à-dire en fonction de catégories politiques, ce qui aboutit à une perte catastrophique de connaissance des savoirs disciplinaires. Quand on lit les productions qui en sortent on réalise que le corpus de méthodes et de concepts y est très peu connu. On a vraiment une baisse catastrophique du niveau des connaissances.

Ces fameuses « studies » ont investi la France dans les années 2010 qui ont vu leur montée en puissance dans l’université française. Elles se sont couplées avec ce que l’on a appelé la cancel culture, c’est-à-dire tous ces cas où des militants s’autorisent à interdire ou à empêcher par la menace ou même par la force physique – donc au mépris des lois – la production de discours qui leur paraissent « problématiques ». Cette cancel culture s’appuie sur l’idée qu’il serait légitime de restreindre la liberté d’expression d’autrui dès lors que ce que dit autrui ne correspond pas à notre conception de la vérité : ce qui, d’un point de vue démocratique, constitue une importante régression.

Cancel culture, « studies » et, corrélativement, l’écriture inclusive qui déboule à la fin des années 2010, véhiculent l’idée qu’il faudrait définir les gens une fois pour toutes par des identités construites sur des communautés bien différenciées. En l’occurrence, il faudrait absolument réduire tout individu à son sexe, homme ou femme (voire binaires, trans, Queer, non-binaires cis etc.) et, pour lutter contre les discrimination envers les femmes, affirmer la féminité où qu’elle soit, notamment dans le langage en imposant une féminisation systématique de toutes des désinences au mépris des règles de base du fonctionnement de la langue (comme l’ont montré les meilleurs linguistes) et au mépris des possibilités d’apprentissage de la langue par les enfants et les personnes dont la langue maternelle n’est pas le français. C’est un véritable problème qui ne cesse de prendre de l’ampleur : aujourd’hui, dans les administrations universitaires, des « référents égalité » imposent des formations à l’écriture inclusive.

Cette emprise de l’écriture inclusive qui est en train de nous envahir est bien sûr directement liée à une conception différentialiste, communautariste, du féminisme. Une autre branche du féminisme – qu’avec d’autres je défends – affirme que la lutte pour l’égalité hommes-femmes doit passer par la suspension de la différence des sexes quand elle n’est pas pertinente au lieu de passer par son affirmation systématique. Je vous renvoie sur ce sujet à l’article que j’ai republié dans « Oser l’universalisme » [4].

Arrive 2020 et l’assassinat de Samuel Paty, qui déclenche une polémique sur l’islamo-gauchisme à l’université. Sa dénonciation par Jean-Michel Blanquer a fait hurler une partie des universitaires, ce qui a entraîné une pétition que nous avons signée avec plusieurs dizaines de collègues pour défendre les propos de Jean-Michel Blanquer : oui, il y a bien, à l’université, une tendance à entretenir une complaisance à l’égard de l’islamisme au nom du fait que les musulmans seraient discriminés et que, de ce fait, critiquer l’islamisme reviendrait à critiquer l’islam, donc à être « islamophobe ». C’est une tendance parfaitement avérée sur laquelle Pierre-André Taguieff a produit des travaux remarquables.

Ce mouvement s’accélère en 2021 avec le déferlement du terme « woke » qui fleurit notamment sur ce que je nomme les « ragots sociaux ». A mes yeux, le mouvement « woke », l’éveil systématique aux discriminations, est une forme actuelle de la théologie protestante de l’éveil. Il est important de comprendre que nous sommes dans une forme de politique de la culpabilisation individuelle. Par exemple, l’expression « privilège blanc » s’inscrit dans cette forme de culpabilisation des individus et de mise à l’index de ceux qui ne pensent pas comme il faut. C’est l’intolérance religieuse dans toute sa splendeur ou, comme l’a dit Pierre-André Taguieff, le « néo-puritanisme punitif ». Il ne faut pas négliger les affinités de ce mouvement « woke » avec une sensibilité religieuse et plus précisément protestante. Avec l’intersectionnalité et l’écriture inclusive, il importe une conception communautariste de la citoyenneté. L’intersectionnalité consiste essentiellement à affirmer qu’il est plus difficile dans nos sociétés d’être une femme de couleur qu’un homme blanc (c’est ce qu’on appelle découvrir la lune !). Cela donne une idée de l’abaissement de l’exigence intellectuelle d’un courant de pensée qui consacre autant de temps et de publications à démontrer cette évidence.

L’intersectionnalité est un concept typiquement américain. En effet, aux États-Unis, et contrairement à la France, les individus sont assimilés, y compris juridiquement, à leur identité de race et de genre. Devant un tribunal chacun est traité en fonction du fait qu’il est homme ou femme, noir ou blanc. Cela crée une étanchéité entre les catégories, que tente de dépasser l’intersectionnalité en inventant une nouvelle catégorie au croisement de ces catégories. Or, ce concept d’intersectionnalité n’a aucun sens en France où, heureusement, nous sommes encore dans un régime républicain : les individus y sont définis par leur appartenance à la communauté des citoyens et non à des groupes communautarisés, qu’ils soient de classe, de religion, de race, de sexe, de sexualité, etc.

Le mouvement « woke » constitue également l’importation d’une conception américaine de la liberté d’expression. En effet, la Cancel culture se base sur le droit américain qui interdit à l’État de restreindre la liberté d’expression (Premier amendement de la Constitution américaine [5]). Pour pouvoir empêcher l’expression publique d’une opinion problématique il n’existe donc pas, comme en France, de lois sur la liberté d’expression qui interdisent la diffamation, l’insulte, l’incitation à la haine etc., : il n’y a pas d’autre moyen que la mobilisation des citoyens, des groupes de pression, c’est-à-dire un rapport de force qui est fort peu démocratique. L’importation non réfléchie de cette Cancel culture en France est donc une aberration, imputable à la médiocrité de la culture politique et juridique des militants français qui ignorent la différence fondamentale entre le droit américain et le droit français.

En janvier 2021, nous avons créé l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires [6] pour lequel Jean-Pierre Chevènement nous a fait l’honneur de nous donner un texte [7]. L’Observatoire du décolonialisme a organisé à la Sorbonne en janvier 2022 un colloque qui a fait couler énormément d’encre, suscitant plusieurs dizaines d’articles et de tribunes hostiles. Au printemps 2021, l’Observatoire avait produit un rapport comptabilisant toutes ces journées d’étude, soutenances de thèses, formations, colloques etc. centrés sur le genre, le décolonialisme, l’intersectionnalité, etc., et qui révélait l’augmentation vertigineuse, en deux ou trois ans, de ce type de propositions. Nous sommes donc bien face à un phénomène massif qui est aujourd’hui bien documenté.

Ce phénomène ne se limite pas à l’université : il a gagné le monde de la culture. Il existe notamment de plus en plus de pièces de théâtre liées à ces thèmes et la cérémonie des César 2021 a montré à des millions de téléspectateurs l’emprise de ces conceptions dans le monde du cinéma. Ce phénomène n’épargne même pas les arts plastiques : je ne résiste pas à l’envie de vous citer un petit article que j’ai écrit dans Franc-Tireur en janvier 2022 à propos de l’exposition « Les Flammes, L’Age de la céramique » au Musée d’Art moderne, magnifique florilège du « wokisme » qui a atteint le monde des musées. Je cite un texte de salle : « La céramique est une alliée de causes relevant autant de l’écologie que des révolutions sociales, raciales, féministes ou queer. En tant que support de diffusion de convictions alternatives cette pratique (la céramique) a souvent été choisie par des groupes minoritaires pour affirmer leur identité et accompagner des révolutions sociales, raciales, sexuelles et écologiques. Elle joue un rôle fondamental dans la construction d’identités fluides et alternatives au sein de la communauté LGBTQIA+ notamment. » On est en droit de se poser la question : y a-t-il un directeur au Musée d’Art moderne ?

La grande différence entre la situation actuelle et le gauchisme post-soixante-huitard, la deuxième « glaciation » qu’évoquait Jacques Julliard, c’est que ce mouvement déconstructionniste, « woke », n’est plus seulement un discours marginal limité à des groupes militants mais il est porté par les institutions françaises et européennes. De plus en plus d’appels à projets dans le domaine de la recherche, au niveau français et au niveau européen, sont liés à ces thématiques. Une collègue anthropologue spécialiste de l’islamisme me dit qu’elle ne peut plus travailler parce que tous les thèmes fléchés sur l’islam sont immédiatement réinterprétés « lutte contre l’islamophobie ». On ne peut plus enquêter aujourd’hui sur l’islamisme si l’on n’a pas la force de frappe d’un Gilles Kepel, d’un Alain Rougier ou d’un Hugo Micheron. Enfin, comme l’explique bien Laurent Dubreuil, aux États-Unis, ce mouvement est porté par les grandes entreprises, notamment les GAFA, qui imposent des formations obligatoires à l’éveil contre les discriminations.

Cette situation, extrêmement problématique, constitue une double atteinte aux valeurs républicaines : d’abord sur le plan universitaire, ensuite sur le plan politique.

Sur le plan universitaire, c’est une atteinte à l’autonomie de la science et un détournement de fonds publics par le militantisme académique. En effet, nous ne sommes pas payés par nos concitoyens pour faire du militantisme à l’université mais pour produire et transmettre du savoir. Donc j’estime que cette militantisation de l’université constitue une forme de détournement de fonds publics, entraînant une baisse drastique du niveau intellectuel, une non-transmission des normes académiques propres aux différentes disciplines. C’est une réduction drastique du corpus de concepts utilisés dont ne subsistent que « domination », « discrimination », « patriarcat » etc. ; c’est une importation directe de slogans militants non interrogés, pris comme tels, du type « islamophobie », notion qui repose sur une confusion volontaire entre la race et la religion, l’appel à la haine et la critique des idéologies – confusion indigne de gens qui sont payés pour penser.

Sur le plan politique, c’est une atteinte aux valeurs républicaines, à l’universalisme républicain par la réduction des individus à leur appartenance communautaire. Il y a quelques années, les militants d’extrême-gauche voulaient supprimer le mot « race » de la Constitution ; aujourd’hui les mêmes n’ont que le mot « race » à la bouche … sauf qu’en brandissant l’argument de la construction sociale ils s’autorisent à faire de la « racialisation » la seule définition des êtres humains.

Que faire ?

C’est la question qui se pose bien sûr à nous tous aujourd’hui.

En ce qui me concerne, en tant que chercheur et universitaire, ma première réponse est : réfléchir, publier, intervenir. Ainsi, en un an j’ai publié le « Tract » Ce que le militantisme fait à la recherche, un recueil d’articles Oser l’universalisme. Contre le communautarisme, ainsi que, avec trois co-auteurs (Renée Frégosi, Virginie Tournay, Jean-Pierre Sakoun) un Bêtisier du laïco-sceptique (aux éditions Minerve), auquel je tiens beaucoup, magnifiquement illustré par le caricaturiste Xavier Gorce ; enfin et une note pour Fondapol intitulée « Défendre l’autonomie du savoir ». Enfin, ceux qui lisent L’Express ont pu découvrir cette semaine ma tribune contre les hijabeuses [8]. On fait ce qu’on peut !

Nous pouvons aussi dénoncer les impostures intellectuelles, en démontrer l’absurdité, par des canulars, de faux articles, totalement caricaturaux, publiés dans des revues soi-disant sérieuses. Ce peut être également une arme.

Mais en même temps il faut s’astreindre à ne pas confondre nos productions militantes – par exemple les articles que nous publions dans la presse d’opinion – avec nos productions scientifiques. On me reproche beaucoup de fustiger le militantisme académique tout en faisant moi-même du militantisme. Mais je ne le fais pas dans les mêmes supports : ce que j’écris dans des revues scientifiques n’a strictement rien à voir avec ce que j’écris dans la presse. Je tiens absolument à cette distinction qu’il nous faut garder en tête si nous voulons lutter contre cette emprise du militantisme.

Et puis, nous essayons malgré tout de continuer notre travail de chercheurs et d’enseignants avec toute la rigueur possible car l’on ne prêche que par l’exemple. C’est un publiant de bons articles et de bons livres que nous pouvons montrer aux étudiants qu’il y a autre chose que le discours affligeant qu’on essaye de leur fourguer.

On peut aussi essayer de lutter contre le panurgisme, comme vient de le faire Jean Szlamowicz dans le livre remarquable qui vient de paraître aux éditions du Cerf Les Moutons de la pensée : il y documente parfaitement la lâcheté ambiante qui fait que beaucoup de gens, dans l’université, n’osent pas se prononcer contre ce courant parce qu’ils ont tout simplement peur de voir leur carrière bloquée. D’ailleurs, si ce sont principalement des « vieux », voire des retraités, qui s’expriment sur ces sujets, c’est tout simplement qu’ayant fait notre carrière, nous n’avons plus rien à craindre et nous pouvons nous permettre de parler. Ainsi, je reçois souvent des messages de jeunes collègues qui me disent : « Je vous soutiens complètement mais je ne peux pas le dire sinon ma carrière est fichue ».

Il faut donc faire connaître la situation et en faire comprendre les enjeux aux responsables politiques et administratifs, aux juristes. Il faut s’adresser au Conseil d’État, à tous les décideurs.

Il faut aussi, et c’est très important, lutter contre la réduction de notre défense des valeurs républicaines à une position de droite, voire pire. C’est la stratégie de ceux que je nomme les « académo-militants » pour ne pas répondre à nos arguments : « Vous êtes de droite, donc on n’écoute pas ce que vous avez à dire ». Ils oublient ce faisant qu’il y a une vieille et grande tradition de la gauche républicaine qui a le mérite d’exister même si elle n’est pas très représentée aujourd’hui. Et peut-être faut-il se demander si l’axe droite-gauche est bien le plus adéquat aujourd’hui pour penser les enjeux politiques actuels.

Une dernière chose enfin : il faut diffuser nos idées, comme je le fais aujourd’hui, et comme je vous incite à le faire, en espérant que la raison finira par l’emporter.

Merci.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup et croyez, qu’au-delà de vos analyses brillantes, votre message lui-même a été entendu.

Vous avez dit tellement de choses intéressantes que, comme pour les autres exposés d’ailleurs, je ne peux pas toutes les relever.

Vous avez notamment parlé de la théologie américaine protestante de l’éveil ainsi que du système juridique américain concernant la liberté d’expression qui participent à ce que j’appelais « l’effet boomerang ». La French Theory nous est revenue à la figure, mise en forme, en quelque sorte, si je puis dire, plastiquement travaillée par une culture américaine qui est partout présente dans le monde. Comme par hasard, elle est aussi présente dans cet épanchement narcissique qui touche de près les comportements sociaux et, bien entendu, on l’a dit très clairement, militants et politiques.

Vous avez dénoncé des apories : femme noire contre homme blanc. À cet égard peut-être avez-vous lu l’article du Secrétaire général des Nations Unies dans le dernier Journal du Dimanche. « J’ai atteint la parité dans tous les postes de direction de l’ONU », se félicitait-il. Appartenant à une commission de l’ONU, qui donne son avis précisément sur ces sujets, je ne résiste pas à dire un mot sur ce point. La Charte de l’ONU évoque la diversité géographique, toujours d’actualité, entre pays pauvres, pays moyens et pays riches. Comment arbitrer entre une femme américaine noire qui sort de Yale et un homme blanc issu d’un milieu pauvre ou d’un pays moins développé ? C’est un vrai sujet. Quand on explique que la diversité géographique à l’ONU joue le même rôle que l’égalité sociale dans une nation on est compris… jusqu’à ce que le Secrétaire général arrive en exigeant la parité partout et en affichant un féminisme militant ! C’est l’état d’esprit qui règne aujourd’hui dans les institutions internationales dominées, comme par hasard, par la culture des universités américaines.

Vous avez justement pointé, comme je l’avais fait rapidement en transition, le rôle extrêmement néfaste qu’a joué Bourdieu et sa « sociologie critique ». Justement, à l’époque que j’ai vécue, où commençait à s’installer sa théorie de la reproduction sociale par l’école, nous avons connu, à l’université française, des phénomènes qui n’étaient pas sans rapport avec la situation qui règne aujourd’hui – y compris par une sorte d’adhésion d’un certain nombre de professeurs éminents, prêts à suivre le mouvement d’une idéologie critique, jusqu’à la dévastation des bases sur lesquelles était assise leur position et leur enseignement même. Mais lorsqu’une théorie comme la sociologie critique de Bourdieu – penseur de haute qualité par ailleurs – donne ses lettres de noblesse à ce type de comportement, à cette dénonciation permanente portant d’ailleurs centralement sur l’école de la République, il ne faut pas s’étonner de voir les idées que nous avions exportées sur la côte Est des États-Unis nous revenir aujourd’hui dégradées, même si elles ne sont plus portées par la théologie protestante de l’éveil. Mais alors par quoi sont-elles portées ? Peut-être une forme catholique de culpabilisation. Les deux ne sont pas incompatibles, et peuvent d’ailleurs hélas se cumuler.

Les ravages provoqués par la sociologie critique de Bourdieu, notamment par les attaques portées à l’école républicaine, d’une manière qui n’était pas justifiée, m’offrent une transition avec l’exposé de Souâd Ayada, membre du Conseil d’administration de notre Fondation, directrice de l’Institut français d’islamologie, inspectrice générale de philosophie, ancienne présidente du Conseil supérieur des programmes.

Nous comptons sur elle pour nous dire si la République est une cible privilégiée, ce qui, je crois, résulte de ce qui a déjà été dit et, si oui, comment elle est la cible privilégiée des attaques que l’on va appeler pour aller vite du « wokisme ». Sachant que ce diagnostic est tout à fait fondamental pour savoir comment la République peut se défendre et si par hasard elle n’est pas mieux armée que ne l’est la simple démocratie pour répondre.

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[1] « La sociologie est un sport de combat« , titre du documentaire sur les travaux de Bourdieu réalisé par Pierre Carles, sorti en 2001.
[2] Didier Lapeyronnie, L’académisme radical ou le monologue sociologique. Avec qui parlent les sociologues ?, Revue française de sociologie 2004 volume 45, numéro 4,pp 621-665.
[3] Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2019.
[4] Nathalie Heinich, Oser l’universalisme contre le communautarisme, Paris, Le bord de l’eau, collection Clair&net, septembre 2021.
[5] « Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion, (aucune loi) qui interdise le libre exercice d’une religion, (aucune loi) qui restreigne la liberté d’expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis (sans risque de punition ou de représailles) ».
[6] Cet observatoire a été formé pour lutter contre la promotion de l’antisémitisme, du sexisme et du racisme par la pseudo-science et pour défendre les principes qui dépendent de l’Université : la langue, l’école et la laïcité.
[7] Jean-Pierre Chevènement, « L’islamo-gauchisme et la République », Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 7 mars 2021.
[8] Nathalie Heinich « Avec les hijabeuses, c’est l’affaire de Creil qui se rejoue sur les terrains de sport », L’Express, 21 février 2022.

Le cahier imprimé du colloque « La République face à la déconstruction » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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