« Considérations sur la dette publique française »

Intervention de Thomas Lambert, normalien et ancien élève de l’ENA, banquier en « sovereign advisory », maître de conférences en question européennes à Sciences Po, lors du séminaire « La dette » du jeudi 20 janvier 2022.

Merci beaucoup de m’avoir invité.

C’est un grand honneur de parler à la Fondation Res Publica dont je suis les travaux depuis très longtemps, en particulier sur les questions européennes.

C’est un très grand honneur de parler devant M. Chevènement. Je n’appartiens plus à la haute fonction publique mais j’en ai gardé l’éthos. Pour ma génération de hauts fonctionnaires vous avez été un cap. Vous l’êtes encore pour nombre de jeunes qui s’engagent dans le service public.

Je précise que mes propos n’engagent pas Lazard Frères, mon employeur.

Mon emploi actuel et mes activité passées à la Direction générale du Trésor de Bercy, où j’ai aussi beaucoup aimé travailler, m’ont « condamné » à être, depuis quasiment vingt ans, au contact de la question de l’euro et de la question de la dette.

La question de l’euro m’a particulièrement mobilisé au Trésor où je suis rentré il y a vingt ans, quelques semaines après l’introduction de la monnaie unique, en sortant de l’ENA, dirigée à l’époque par Marie-Françoise Bechtel. L’euro a été un fil rouge de toute ma carrière au sein de l’administration. J’ai été conseiller du ministre aux Affaires européennes pendant la crise de Lehman Brothers, déjà sous présidence française de l’Union européenne, avec Jean-Pierre Jouve puis Bruno Le Maire, il y a treize ou quatorze ans. J’ai vu dans mes fonctions la spectaculaire explosion de la zone euro. Je n’imaginais pas, il y a vingt ans, que le système bancaire européen et international pouvait exploser. Mais la crise des dettes souveraines a montré que la zone euro pouvait être toute proche d’exploser, comme on l’a vu en 2012.

La question de la dette m’a hanté dans la décennie suivante quand je suis entré dans une équipe très spécifique de la banque Lazard Frères, logée en France mais qui a une activité internationale en tant que leader mondial de la restructuration des dettes souveraines. J’ai beaucoup travaillé en Grèce où l’équipe de Lazard était chargée, en 2012, de la restructuration souveraine de la dette grecque, la plus grosse restructuration de dette souveraine de l’histoire (206 milliards d’euros). J’ai travaillé aussi avec le gouvernement grec, en 2015, au moment où la situation était extrêmement tendue. J’ai vu de tout près la dynamique européenne et l’implication de la BCE sur les questions de la dette.

Mon métier m’amène plutôt, depuis dix ans, matin midi et soir, à restructurer les dettes dans les pays émergents et les pays pauvres. Cette conférence me donne l’occasion de m’intéresser, avec le regard d’un spécialiste des crises de dette, à la France dont, a priori, la dette ne sera jamais restructurée.

La France présente-t-elle les stigmates ou les signes avant-coureurs d’une crise ?

J’ai évidemment un point de vue de praticien, mais fondamentalement je ne vais pas vous dire des choses très différentes de ce que Frédéric Farah a exposé.

Après vous avoir donné un certain nombre de points de vue, je rentrerai un peu plus dans le détail du constat, des crises, des risques de crise, de l’évaluation de l’éventuelle gravité de cette question de la dette.

Faut-il s’inquiéter et, surtout, quelles sont les perspectives pour les mois et les années qui viennent ?

Cette conférence est extrêmement « timely », comme disent les Américains. C’est hier que les Bunds (instrument de dette souveraine allemande) sont repassés à zéro alors qu’ils étaient en taux négatif depuis des années. Donc, les taux négatifs, c’est terminé, y compris pour les Allemands. La très forte remontée des taux actuels a fait la Une des Échos ce matin. 100 points de base (=1 %), ce n’est pas un choc considérable mais on est en train de vivre un début de remontée des taux d’intérêt qui, évidemment, fait craindre des conséquences déficitaires pour la France dont la dette publique, au sens de Maastricht, atteint 2834 milliards d’euros, un niveau historiquement très élevé.

La dette française additionne la dette de l’État (plus de 2200 milliards), la dette des collectivités territoriales (régions, départements, communes : 236 milliards) et celle les administrations de sécurité sociale (environ 300 milliards). Comme l’a rappelé Frédéric Farah, le débat sur la dépense publique se focalise sur les dépenses sociales qui représentent une part très considérable du stock de dépenses (57 % du PIB). Mais les administrations de sécurité sociale ne sont pas la source principale de la dette. Même s’il y a des déficits sociaux, le poids de la dette est transféré sur l’État qui a le pouvoir fiscal principal.

D’autre part, les financiers ayant souvent « le nez dans le guidon », il est très important d’avoir un recul historique.

À la fin des Trente Glorieuses le taux d’endettement était quasiment nul en raison de l’inflation. Et, avant la crise d’inflation, sous le général De Gaulle, il y avait des excédents budgétaires, donc ni déficits publics ni dette. Tout change dans les années 1970. La dette française commence sa trajectoire ascendante à la fin des Trente Glorieuses avec une croissance plus faible et des déficits plus élevés, ce qui cadre avec la remarque de Frédéric Farah. Si la croissance baisse il est beaucoup plus difficile de ne pas avoir ce ratio de dettes qui augmente. On dit peu, dans le débat public, que si on observe une hausse sur une très longue période, celle-ci n’est pas continue. Quelques périodes connaissent un accroissement absolument considérable du ratio de dettes qui tend à se stabiliser en d’autres périodes. Mais il ne baisse jamais.

À la fin du tournant de la rigueur, il n’y a pas vraiment d’augmentation de la dette mais encore beaucoup d’inflation. Le premier gros choc c’est 1992-1995, avec la récession de 1993, très liée à la réunification a allemande et au refus de la France de dévaluer le franc face au mark. La dette a beaucoup monté parce que les taux d’intérêt réels étaient très élevés et la croissance négative en 1993. La dette passe d’un coup de 40 % à 60 % du PIB. En 2005, sous le Premier ministre Villepin, au moment du premier rapport sur la dette, on est à 60 % du PIB, c’est-à-dire à peu près au ratio de Maastricht. Et déjà le rapport public d’une commission présidée par l’actuel commissaire français, Thierry Breton, parle d’une dette catastrophique, du plus mauvais augure. Mais on constate sur cette période une relative stabilisation.

Le deuxième énorme choc est la crise Lehman Brothers, la très grosse récession de 2009, que l’on pensait historique à l’époque, suivie par cette période d’austérité rampante en Europe où la croissance est quasiment nulle pendant plusieurs années en France. Ce qui fait que, même si on réduit progressivement le déficit le ratio de dette monte mécaniquement.

En fin de période, jusqu’à 2019, on observe une nouvelle stabilisation de la dette, juste en dessous de 100 % du PIB. Avec le choc du Covid, une récession absolument cataclysmique, en tous cas en termes numériques, fait monter le ratio de dette très haut. L’enjeu est de savoir si ce pic va, comme dans les 40 ou 50 années précédentes, être suivi d’une baisse. On a beaucoup de mal en France à baisser le ratio de dette. Au mieux les gouvernements successifs ont réussi à stabiliser le ratio de dette mais jamais à le faire baisser significativement.

On peut craindre un accroissement continu de l’endettement dans un scénario « au fil de l’eau ».

Le nouveau rapport sur la dette (Nos finances publiques post Covid 19 : pour de nouvelles règles du jeu, Commission pour l’avenir des finances publiques, mars 2021) rendu au Premier ministre sonne l’alerte parce que la France est en déficit permanent depuis 1974.

Un scénario prévoit pour 2030 une dette publique autour de 130 % du PIB avec l’hypothèse  que je trouve assez forte – d’une augmentation des taux d’intérêt d’environ 3 % en 2027. En taux apparent de la dette on est aujourd’hui à 1 %. Ce matin, une OAT (Obligation Assimilable du Trésor) a été émise pour 10 milliards, encore à 0 %, à échéance 2027. On arrive encore  plus pour très longtemps  à sortir à zéro mais on est quand même très loin de 3 %.

Selon une simulation, un choc permanent de 1 point de taux d’intérêt supplémentaire sur la charge d’intérêts de la dette porterait à 30 milliards les dépenses budgétaires supplémentaires sur dix ans. Le total des dépenses du budget 2022 est 455 milliards. Aujourd’hui la charge d’intérêts budgétée pour 2022 atteint 38 milliards. On a donc presque un doublement du poids de la dette avec seulement 1 point d’intérêts, ce qui est assez alarmiste.

Les rapports annuels du Fonds Monétaire International sur la France sont peu lus.

Or le scénario central du FMI (le Baseline, courbe en pointillés rouges) est plutôt sur une stabilisation de la dette à échéance 2025. Son hypothèse sur les taux d’intérêt est quand même beaucoup moins pessimiste. Selon le FMI le taux moyen de la dette française va rester autour de 1 %, y compris à l’échéance 2025. Toutefois, si la croissance est plus faible que prévu et des taux plus forts on peut très bien se retrouver sur la trajectoire noire qui culmine au-delà de 135 % du PIB à l’échelle 2025.

Le journal Les Échos daté des 14 et 15 janvier 2022 publie un article tiré d’une note de l’Institut Montaigne qui fait un certain nombre de simulations sur les 3 % de déficit annoncés pour 2027 selon la trajectoire prévue par le gouvernement français. Nous ne serons donc pas « dans les clous » européens avant 2027. Selon les simulations de l’Institut Montaigne, nos dépenses sociales, notamment les dépenses de santé et les dépenses de retraites ont, du fait du vieillissement de la population, une dynamique naturelle extrêmement forte qui fait que, rien que pour atteindre cet objectif du gouvernement, il faudrait faire une réduction tendancielle des dépenses de 70 milliards d’euros, une marche d’escalier qu’aucun gouvernement n’a jamais réussi à franchir. Selon cet article si on parle beaucoup de dépenses nouvelles dans la perspective de l’élection présidentielle, le prochain président aura devant lui un sujet assez épais de finances publiques et la période de déficits sans limites est terminée.

Le prochain quinquennat sera-t-il dominé par la question des déficits ?

Le FMI et l’Union européenne attendent de la France un effort sur la dépense, ce qui confirme l’intuition de Frédéric Farah. Toutefois, le discours européen, celui du Fonds monétaire, est quand même un peu moins austéritaire que dans les années 2008-2009 puisqu’il précise que les mesures de maîtrise du déficit ne devront venir que lorsque la croissance sera solidement rétablie, donc que la pandémie sera derrière nous.

Le problème de la France est qu’elle a des dépenses publiques bien supérieures en points de PIB à celles de ses partenaires européens, notamment en matière sociale, comme le montre le graphique ci-dessous, très souvent montré dans les débats d’experts. Il identifie le surplus par rapport à la moyenne des pairs, très largement causé par un écart de plus de 4 points de PIB dans les dépenses sociales, notamment les systèmes de retraite. Il faudra donc s’attaquer à une réforme des retraites et à une réforme de l’assurance chômage pour espérer maîtriser les comptes publics.

Les besoins de refinancement publics annuels ont atteint des sommets.

Un autre point de ce discours alarmiste, jamais discuté, me semble très intéressant. Il est tiré du rapport du FMI intitulé Debt Sustainability Analysis (l’analyse de la soutenabilité de la dette).

La Heat Map indique le degré de danger par des couleurs. Plus c’est rouge, plus il y a de risque. Pour la France, seules la perception de marché et les évolutions de court terme sont en vert. Tout le reste est rouge.

Comme l’a dit Frédéric Farah, l’agence France Trésor a un problème de financement de 260 milliards d’euros pour 2022, c’est-à-dire qu’il faut emprunter 260 milliards (10 % du PIB), uniquement pour la dette de marché. Mais le besoin de financement global du secteur public français atteint pour 2022 28 % du PIB, soit 700 milliards d’euros. En effet, on oublie que la dette publique inclut, outre l’État et les collectivités, toute la sphère publique française dont un certain nombre d’entreprises publiques qui dépendent fortement de l’État, sans parler des besoins de financement d’EDF, d’entreprises qui sont quasiment systémiques pour la France. Et ce chiffre-là place la France bien au-dessus des autres en termes de besoins de financement des États. Le seul pays qui ait un ratio proche de notre point de PIB de besoin de financement est l’Italie (31 % du PIB). L’Allemagne, dont le PIB est un tiers plus gros que le nôtre en appelle au marché global pour le secteur public de 400 milliards d’euros (12 % du PIB), contre 700 milliards d’euros pour la France.

Notre masse d’emprunts publics au sens large, très importante, pose une question d’accès au marché.

Mais la France trouve cet argent sans aucun problème et le coût de la dette n’a jamais été aussi faible

Depuis 1984, les taux d’intérêt sur la dette française n’ont cessé de baisser, pour être proches de zéro aujourd’hui. C’est un phénomène européen et international. Depuis les années 1980, le monde entier et les économies occidentales fonctionnent sur des dynamiques extrêmement déflationnistes en raison du vieillissement de la population, d’un excès d’épargne considérable et d’une mondialisation qui a fait baisser énormément les pressions salariales. Dans ce système économique extrêmement déflationniste, les taux d’intérêt n’ont cessé de baisser parce que la demande de fonds est inférieure à l’offre. La finance étant globalisée ce phénomène concerne tout le monde.

On parle depuis quelques semaines de risque de remontée des taux d’intérêt (une remontée de 100 points de base qui commence à m’inquiéter un peu). Toutefois ces forces déflationnistes absolument gigantesques qui ont conduit à la baisse des taux d’intérêt ne vont probablement pas disparaître du jour au lendemain. Cela explique que la courbe française des taux est aujourd’hui encore à un niveau historiquement bas. Au mois de novembre, l’État français empruntait à taux négatif jusqu’à un peu moins de 10 ans et à peu près à 0 % à 10 ans et, comme je vous le disais, on a émis à 0 % ce matin. Certes, les dernières semaines ont vu les taux remonter un peu mais les marchés ne sont pas forcément très linéaires. Il y a des périodes où, très rapidement, ils se réajustent mais cela ne veut pas dire que les taux vont continuer à monter très longtemps. Beaucoup d’analystes, y compris les agences de notation, pensent donc que le ratio de dette sur le PIB n’est plus le bon critère, en tout cas pour les pays développés.

Le poids des intérêts de la dette dans le budget a baissé.

En dépit de la hausse de la dette publique le poids des intérêts dans le PIB et le taux apparent d’intérêt sur la dette n’ont cessé de baisser et sont aujourd’hui à un niveau historiquement bas.

Comparée au point haut (56 milliards d’euros) la charge de la dette est aujourd’hui un peu au-dessus de 30 milliards, soit une économie de 20 milliards d’euros alors que la dette a monté. De quoi satisfaire le ministre des Finances. Les agences de notation regardent le ratio entre la charge d’intérêts en milliards d’euros rapportée aux revenus fiscaux générés par les administrations. Or en 2022 ce taux sera de 2,3 %, un niveau historiquement bas (3,7 % en 2015). La charge d’intérêts dans le budget (38 milliards d’euros) représente 7,7 % des dépenses totales du budget général (495 milliards d’euros) et 12 % des recettes fiscales. Cela veut dire que 88 % des recettes fiscales de la France ne sont pas utilisées pour payer la dette mais pour toutes les autres dépenses.

Dans des pays émergents où je travaille les ratios d’intérêt payés sur la dette peuvent dépasser 60 %. Au Liban, par exemple, un pays qui a fait défaut l’année dernière, c’était plus de 60 % du budget qui partaient dans les intérêts de la dette, ce qui est évidemment une situation absolument intenable.

Tout cela se traduit par un rating extrêmement favorable pour la France. Au début de l’année 2012, avant l’élection présidentielle, la dégradation de la France du ‘AAA’ par Standard & Poor’s, la meilleure note possible, avait fait les grands titres à la télévision et ce « drame national » avait été imputé au président-candidat Sarkozy. La France a la note ‘AA’, deux crans au-dessous d’il y a dix ans et il ne s’est rien passé de négatif.

Les agences de notation ont des méthodologies extrêmement claires, sérieuses, bâties sur des années d’observation, pour essayer de prédire les problèmes.

Elles retiennent un certain nombre de points forts de la France :

D’abord son niveau très élevé de PIB par habitant. La France est un des pays les plus riches du monde. Son patrimoine national, public et surtout privé, est extrêmement important.

Ensuite sa grande solidité institutionnelle. La Vème République reste un système de gouvernement très stable. La capacité à lever l’impôt est également très forte en France, ce qui est un très gros « plus ».

Est citée aussi la stabilité monétaire apportée par l’euro (monnaie de réserve internationale).

Le choc du Covid sur les finances publiques est temporaire et devrait se corriger assez vite avec la forte croissance que nous connaissons en ce moment.

Enfin, la force des grands groupes français et leurs avoirs extérieurs qui contribuent aussi à la balance des paiements de la France, constituent un élément important.

Il y a bien sûr des points faibles :

La position extérieure nette de la France est négative (30 % PIB), ce qui fait que nous dépendons de l’étranger pour financer notre dette. La dette publique est élevée et croissante, d’où les niveaux de prélèvements très élevés qui ne donnent que de faibles marges pour augmenter les recettes fiscales.

Tout cela nous place deux crans en-dessous de la meilleure note possible, ce qui est cohérent avec les niveaux de taux d’intérêt.

La dette française bénéficie d’une demande internationale forte.

Le niveau de taux d’intérêt reflète la confiance des investisseurs dans la solidité de la signature française mais il dépend aussi d’éléments très techniques. La dette française bénéficie d’une sorte de rente de situation sur les marchés parce que les pays européens mieux notés que nous, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas, la Finlande, n’émettent pas beaucoup de dette et n’aiment pas le déficit. Il est difficile pour les investisseurs de trouver des titres de la dette allemande sur les marchés car le stock de dette allemande est plus faible que le nôtre. La détention de bons du Trésor allemands par les Japonais a baissé depuis 2014 et les achats de dette française par les Japonais augmentent au même rythme que les achats de bons du Trésor américains. Par conséquent, une banque centrale, de Russie, d’Arabie saoudite… qui veut diversifier ses réserves par rapport au dollar ne trouve pas beaucoup de titres libellés en euro disponibles, faciles à acheter et vendre sur le marché et bien notés. La dette italienne, très importante aussi, est beaucoup moins bien notée que la dette française (‘BBB’). Les titres français notés AA sont donc de facto l’actif de référence pour les investisseurs internationaux désireux de détenir un actif « sans risque » libellé en Euro, ce qui explique aussi ce bas niveau des taux d’intérêt.
Cet effet de rareté a été accru considérablement par les achats de l’Eurosystème.

Dans la période récente, les achats de l’Eurosystème ont de facto protégé la France de tout risque sur le marché de la dette.

Ce sont des choses dont le débat public a du mal à se saisir mais il est bon de comprendre ce qui se passe en matière d’achat par les banques centrales de dette publique.

Nous avons eu en 2020 et 2021 des déficits absolument gigantesques. Techniquement, la BCE a acheté sur le marché plus de volume d’obligations que ce que les États de l’euro ont émis. Elle a donc racheté des dettes à d’autres détenteurs. Donc, mécaniquement l’exposition de la France aux créanciers « normaux » (fonds d’investissement, banques) a baissé puisque la BCE a acheté énormément de papier français. Avant le lancement du Pandemic Emergency Purchase Programme, la règle voulait que la BCE ne puisse pas acheter plus de 33 % de la dette de marché d’un pays. Pour la Finlande, le Portugal, l’Allemagne, les Pays-Bas c’était déjà dépassé au mois de novembre. Fin 2021, le total des achats de la BCE dans le cadre de l’assouplissement quantitatif lancé en 2015 a atteint 4700 Md€ dont 1600 Md€ au titre du PEPP (Covid). L’Eurosystème détient donc aujourd’hui à peu près 35 % de la dette française et, selon l’AFT, détiendra 48% de la dette de marché allemande fin 2022.

Dans un tel contexte, il n’y a plus de débat sur la dynamique des taux d’intérêt et le fonctionnement de la zone euro, depuis que Mario Draghi a lancé les opérations d’achats d’assouplissements quantitatifs (quantitative easing), est extrêmement favorable à la France.

Cela a des conséquences spectaculaires sur la détention de la dette publique.

La détention de notre dette par autant de fonds étrangers n’affecte-t-elle pas notre souveraineté ?

En fait, mécaniquement, la détention de la dette par les étrangers a baissé sous l’effet du quantitative easing. Elle était de 49 %, en septembre 2021 alors qu’elle atteignait 60 % en 2016. À certaines périodes nous avions 70 % à 75 % de détention étrangère. Cette détention étrangère n’est que le reflet de ce que j’ai décrit tout à l’heure : les obligations françaises étant les seuls actifs en euros vraiment disponibles, il y a une forte demande étrangère pour notre dette.

Les achats de la BCE ont un peu rééquilibré les choses. Au troisième trimestre 2021, les compagnies d’assurance françaises (essentiellement l’assurance-vie des Français) représentait près de 16 % de détention de la dette, les banques 6 %, les organismes de placement collectif en valeurs mobilières à peu près 1 %. « Autres (français) » désigne la Banque de France qui au troisième trimestre 2021 détenait 28 % de la dette, ce qui est quand même très spectaculaire.

En résumé, la hausse du ratio de la dette rapportée au PIB a été continue depuis près de 50 ans mais la capacité de la France à servir sa dette reste bonne dans le contexte de taux d’intérêt extrêmement bas.

La France dispose d’un « rente » de situation en étant l’actif de référence en euro pour les étrangers. Il faut adresser un coup de chapeau à nos collègues de l’Agence France Trésor (AFT), une administration extrêmement bien gérée, reconnue internationalement pour la qualité de ses équipes, la prévisibilité des émissions, la transparence de l’information, l’innovation : on fait de la dette verte, on fait de la dette indexée sur l’inflation. Nous avons une énorme dette mais l’équipe qui s’en occupe est formidable.

L’évolution récente de la zone euro est très favorable dans la perception des risques puisque l’intervention massive de la BCE a, en tout cas pendant un certain temps, réduit tous les risques sur la demande et l’accès de la France au marché.

La question c’est de savoir si cette intervention massive est conforme aux traités européens. Selon les services juridiques de la BCE elle est conforme à la lettre du traité. Mais je ne crois pas que les concepteurs allemands du traité de Maastricht pensaient qu’un jour l’Eurosystème pourrait détenir 50 % de la dette allemande. C’est pourtant ce qui va arriver.

Le plan de relance Next Generation EU est une avancée très importante décidée par le président Macron et la chancelière Merkel en 2020. En effet, la Commission européenne, au nom de l’Union européenne, va émettre 800 milliards d’euros d’ici 2025 sur les marchés. Même s’il n’est pas censé être pérennisé, les marchés ont le sentiment que cet embryon de dette commune est l’avant-garde d’une européisation de la dette des États membres, donc une garantie de l’Allemagne sur la dette française qui fait qu’il n’y aura pas trop de risques sur les capacités de remboursement.

Il y a quand même un certain nombre de points de discussion en correspondance avec des points soulevés par Frédéric Farah :

La question des risques. Cette situation exceptionnelle et tout à fait favorable peut-elle continuer ?

On a une crainte réelle sur la remontée des taux européens. Une dette de 2500 milliards à 0% ne coûte rien. À 1 % cela commence à chiffrer. À 2 %, 3 %, 4 % cela coûtera beaucoup de milliards.

Je pense personnellement qu’il faut rester calmes sur cette question de l’inflation.

D’abord parce que les forces déflationnistes (vieillissement, globalisation) sont très fortes dans la zone euro.

Ensuite en raison de la « domination budgétaire » (« fiscal dominance » pour les économistes), l’analyse de la dynamique entre la BCE et les États. Depuis des décennies le modèle dominant est l’indépendance des banques centrales mais lorsque la BCE détient des milliers de milliards d’euros de dettes publiques il devient très difficile pour elle de prendre des mesures qui peuvent mettre en danger la solvabilité des États car elle mettrait en danger sa propre solvabilité. Ce qu’on appelle « domination fiscale » est une situation dans laquelle en fait la BCE devient prisonnière des États et ne peut pas détricoter rapidement ce qu’elle a fait. D’ailleurs Christine Lagarde a annoncé le 16 décembre qu’elle allait progressivement mettre fin aux achats de dettes mais … qu’on allait faire du réinvestissement. Quand une obligation arrive à échéance normalement l’État devrait rembourser la dette à la BCE, donc la BCE réduire sa détention. Mais, en raison des conséquences monétaires et de l’impact sur la dynamique de la dette, si la France rembourse des dizaines de milliards à la BCE ils seront réinvestis dans la dette française et ce n’est que très progressivement que la BCE réduira cette exposition.

Les risques « idiosyncratiques », plus locaux.

Certains risques français sont plutôt liés à la perception. Les fondamentaux français sont médiocres en termes de maîtrise des finances publiques et pourraient un jour inquiéter les prêteurs. La France est en effet le seul pays de la zone euro qui n’a pas réellement ajusté ses finances publiques après la Grande Crise de 2009-2012, en tout cas pas au rythme de ses partenaires. Le mandat du président actuel a atteint un déficit primaire réduit à -0,6% en 2018. La France a toujours eu un déficit primaire quand l’Italie, qui fait beaucoup plus d’efforts que nous, est en excédent primaire depuis plus de 10 ans. En 2019, la Zone euro a un excédent primaire de 1% du PIB, la France -1,6% (après les Gilets jaunes on a recommencé à dépenser plus) (Espagne -0,6%, Italie +1,8%, Allemagne +2,3%). Même si nous avons une crédibilité en matière d’ajustement budgétaire quand la croissance est là, il faudra très probablement à partir de 2023 donner des gages à nos partenaires en matière d’ajustement de nos finances.

L’autre risque, outre le problème des capacités à réduire les déficits est un risque de politique interne. Si les élections se passent différemment que prévu, si les leaders politiques sont mal vus par les marchés, cela peut poser des problèmes.

Nos partenaires européens peuvent aussi « s’énerver » face à un pays qui est un peu le « passager clandestin » de la zone euro où tous les autres pays font des efforts budgétaires. L’Allemagne peut-elle un jour perdre patience face à cette situation ?

Que faire ?

Face à ces risques, les recommandations officielles sont assez pauvres. La France a, depuis très longtemps, un discours très convenu, trop peu détaillé, sur la maîtrise des dépenses. Mais les risques récessifs d’une austérité trop sévère sont évidents, on le sait depuis 2009. On sait aussi depuis 2018 que le degré d’acceptation par la population française de mesures qui ont un impact sur le pouvoir d’achat est assez bas.

L’autre grande recommandation du rapport récent sur la dette rendu au Premier ministre concerne la gouvernance des finances publiques. Selon moi, on parle beaucoup trop de gouvernance et de règles. Un peu partout en Europe court une idée fausse selon laquelle il suffit de changer les constitutions et les lois pour parvenir à réduire les déficits à zéro. Le fameux TSCG, ratifié par le parlement français, devait introduire dans la Constitution française une règle d’or limitant le déficit primaire à 0,5 %, un niveau qu’on n’a jamais atteint. Ce traité, qui n’a jamais été appliqué, n’a d’ailleurs pas été complètement transcrit dans le droit français. On a fait une loi organique sur le déficit primaire mais pas sur le ratio de dette. Cela montre que changer les règles est inopérant et que nous devons nous mettre d’accord entre nous, en France, sur ce qu’il faut faire pour revenir à un niveau de déficit public raisonnable.
D’autre part, tous ces discours ne parlent jamais de croissance.

Quelles sont les autres pistes ?

La maîtrise de la dépense est une question légitime. Nous devons, dans le cadre d’un débat mature entre Français, engager une maîtrise des dépenses publiques progressive et sur la durée.

Un sujet majeur n’est jamais débattu : les coûts de fonctionnement de nos réseaux de service public, bien plus disséminés que dans le reste de l’Europe. Je me souviens avoir lu un article très intéressant qui faisait un comparatif sur la productivité de la dépense par tête en France et en Allemagne. En effet, l’Allemagne est un pays beaucoup plus peuplé que la France avec une superficie beaucoup plus faible et un réseau de villes beaucoup plus dense. Une analyse comparative sur l’hôpital public montrait que pour un hôpital de taille moyenne, le ratio allemand en France représenterait 30 milliards d’euros d’économies. Le territoire français n’est pas le territoire allemand ou néerlandais. Un réseau de services publics sur une population moins dense coûte proportionnellement beaucoup plus cher qu’un système de dépenses à l’allemande. C’est un problème structurel, compliqué.

Si notre ratio de dépenses publiques au PIB est très élevé, c’est aussi parce que nous avons tendance à socialiser, à rendre publiques beaucoup de choses qui en Allemagne sont prises en compte soit par des fondations soit par des mutuelles. Il y a donc aussi beaucoup d’idées fausses sur ce ratio.

À propos de la réforme du Pacte de stabilité et de croissance portée par le président Macron et le président du Conseil des ministres Draghi, il est important de mettre ce Pacte de stabilité au service des investissements d’avenir (la transition énergétique, le changement climatique). De même il importe d’essayer de montrer aux porteurs d’obligations, aux Français, aux agences de notation, que le potentiel de croissance est pris au sérieux et peut être augmenté par des politiques publiques.

La dette n’est pas un problème si elle est bien investie, dans des budgets qui ont des effets dynamiques sur l’économie, y compris le budget de défense qui a des effets économiques extrêmement favorables, sur la technologie en particulier.

La question de l’épargne des Français se pose davantage en termes de prévention de crise. On peut espérer que la dette va revenir à un niveau un peu plus raisonnable mais dans l’hypothèse où les porteurs étrangers (qui représentent 50 % de la détention) en venaient à demander des taux d’intérêt trop hauts, beaucoup de pays envisagent de recourir à des porteurs locaux. Beaucoup d’épargne française est déjà investie dans la dette française, avec les assurances-vie. Le stock complet d’assurance-vie des Français représente 100 % de la dette mais les Français ne se contentent pas de bons du Trésor qui ne rapportent rien, ils veulent aussi des actions… Je continue à penser qu’en période de tension on pourrait davantage utiliser le levier de la régulation financière pour inciter les banques et les assurances à soutenir les émissions de dette à des taux acceptables. C’est ce qu’on appelle la « répression financière », pratiquée dans tous les pays du monde lorsqu’il y a des tensions. Mais tout cela se fait dans le bureau du ministre des Finances. Je ne suis pas sûr que passer par la loi soit plus efficace.

Je suis un peu plus sceptique – je rejoins en cela Frédéric Farah – sur la question des émissions communes au niveau européen. L’idée même d’eurobond, dette publique européenne et du possible financement de la dette française par le biais d’un grand mécanisme européen, est contraire à la loi fondamentale allemande, comme le dit la Cour constitutionnelle. Mais même si cela se réalisait, il faudrait pour accéder au système de dette fédérale avoir les bons ratios et faire sans doute des efforts plus importants qu’aujourd’hui. Et le prix à payer serait un encadrement beaucoup plus contraignant des politiques nationales.

Enfin l’annulation de la dette détenue par la BCE ne fonctionne malheureusement pas.

En conclusion, je pense qu’il ne faut pas être alarmiste. Les finances publiques sont un gros paquebot qui se pilote. Il peut y avoir des changements de régime, des changements de rythme, mais cela se fait de manière très lente. La France a une très bonne réputation sur les marchés et les discours qui tendent à faire peur n’affectent pas du tout – du moins jusqu’à présent – les gens qui comptent, c’est-à-dire nos créanciers. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de risques, y compris des risques un peu extrêmes, mais ce sont par définition des risques rares. Il faut sans doute préparer les scénarios de crise mais juste à titre de prudence. Je pense quand même que le système institutionnel français a démontré qu’il a la capacité de continuer à conduire une politique qui rassure ses créanciers, ce qui est très important, surtout quand 50 % sont étrangers. Cela passe par un débat responsable sur l’affectation des recettes publiques. C’est aussi le devoir des hauts fonctionnaires et des intellectuels d’éclairer ce débat de manière raisonnable.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Je note que vous avez l’un et l’autre plaidé le fait que la dette publique française n’était pas le problème central ni un problème d’une gravité extrême. En même temps vous avez l’un et l’autre dessiné un cadre économique improbable dans lequel nous pourrions faire rebondir notre économie soit à travers une solidarité européenne, qui ne se manifeste guère, soit par d’autres moyens qui permettraient de doper la croissance française, tout cela restant dans un cadre économique extrêmement contraint. J’ai un peu l’impression que Frédéric Farah a fait le diagnostic et que vous avez présenté les radios qui l’illustrent… Cette vision clinique de la dette publique donne le sentiment que tant que nous resterons dans un système économique européen, dont vous avez rappelé les contraintes, il sera très difficile de faire repartir la croissance française et par là-même l’assainissement à long terme d’une dette dont vous avez l’un et l’autre dit qu’elle n’était pas en elle-même et pour elle-même le problème majeur de notre pays.

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Le cahier imprimé du séminaire  « La dette » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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