« Le baume, le châtiment et l’avenir »

Intervention de Frédéric Farah, enseignant à Paris I et chercheur affilié au laboratoire PHARE de la Sorbonne, lors du séminaire « La dette » du jeudi 20 janvier 2022.

Merci. Bonjour à tous.

Je dédie les propos que je vais tenir devant vous à mon père qui aurait été très heureux d’être là ce soir parmi nous.

Depuis la crise pandémique, l’État, un peu partout dans le monde est venu jouer le rôle d’assureur de l’activité privée à défaut d’être un plein producteur. Pour ce faire, il a laissé filer les déficits et les dettes. L’accroissement des dettes a semblé plus que préoccupant aux dires de certains. Les propos classiques ont surgi sur l’État comme étant un ménage et sur le fait que les futures générations devraient payer notre dette. La dernière réunion de l’Eurogroupe de janvier 2022 est venue rappeler avec force la nécessité de garder un œil sur les finances publiques.

Ce qui est frappant c’est le caractère profondément rétrograde du débat, sa fausse modernité. Cela montre combien la science économique s’accompagne d’une juxtaposition de paradigmes, plus qu’elle n’est une science cumulative comme la science physique.
Je vous propose de revenir sur le débat de la dette, en l’éclairant par l’histoire et particulièrement en convoquant des références qui nous conduiront aux États-Unis, des années de la Présidence Roosevelt jusqu’au moment du déclin du Keynésianisme, au début des années 1960.

La thèse que je vais défendre devant vous oppose deux discours qui peuvent contenir leur part de vérité, surtout le premier, mais implique de ne pas s’en tenir là et de tenter de dessiner l’avenir. Telle est en effet la fonction de la politique : assurer la mise en scène de l’avenir.

Le discours de la consolation

Ce discours dont je reconnais la validité reste un point de départ, mais il n’est pas possible de s’en tenir là, il est une condition nécessaire mais non suffisante par rapport à la question de la dette publique.

Partons de quelques masses, quelques indicateurs statistiques que nous livre l’agence France Trésor : La durée de vie de la dette moyenne négociable en France est de 8 ans et 153 jours.Elle représente environ 116,3 % du PIB.

Avant la grande crise financière de 2008, les programmes de financement de l’État étaient légèrement inférieurs à 100 milliards d’euros par an. Il y a eu un changement de palier par la suite, avec une fourchette d’émission de titres à moyen long terme comprise entre 170 et 190 milliards d’euros au cours de la période 2009-2017. En 2019, on atteignait les 200 milliards d’euros et avec la crise Covid, on a atteint les 260 milliards d’euros.

L’Agence France Trésor a présenté le mercredi 8 décembre 2021 son programme indicatif de financement pour 2022 qui prévoit « 260 milliards d’euros d’émissions de dette à moyen et long terme nettes des rachats, soit un volume stable depuis 2020, et en baisse en proportion du produit intérieur brut français. Ces émissions de dette de moyen et long terme contribueront à couvrir le besoin de financement de l’État, qui s’établira à 297,6 milliards d’euros en 2022, dont 144,4 milliards d’euros liés au refinancement d’obligations arrivant à échéance. Le déficit budgétaire s’élèvera, pour sa part, à 153,8 milliards d’euros en 2022 ».

On pourrait s’inquiéter de pareils volumes, mais la dette française n’a jamais coûté si peu cher. Ainsi, entre 2011 et 2019, la charge de la dette (c’est-à-dire les intérêts payés qui pèsent effectivement chaque année sur le budget de l’État) est passée de 56 à 36 milliards d’euros, ce qui correspond à une baisse de 35 % du poids de la dette.

D’autant plus qu’une partie de ces intérêts sont payés à la Banque de France (puisqu’elle détient une partie de la dette publique, du fait des achats d’obligations publiques par la Banque centrale européenne) avant d’être reversés ensuite à l’État sous forme d’impôt sur les sociétés ou de dividendes (puisque l’État est actionnaire à 100 % de la Banque de France).

Plus profondément, un regard sur la longue période montre que la France a déjà connu, du fait des deux guerres mondiales, et à cause de la Grande Dépression des années 1930, un niveau de dette proche de 100 % du PIB aux effets bien plus forts de ce point de vue que ceux de la crise récente.

Sans compter que certaines corrélations présentées dans l’espace public sont largement contestables, le taux de croissance en volume de la dépense publique française était très fort dans les années 1960, sans que la dette progresse, et il n’a cessé de décroître depuis.
Tout comme les seuils de dette critiques qui sont impossibles à déterminer clairement. De fait, avec une dette publique de l’ordre de 55 % du PIB, l’Argentine est en pleine crise tandis que le Japon vit sans difficulté avec ses 235 % de dette rapportée au PIB.

En somme, la France ne rencontre aucune difficulté à trouver de quoi financer ces besoins, et même si les politiques monétaires sont en voie de normalisation, les OAT semblent trouver preneur et plus que jamais il apparaît nécessaire de dépenser pour assurer la transition énergétique, les services publics. S’endetter davantage apparaît nécessaire.

À ces premiers arguments rassurants et consolateurs quant à l’évolution de la dette s’ajoute celui relatif à la BCE qui deviendrait un agent de la monétisation de la dette : depuis le début de la crise, elle a acheté les trois-quarts des titres de la dette européenne de la zone euro et 25 % de la dette publique est détenue par la Banque de France au titre de la banque centrale européenne (environ 750 milliards d’euros).

En somme, grâce à la BCE, la France et les autres membres de la zone euro bénéficient d’une quasi monétisation de leur dette. Voilà donc un non-débat.

Ces premiers éléments révèlent aussi le caractère paradoxal du discours ambiant, au moment même où la dette publique coûte si peu cher, où aucune raison ne justifie un discours catastrophiste, des franges politiques ou des faiseurs d’opinion nous expliquent combien la dette est un problème.

Nous pourrions dire aussi que la dette publique est recherchée par les acteurs de marché qui en font un actif sûr et qui vivent de l’endettement des États.

Mais il ne faut pas nous méprendre, ce discours trouve sa part de vérité et nous paraît nécessaire car il permet de relativiser les craintes et nous incite à ne pas faire de la dette publique le problème principal. Il y aurait des erreurs de corrélation à éviter : la dette n’est pas à l’origine du ralentissement économique ou de l’essoufflement de nos économies mais elle en est plutôt la conséquence.

Le discours de la consolation trouve un contrepoint dans le discours du châtiment qui parvient à réactualiser des discours dépassés, et qui auraient dû appartenir au passé.

Le discours du châtiment, d’un conservatisme budgétaire l’autre

« Ces économies-là ce ne sont pas des sacrifices de service public, c’est simplement une meilleure gestion de l’État, c’est une dépense publique de qualité. Et si on fait ainsi, on préservera ainsi nos services publics. Si on ne le fait pas, la dette se vengera et ce seront les services publics essentiels qui seront frappés.

La France est un pays qui est plus endetté que la moyenne de la zone euro, donc si on veut que la France retrouve totalement sa crédibilité il est important qu’elle gagne, après la bataille du déficit, la bataille du désendettement.

La dette publique est vraiment l’ennemie de l’économie. Un pays qui s’endette c’est un pays qui s’affaiblit »… ainsi s’exprimait Pierre Moscovici le 23 août 2018.

Le discours sur une dette publique devant absolument être remboursée trouve une actualité encore plus terrible dans le cadre macro-économique que nous connaissons à savoir la libre circulation des capitaux et la monnaie unique. Dans ce cadre plus que jamais les effets d’une dévaluation interne peuvent se faire sentir et se traduire par des coupes dans la protection sociale. Nous en avons vu les effets lors de la période 2011-2013. Il suffit de penser au cas de la Grèce.

Le discours sur la dette comme un mal, un châtiment qui nous frappera et viendra obérer l’avenir des futures générations, est ancien et diablement conservateur. Je ne reviendrai pas ici sur la notion si discutable promue par la Commission européenne dans les années 2010 « d’austérité expansive » dont nous payons le prix partout en Europe en termes de sous-investissement public et de désorganisation des systèmes de santé.

Même s’il y a dix ans le débat sur la dette épousait les mêmes contours, il est utile de remonter dans le temps.

Manifestations de ce conservatisme dans la France du XXème siècle ou le retour du refoulé budgétaire.

Quelques citations nous permettent d’en percevoir l’ancienneté. En 1934, l’orthodoxe Germain-Martin, ministre des Finances, proclame que « la recherche de l’équilibre budgétaire est l’idée essentielle qui domine la politique financière de ce pays ».

Les propos de Paul Boncour, qui préside en 1933 un gouvernement de Cartel des gauches, sont encore plus explicites « à quoi bon parler, à quoi bon tirer des plans, tant qu’on n’en aura pas fini avec le déficit budgétaire par ou s’écoulent chaque jour les ressources du pays ? ». Le terme d’« assainissement » revient constamment.

En 1933, la réduction des retraites et traitements des fonctionnaires est au cœur des luttes parlementaires et en 1934 un nouveau pas est franchi avec les atteintes sacrilèges à la pension des Anciens combattants pour aboutir finalement à une réduction de 9 %.
On peut penser aux mesures Laval de juin 1935, avec la déflation budgétaire, réduction générale de 10 % de toutes les dépenses publiques y compris les traitements des fonctionnaires.

Les propos de Hoover en février 1933 s’adressant à son successeur Franklin D. Roosevelt fournissent la version américaine de ce discours : « Le pays serait considérablement rassuré si on pouvait lui garantir à bref délai qu’il n’y aura ni manipulation monétaire ni inflation, que le budget sera équilibré même si cela requiert de nouveaux impôts, que le crédit de l’État sera maintenu ».

La version actuelle de ces vieilles lunes est exprimée dans le dernier entretien donné par l’actuel gouverneur de la banque de France, François Villeroy de Galhau, qui, le 20 décembre 2021, à la question « Faut-il s’inquiéter du niveau de la dette publique française ? », répondait : « Oui ! Le ratio de dette publique a significativement augmenté depuis deux ans, de 99 % du PIB à 114 %, et il le fallait : la réponse à la crise Covid a été la bonne. Maintenant, il faut viser le désendettement dans la durée. Les taux d’intérêt ne seront pas toujours aussi bas qu’aujourd’hui, et la France doit être prête à faire face à une autre crise à l’avenir. Maîtriser la dette est en outre essentiel pour la solidarité entre générations, mais aussi pour la crédibilité de la France sur la scène européenne ».

Et lorsqu’on lui demande comment réduire le niveau de l’endettement, il préconise « une meilleure maîtrise et efficacité de nos dépenses publiques. Ce sont les plus élevées non seulement d’Europe, mais de tous les pays développés ». « Si nous restions sur leur trajectoire d’augmentation actuelle, explique-t-il, nous garderions dans dix ans le même taux d’endettement. Si en revanche, l’augmentation annuelle des dépenses publiques passait simplement de 1 % à 0,5 % en volume la dette baisserait de 10 points de PIB en dix ans ». « Je crois profondément au modèle social européen, conclut-il, mais dans le débat public actuel, il faudrait collectivement garder sagesse sur les diverses propositions de baisses d’impôt ou de dépenses supplémentaires. Nous n’avons pas les moyens de dégrader davantage nos finances publiques : je le dis avec l’indépendance de la Banque de France ».

L’actuel gouverneur de la banque de France, par ses propos, s’inscrit dans cette tradition conservatrice des finances publiques qui conduit à une modification du partage de la richesse qui se fera bien évidement contre les travailleurs, car la réduction de la dépense publique entraînera des coupes dans la part socialisée de l’économie.

Nous aurions aimé que M. François Villeroy de Galhau relise, ou lise, l’article de Evsey Domar « The burden of the debt and the na¬tional income », publié dans l’« American Economic Review », en décembre 1944. C’est là que l’histoire est intéressante car elle nous dit le grand appauvrissement intellectuel en la matière et le temps que nous perdons dans de vaines controverses.

« Lorsque l’on discute de la politique budgétaire d’après-guerre, la dette publique et son fardeau apparaissent aux yeux de nombreux économistes et profanes comme le plus grand obstacle à toutes les bonnes choses sur terre. Le remède suggéré est toujours la réduction de la taille absolue de la dette ou au moins la prévention de sa croissance future. Si toutes les personnes et organisations qui travaillent et étudient, écrivent des articles et font des discours, s’inquiètent et passent des nuits blanches par peur de la dette pouvaient l’oublier pendant un certain temps et dépenser même la moitié de leurs efforts à essayer de trouver des moyens d’atteindre un revenu national croissant, leur contribution au bénéfice et au bien-être de l’humanité  et à la solution du problème de la dette  serait incommensurable. »

Le même Domar écrivait en 1993, dans « On Deficits and Debt » : « On pourrait s’attendre à ce que notre capacité à survivre sous les importants déficits fédéraux des administrations Reagan et Bush nous ait immunisés contre la peur des déficits fédéraux. Mais jusqu’à présent, l’inoculation ne s’est pas avérée efficace. Peut-être avons-nous un besoin psychologique d’être obsédés par quelque chose, et maintenant que notre peur obsessionnelle du communisme a disparu, la peur de la dette publique a retrouvé sa place d’antan. Ces deux obsessions ont de fortes connotations politiques et économiques. La peur du communisme a aidé Nixon et ses semblables à gagner les élections. La crainte des déficits a limité les activités du gouvernement fédéral. Le manque de compréhension du public de la différence entre le financement fédéral et le financement privé a intensifié cette crainte. Il ne semble pas que cette compréhension se soit beaucoup améliorée ».

Le discours du châtiment se fonde sur un vieux conservatisme budgétaire. « L’État est un acteur comme les autres qui peut faire faillite, trop de dette tue la croissance, la dette est un fardeau pour les générations futures… ». Ces arguments anciens, toujours tenus par la vieille pensée conservatrice en matière budgétaire sont déjà présents dans le manifeste des économistes américains de 1938 :
a) La dette publique est « improductive ». Par conséquent, les emprunts publics pour financer les dépenses impliquent un gaspillage de ressources.
b) La dette publique impose à la communauté un poids de charges d’intérêts qui, si le gouvernement continue d’emprunter de plus en plus, finiront par devenir intolérables.
c) Le crédit du gouvernement est une chose délicate. Il pourrait facilement être grevé par une longue augmentation continue de la dette publique.
d) L’augmentation de la dette publique doit inévitablement conduire à une inflation désastreuse.

Nous voyons bien à la lecture de ces propos que les arguments évoqués par les contempteurs de la dépense publique n’ont rien d’original.

C’est pourquoi il n’est pas inintéressant de reprendre un débat sur la dette et les déficits tenus aux États-Unis à partir du tournant de 1936-1937.

À la fin de 1936, après quatre années de déficit budgétaire et trois années de croissance rapide, Roosevelt et son secrétaire au Trésor, Morgenthau, décidèrent qu’il fallait équilibrer le budget. Les interventions des autorités fédérales furent considérées comme nécessaires pour relancer les investissements privés mais ne devaient durer qu’un temps. Les 3,6 milliards de déficit en 1936 furent transformés en 358 millions de surplus en 1937.

Selon les calculs de Paul van den Noord, 3 points de PIB ont été perdus par le gouvernement fédéral en raison de cette orientation politique. Dès 1937, la croissance a ralenti, passant de 13 % à 6 %, puis le PIB a chuté de 4,5 % en 1938, faisant remonter le chômage de 14 % à près de 20 %. Si la dépression des années 1930-1932 avait été due aux erreurs de politique monétaire, la rechute de 1938 est, en partie au moins, attribuable à une erreur de politique budgétaire. Le résultat de ce changement fut suivi d’une récession majeure. Cet épisode marqua un tournant dans le keynésianisme aux États-Unis.

Plus encore à partir de 1938, le Keynésianisme arrive aux États-Unis pour y rester dominant jusqu’en 1965. En 1938, la contagion des idées keynésiennes a été révélée par la publication du pamphlet « An Economic Program for American Democracy », rédigé par un groupe de dix jeunes économistes parmi lesquels deux anciens étudiants de Keynes, Lorie Tarshis et Walter Salant. Certains d’entre eux n’ont pas signé le document car ils étaient déjà dans l’administration. Beaucoup d’entre eux ont finalement occupé des fonctions importantes à Washington. La position générale de leur petit livre était sans ambiguïté :

La Grande Dépression a été le résultat de changements structurels. La croissance économique de l’Amérique depuis l’établissement des colonies jusqu’en 1929 avait été alimentée par la croissance démographique, le progrès technologique et la disponibilité de nouvelles terres et de nouveaux marchés à l’étranger. Mais la croissance démographique avait ralenti et la frontière avait disparu.

Les jeunes économistes considéraient la récession de 1938 comme une preuve que les dépenses publiques étaient désormais un besoin permanent de l’économie :

« L’idée que les dépenses publiques ne peuvent être utilisées en toute sécurité qu’en tant que dispositif d’urgence temporaire doit être abandonnée. Il faut élaborer un programme qui reconnaisse la nécessité d’un investissement public permanent. »

Il y eut alors un débat aussi vif que passionnant aux États-Unis sur la nécessité de maintenir ou non des déficits permanents.

Les controverses budgétaires aux États-Unis à partir de 1936 et l’affirmation pleine et entière du Keynésianisme aux États-Unis en 1938 nous montrent combien le débat est ancien. Mais au moment où l’on s’interroge sur le monde d’après et sur le trilemme qu’il nous faudra gérer, à savoir l’impossibilité de maintenir l’équilibre budgétaire, les investissements et l’État social dans un environnement marqué par la stagnation séculaire ou les erreurs de politique économique, un retour par les États-Unis n’est pas inutile car nous avons déjà vu les conséquences d’un resserrement budgétaire et de l’austérité en Europe entre 2011 et 2013. Au moment où certains demandent la sortie du « quoi qu’il en coûte » et réfléchissent aux réformes des règles budgétaires, il n’est pas inintéressant de revoir quelques leçons de l’histoire.

Le président Franklin D. Roosevelt nomme Morgenthau Secrétaire du Trésor en 1934. À l’automne de la même année, il nomme Marriner S. Eccles (républicain millionnaire mormon et propriétaire de nombreuses entreprises, y compris de banques, dans l’Utah) à la tête de la Réserve fédérale (FED), où il restera jusqu’en 1948 (troisième plus long mandat dans l’histoire de la FED après William McChesney Martin, 1951 à 1970, et Alan Greenspan, 1987 à 2006).

Après 1937, pour la première fois, le président présente un budget basé sur les principes des dépenses déficitaires. Les vues d’Eccles et le Gold Reserve Act de 1934 sont les raisons pour lesquelles, selon les mots d’Alan Meltzer, le système de la Réserve fédérale était « sur la banquette arrière » de l’action politique de 1934 à 1951.

La controverse entre Marriner Eccles et Henry Morgenthau est très intéressante à observer.

Morgenthau a cru toute sa vie qu’un budget équilibré serait l’instrument de la reprise. « Des progrès vers l’équilibre budgétaire, […] gagner la confiance de l’entreprise privée (ce qui se traduirait) par une reprise de l’investissement privé qui soutiendrait une nouvelle prospérité ». Morgenthau considérait l’équilibre budgétaire non seulement comme une nécessité économique ou financière, mais aussi comme une exigence morale.

Un budget national était encore un phénomène relativement nouveau pendant les années de dépression. C’était l’un des derniers résultats du Mouvement progressiste, qui l’a promu comme un moyen d’avoir un gouvernement meilleur, plus propre, plus efficace et plus ouvert. Les déficits de guerre croissants après la Première Guerre mondiale ont été la dernière pression pour que le Congrès adopte le Budget and Accounting Act de 1921.

Le mouvement de réforme budgétaire a également profondément influencé Morgenthau et Franklin Roosevelt. Un budget équilibré, où les dépenses n’excèderaient pas les recettes, est devenu pour Morgenthau non seulement un signe de la santé économique de l’Amérique, mais aussi une mesure de bon gouvernement. Pour lui il n’y avait pas de différence entre équilibrer le budget de la nation et équilibrer le budget de sa ferme. C’était un signe certain de bonne gestion. Morgenthau combinait cette orthodoxie économique avec « l’humanitarisme dans la politique sociale ». Lorsqu’il a envisagé une dépression ou une récession, il a d’abord vu la souffrance humaine qu’elle apportait. Il a soutenu des programmes visant à fournir de l’aide sociale, des réglementations du travail et de l’aide aux agriculteurs. Il a été l’un des architectes de la législation de la sécurité sociale.

En revanche, le point de vue qu’Eccles a propagé était de s’engager dans des dépenses déficitaires où les dépenses dépasseraient les recettes, si elles s’avéraient nécessaires à la reprise.

Le cœur de leur divergence d’opinion était que Morgenthau pensait que la reprise ou la prospérité viendrait d’un budget équilibré, tandis qu’Eccles soutenait qu’un budget équilibré serait le résultat de la reprise ou de la prospérité.

En avril 1938, le président Roosevelt se rangea du côté d’Eccles. D’abord dans un message au Congrès et plus tard dans un Fireside Chat, il annonça un programme d’action impliquant plus de 4 milliards de dollars de dépenses gouvernementales. Il sonnait vraiment « ecclésien » quand il disait que la cause de la récession était le manque de pouvoir d’achat du peuple. En janvier 1939, le président a présenté un budget pour l’exercice 1940, déclarant que l’administration avait freiné la récession de l’année précédente en raison de l’augmentation des dépenses et, encore une fois, canalisant l’esprit d’Eccles, Roosevelt a déclaré qu’un budget équilibré ne pouvait être atteint en réduisant les dépenses ou en augmentant les impôts.

En 1938, des économistes importants comme Paul Sweezy portent un manifeste pour changer les orientations de l’époque. Un large extrait des propos du manifeste mérite d’être cité.

« Mais plus important encore, un programme élargi de dépenses gouvernementales a déjà commencé à soutenir notre affirmation – l’épine dorsale même de ce programme.

L’une des leçons des cinq dernières années a été la démonstration frappante de l’efficacité des dépenses publiques dans la promotion du bien-être national. Considéré uniquement en termes d’objectifs directs des dépenses (la fourniture d’aides et d’emplois temporaires aux chômeurs, le paiement de prestations aux agriculteurs), le développement de projets publics utiles et le rétablissement de la solvabilité de la structure financière du pays – le programme d’augmentation des dépenses du gouvernement fédéral a été d’un avantage social inestimable.

Une grande partie de la confusion généralisée sur le sujet de la dette provient d’une tendance compréhensible de la part de la personne moyenne à raisonner à partir de son expérience personnelle. Le salarié et l’agriculteur savent qu’en ce qui les concerne l’endettement est généralement synonyme de problèmes. Ils ne peuvent certainement pas continuer à augmenter indéfiniment le montant de leurs dettes. Ils peuvent être appelés à rembourser tout ou partie de ce qu’ils doivent et ils doivent être préparés à cette éventualité. Ils savent aussi que toute augmentation de leurs dettes signifie inévitablement la déduction d’une tranche supplémentaire de leur revenu pour faire face aux paiements d’intérêts. Pas étonnant qu’ils considèrent la dette comme quelque chose à éviter et regardent avec inquiétude l’augmentation continue de la dette de toute la nation.

Peu de gens sont habitués à penser en termes d’économie dans son ensemble, et encore moins en termes d’économie en tant qu’organisme en expansion. On pouvait donc difficilement s’attendre à ce qu’ils réalisent que ce qui s’applique à la dette personnelle ne s’applique en rien aux entreprises et à la dette publique de toute la nation. La faute n’en incombe pas à eux, mais plutôt aux économistes et aux publicistes qui ont failli à leur responsabilité d’éduquer le public sur une question aussi importante.

Si nous considérons l’ensemble de la nation comme une entreprise en activité, nous voyons que ses dettes internes, commerciales et gouvernementales, ne sont qu’un autre aspect de ses actifs. La dette au sens large est l’avers de l’investissement. Ce fait, tenu pour acquis dans la comptabilité d’entreprise, est totalement ignoré dans notre méthode actuelle de budgétisation fédérale. Une économie en expansion non seulement peut mais doit augmenter continuellement le volume total de la dette en cours. Les dettes à long terme des entreprises et des organismes gouvernementaux aux États-Unis sont passées de 38 milliards de dollars en 1913-14 à 126 milliards de dollars en 1929. De 1921 à 1929, l’augmentation est passée de 75 milliards de dollars à 126 milliards de dollars.

Cette croissance de la dette était un accompagnement inévitable du volume important d’investissements des entreprises et des investissements publics qui caractérisait cette période. Dans la période de reprise depuis 1932, l’attention s’est concentrée sur l’augmentation de la dette du gouvernement fédéral. À des fins de comparaison avec les années précédentes, cependant, il est nécessaire d’examiner l’ensemble de la dette du pays. Les gouvernements des États et locaux, les services publics, les chemins de fer et d’autres sociétés commerciales devraient être inclus avec le gouvernement fédéral.

De 1932 à 1937, alors que la dette fédérale augmentait de 15,5 milliards de dollars, l’État et les gouvernements locaux réduisaient légèrement leur dette et l’augmentation nette de la dette totale des entreprises ne dépassait probablement pas 1 milliard de dollars. En prenant 16 milliards de dollars comme estimation approximative de l’augmentation de la dette de 1932 à 1937, nous obtenons une augmentation annuelle moyenne de 3,2 milliards de dollars. Cela doit être comparé à l’augmentation annuelle moyenne de plus de 6 milliards de dollars au cours de la décennie prospère des années vingt. De toute évidence, la dette totale, qu’elle soit des entreprises et des administrations publiques, n’a pas augmenté d’un montant excessif depuis 1932, si l’on prend comme base de comparaison l’expérience des années précédentes.

Les débiteurs individuels ont, bien sûr, des ennuis en empruntant de manière imprévoyante. Mais pour l’économie dans son ensemble, les problèmes ne surviennent que lorsque la nation faiblit au cours de son expansion économique. Ce n’est qu’en période de crise et de dépression qu’il y a une remise en question générale de la solvabilité des débiteurs. L’expansion de la dette à un taux suffisant pour absorber l’épargne de la nation est à la fois saine et nécessaire. Ce taux ne pouvait être excessif que dans le sens où le taux d’épargne lui-même était excessif. Ainsi, ce qui devrait nous inquiéter, ce n’est pas l’augmentation de la dette, mais l’augmentation de l’épargne au-delà du montant qui peut être absorbé par l’investissement.

Il est ridicule de soutenir que la dette en général doit être remboursée. La simple tentative de rembourser les dettes tout autour impliquerait une liquidation des actifs qui entraînerait une paralysie économique complète.

On peut tout de même objecter qu’il est inapproprié de mettre la dette publique dans le même sac que la dette des entreprises. La différence supposée entre les deux repose sur les particularités suivantes attribuées à la dette publique »

À la lecture de ce long extrait, nous mesurons combien nos débats actuels apparaissent convenus, vieillots. En 1938, ces économistes, dans une démonstration magistrale, indiquaient qu’on ne pouvait pas confondre un État et des particuliers et que la dépense publique était nécessaire au-delà même du temps de crise.

À ces premiers éléments s’ajoute le fait qu’il n’existe pas de consensus entre économistes sur un niveau de dette rapporté au PIB acceptable. Le débat entre Reinhart et Rogoff [1]d’un côté, et Krugman de l’autre, en atteste.

La thèse de Reinhart et Rogoff a été contestée méthodologiquement. Elle a fait aussi l’objet d’une remise en cause sur le sens de la corrélation qu’elle induisait : ce n’est pas le surcroît de dette qui est à l’origine de la moindre croissance mais précisément l’inverse.
Les arguments sont connus, un État n’est pas un ménage, la dette est roulée et ne se rembourse pas et le legs aux générations futures d’une dette est un argument faible, l’austérité ne peut être expansive.

Le rapport de la dette et des générations entre elles

La dette n’est pas que négative, elle laisse des actifs. Le discours inspiré par les vieilles peurs oublie le fait essentiel : en contrepartie de chaque dette contractée, une créance de montant strictement égal est nécessairement émise. Dans le cas de la dette publique en France, la génération qui hérite de la dette hérite aussi de la créance, ce qui n’est pas le cas dans les familles qui dépensent trop. La génération future n’est donc ni appauvrie ni enrichie par une simple dette publique.

Il ne s’agit donc en aucun cas d’un conflit générationnel, mais bien plus d’un conflit entre les possédants qui touchent des intérêts sur la dette publique et le reste de la population qui subit les coupes dans les dépenses publiques pour rembourser cette dette si on se place dans le cadre d’une politique austéritaire.

On comprend au regard des propos précédents que c’est la question de la capacité pour une collectivité politique de se figurer un avenir désirable qui se pose aussi avec la question de la dette.

Le premier discours contient un élément précieux qui à partir de données indiscutables nous invite à faire de la dépense publique une condition nécessaire mais pas suffisante de la croissance actuelle, et à faire face aux défis de demain, à savoir une transition écologique qui fait de la question des inégalités un élément central.

Le second discours est un discours de classe qui derrière des arguments controuvés et fallacieux conduit à agir sur le conflit de répartition et veut au fond remarchandiser des parts entières de notre économie mixte.

La dette et l’avenir

Pour dessiner l’avenir, il faut revenir aux variables fondamentales de la dette : le revenu, le taux d’intérêt. C’est à leur lumière que l’on peut tenter de percevoir les évolutions à venir.

Le revenu est issu de la production. Lorsque la production augmente, le revenu augmente. Cela ne signifie pas qu’il soit bien réparti. Mais la masse des revenus croît. Tout simplement parce qu’une fois une production réalisée, l’ensemble des agents qui a participé à cette production doit être rémunéré. L’augmentation de la production, autrement dit, la croissance, est donc la base de la création du revenu. Mais cet énoncé simple se double d’une contrainte, celle que la nature désormais impose plus que jamais. Autrement comment faire croître le revenu, tout en sachant que la contrainte écologique devient plus pesante ?

Plusieurs conditions nous semblent requises pour relancer la production et donc le revenu.

Il me semble nécessaire de s’entendre sur le fait que dans le trilemme auquel nos sociétés sont confrontées, à savoir maintien de l’équilibre budgétaire, la préservation de l’État social et la réalisation des investissements d’avenir, l’obsession budgétaire doit apparaître seconde. La « gouvernance par les nombres » dont le résultat global pour la société et sa cohésion fut désastreux sur quatre décennies doit être abandonnée. Cela ne signifie pas l’inconséquence budgétaire mais le constat qu’il n’est pas possible d’être gouverné par les objectifs intermédiaires des politiques budgétaires, à savoir le contrôle de la dette publique, et l’obsession de l’équilibre budgétaire.
Cette politique fut d’autant plus paradoxale qu’elle s’est accompagnée d’une érosion de la base fiscale de l’État en raison d’une concurrence fiscale et sociale redoutable à l’échelle de l’Union européenne et mondiale, sans compter les différentes exonérations de cotisations sociales et autres crédits d’impôts dont les effets ont été des plus discutables.

Pour créer du revenu, le premier chantier est donc celui d’une réindustrialisation nécessaire. La désindustrialisation entamée à grandes enjambées au cours des années 1980 et suivantes est allée de pair avec la financiarisation des économies, l’obsession de la dépense publique. Les deux phénomènes ont progressé de pair (la dette publique a progressé avec la désindustrialisation et réciproquement). Aujourd’hui, la part de l’industrie ne représente plus que 11 % du PIB.

La réindustrialisation, dont les possibilités et conditions ont été étudiées par le rapport Gallois (Pacte pour la compétitivité et l’industrie française, 2012) et de nombreux travaux, notamment ceux Anaïs Voy-Gillis, ne paraît pas une folle chimère. Sans entrer dans les détails, au-delà de questions de techniques, d’investissement, de nos spécialisations, le cadre va rendre sa réalisation pour le moins difficile.

Le cadre européen tel qu’il existe ou tel qu’il est amendé ne s’éloigne pas de ses travers d’origine, inégalitaire, déflationniste et insuffisant pour une croissance égalitaire.

Certains se réjouissent des initiatives européennes, du plan de relance ou encore des initiatives de notre commissaire français, Thierry Breton, en matière de semi-conducteurs. Mais l’Union européenne ne parvient pas à se penser en acteur stratégique et son cadre de référence reste la discipline de marché et la croyance dans les vertus du libre-échange qu’il suffirait de mâtiner de quelques critères écologiques et sociaux pour le rendre acceptable.

La transformation de la BCE en organe moins monétariste, achète du temps de stabilité financière, mais ne permet pas de combler l’hétérogénéité que génère la zone euro ni d’atténuer les effets de désindustrialisation du marché unique. Si l’euro a désormais trouvé de nouvelles raisons d’être maintenu, le poison agit toujours puisque cette monnaie dysfonctionne très largement par les effets qu’elle induit.

D’autre part le plan Next Generation EU est insuffisant, et vise à augmenter la croissance potentielle, concept fragile et discutable, il n’est pas un moyen d’assurer de la croissance et, pire, il est assorti de conditionnalités qui ont des effets déflationnistes. En effet, les États doivent engager des réformes supplémentaires en matière de protection sociale, ou du marché du travail. Pensons par exemple à la dernière réforme de l’assurance chômage française (décret du 26 juillet 2019) saluée par la Commission de Bruxelles alors que nous savons qu’elle va affaiblir les droits des chômeurs.

Dans les éléments qu’il est nécessaire de revoir pour affronter la question de la dette et celle des recettes, il s’agit moins de se lancer dans une course à la réduction budgétaire à marche forcée que de penser à reconstituer des recettes. On pourrait s’étonner de ce propos au regard des prélèvements obligatoires, mais c’est la structure de la fiscalité qu’il convient d’observer avant toute chose.

S’il est un grand soir fiscal qui s’impose, c’est celui qui doit mettre fin à la révolution conservatrice entamée voilà quatre décennies. Dans ce sens, la contribution à l’effort national des plus hauts revenus, par l’abolition des dernières dispositions fiscales de Macron, semble un premier pas. La lutte contre l’évasion fiscale et, là encore, la révision du cadre européen paraît nécessaire tant il prend la direction d’une non-coopération.

On comprend alors pourquoi le premier discours, aussi séduisant soit-il, ne peut suffire. Oui la dette nous coûte moins cher, oui elle est nécessaire pour des investissements qui préparent l’avenir, mais pour rendre cet avenir possible, c’est le cadre macroéconomique global qui doit être revu aussi bien dans ses représentations que dans ses politiques économiques.

La fiscalité doit se faire dans le souci de justice sociale car si on se retrouve avec une croissance inégalitaire et peu soucieuse d’une véritable industrialisation, l’État, « voiture-balai » des conséquences désastreuses de sa politique économique, devra augmenter la dépense sociale.

La révision du cadre doit se penser au niveau national et européen, non parce qu’il nous est dit que l’Union européenne est la bonne échelle pour résoudre nos problèmes mais parce qu’elle est malheureusement l’échelle de nos problèmes. Elle est moins source de solutions que l’espace de dysfonctionnements inquiétants.

Quant à l’inflation, il ne faut pas en attendre une solution. Il est probable que celle à laquelle on assiste n’est que transitoire, sectorisée et non généralisée. La BCE, par sa politique, nourrit une spéculation et une envolée du prix de certains actifs financiers et immobiliers. Mais l’inflation généralisée ne semble pas au programme tant le capitalisme à basse pression salariale de l’Union semble se poursuivre.
D’autre part, l’inflation sans l’indexation salaire-prix serait un coup violent en termes de pouvoir d’achat pour le plus grand nombre, ce qui est déjà le cas lorsque l’on regarde la montée des dépenses pré-engagées (logement, énergie, transport) ou encore l’envolée des prix alimentaires.

Les taux d’intérêt viendraient ils à augmenter ? La normalisation monétaire prévue pour l’année 2022 est-elle à redouter ? Il me semble que ces craintes sont excessives. La Banque centrale européenne joue son existence dans l’affaire des dettes publiques. Elle a rapatrié dans ses livres presque la moitié des dettes européennes, elle ne peut s’autoriser à faire naître une nouvelle crise qui emporterait la zone euro. C’est pourquoi les États vont conserver ce pare-feu.

Mais encore une fois la nouvelle n’est pas si bonne, non parce que les montants de dette vont devenir intenables mais parce que les dispositifs de politique économique actuels favorisent le créancier au détriment du débiteur, parce que les réformes structurelles mettent à mal les plus vulnérables. La politique de la BCE a des biais inégalitaires profonds en valorisant les actifs financiers et immobiliers des plus aisés, déjà largement favorisés par des dispositifs fiscaux très favorables au niveau national. Sans compter que les réformes de structures affectant protection sociale et marché du travail réduisent la part socialisée de l’économie ou encore les droits de certains chômeurs.

On le voit bien nous ne sortirons pas de la question de la dette si nous n’abordons pas de front l’ensemble de ces questions. La question de la dette est avant tout politique tant elle travaille négativement la démocratie et la confisque (pour reprendre une idée chère à Benjamin Lemoine).

Et, last but not least, l’autre levier concernant la dette est celui de la nature de son financement. Depuis les années 1980 s’est installée l’idée qu’il n’y avait pas d’autre voie que celle d’un financement marchéisé, l’État ayant démantelé le circuit du Trésor lui permettant de répondre à ses besoins de financement en dehors des marchés. Aujourd’hui il est nécessaire de réfléchir à la possible réactivation de systèmes similaires.

Conclusion

La question de la dette est donc une question ancienne et a été au cœur d’un terrible conservatisme budgétaire dont le prix payé dans l’histoire fut élevé, en termes d’activité économique comme en termes de paix et de cohésion sociale. Ce conservatisme budgétaire ne meurt pas et réapparaît régulièrement. Il est porté par des intérêts divers et une logique de classe. Tant la question de la dette croise celle de la répartition.

Mais il n’est pas possible de lui répondre uniquement par un contre discours technique, aussi juste soit-il. Ce contre discours est aussi politique et nous oblige à porter l’argument jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la remise en question définitive du cadre économique dans lequel se joue la question de la dette publique.

C’est ce cadre financiarisé, de libre circulation des capitaux, obsédé par la compétitivité, englué dans une monnaie unique et un marché unique qui est un frein pour l’avenir.

Je vous remercie.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

J’ai été frappée par votre manière extrêmement intéressante de convoquer des moments précis de l’histoire pour nous montrer l’éternel retour du même à travers le discours austéritaire. En même temps, vous nous avez dit que ce même revient mais dans un cadre différent. Un cadre encore plus défavorable, si j’ai bien compris, puisque vous avez consacré une partie de la fin de votre exposé à analyser les raisons pour lesquelles le cadre européen rend plus difficile encore une politique différente de celle qui est portée par la logique austéritaire.

Toutefois, tout en disant les difficultés d’augmenter le revenu, notamment en raison de la désindustrialisation du pays et du cadre fédéralisant européen, vous avez offert une porte de sortie avec le thème – qui m’est personnellement cher – de la mobilisation de l’épargne au profit des investissements futurs et peut-être de la réduction de la dette.

Ce thème m’offre la transition avec notre autre intervenant.

Il y a quelques années, lorsque, députée, j’étais obsédée par l’idée de rédiger un amendement qui permettrait de mobiliser la considérable épargne française – 15 % du revenu national, deuxième épargne privée au monde après le Japon – pour tenter d’éponger la dette en repassant par des bons du Trésor et l’ensemble des mécanismes qui m’avaient semblé avoir été abandonnés à l’époque de Pompidou, j’avais fait appel à vous, Thomas Lambert. Vous m’aviez d’abord expliqué que ce n’était pas tout à fait à l’époque de Pompidou que l’on avait mis fin à cet excellent système dans lequel les bons du Trésor tirés sur l’épargne des Français venaient financer l’économie française. Ce n’était pas la peine, ajoutiez-vous, de passer par la loi pour obtenir que la considérable épargne française vienne se mobiliser au service de la dette ou pour les investissements : il suffit que le ministre chargé de l’Economie et des Finances convoque les présidents des banques, fussent-elles privatisées, et leur dise : « Messieurs, j’attends de vous que vous refassiez des obligations d’État ». Je cite vos propos qui m’avaient beaucoup frappée : « Ce ne peut être qu’une question de pratique, ce n’est pas une question législative. » Je vous avais cru, je n’avais pas déposé mon amendement.

Ensuite on a vu venir le contrat d’assurance-vie, le contrat euro dont on dit que maintenant il est moins rémunérateur.

La porte qu’a ouverte Frédéric Farah vers la mobilisation de la considérable épargne française au service d’une relative ou grande résorption de la dette m’a rappelé cette remarque que vous aviez faite.

Très au fait d’un certain nombre d’instruments, de possibilités, de capacités, ajoutés à votre propre analyse, vous allez nous donner votre propre point de vue, fût-ce en interpellant certains points qu’a soulevés Frédéric Farah puisque c’est ici la règle du jeu.

—–

[1] Dans leur article intitulé « Growth in a Time of Debt », les économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff estimaient en 2010 que des rapports de dette publique/PIB supérieurs à 90 % entrainaient une chute importante de la croissance. (NDLR)

Le cahier imprimé du séminaire « La dette » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

S'inscire à notre lettre d'informations

Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.

Veuillez saisir une adresse email valide.
Veuillez vérifier le champ obligatoire.
Quelque chose a mal tourné. Veuillez vérifier vos entrées et réessayez.