« La ligne diplomatique française : ruptures ou continuité ? »

Intervention de Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique et Senior Fellow à l’Institut Montaigne, lors du colloque « La politique étrangère de la France dans les deux dernières décennies : bilan et perspectives » du mardi 7 décembre 2021.

Merci, Monsieur le ministre.

Merci à la Fondation Res Publica de son invitation.

Je ne sais pas en revanche si je dois vous remercier de m’avoir marqué dès le départ du sceau de l’infâmie en me présentant comme la « tête pensante du néo-conservatisme à la française », un courant dans lequel je ne me reconnais pas du tout. D’ailleurs, puisque vous parliez de guerre sans fin, je rappelle que l’un de mes premiers ouvrages s’intitulait justement La guerre sans fin, l’Amérique dans l’engrenage [1]. C’était en 2004. Vous voyez bien, je ne cesse de vous le dire depuis que nous nous connaissons, que nous avons beaucoup plus de points communs que vous ne le pensez.

Puisque vous nous incitez ce soir à réfléchir sur les concepts, sur les grandes orientations, je voudrais, pour le plaisir de l’exercice intellectuel et du débat, réfuter votre thèse selon laquelle il y aurait deux lignes diplomatiques vraiment distinctes et qu’on aurait eu une sorte de rupture aux alentours de 2007. Je sais par ailleurs que vous n’êtes pas le seul à porter cette thèse.

Depuis quelques années en effet, aux yeux de nombreux observateurs, le débat de politique étrangère opposerait deux lignes, deux camps. D’un côté ce que certains appellent le gaullo-mitterrandisme ou parfois le réalisme (est-ce d’ailleurs la même chose ? c’est un sujet de débat) et de l’autre une école de pensée qui serait selon les commentateurs, selon les saisons, selon les humeurs, « atlantiste », « occidentaliste », « interventionniste », « droits-de-l’hommiste » ou encore « néo-conservatrice », c’est-à-dire favorable à l’imposition de la démocratie par la force.

Selon ce récit porté par de nombreuses personnalités, y compris certaines présentes à cette tribune – et aux arguments desquelles le candidat Macron n’était pas du tout insensible  la France aurait abandonné sa tradition diplomatique en 2007 et il serait urgent de mettre fin à un interventionnisme militaire dangereux, de revenir à une politique d’équilibre et à un soi-disant réalisme qui, à mon avis, ferait se retourner Raymond Aron dans sa tombe.

Mais je voudrais être un peu plus précis, encore une fois pour le plaisir sinon de la controverse du moins de la disputatio entre personnes de bonne volonté. Je crois que ce récit d’opposition est à la fois une reconstruction de l’histoire et une vision artificielle.

Reconstruction de l’histoire parce que, à mon sens, l’expression « gaullo-mitterrandisme » est un gimmick intellectuel dépourvu de sens. Je ne vais pas rappeler devant cette assistance et à cette tribune la manière dont François Mitterrand s’était écarté du général de Gaulle sur des dossiers majeurs, le seul héritage – mais ô combien important – pleinement endossé par François Mitterrand étant à mon avis la dissuasion nucléaire. Donc je ne pense pas qu’historiquement on puisse dire qu’il y a un gaullo-mitterrandisme.

Je crois surtout que c’est une vision artificielle. Pour deux raisons. D’abord parce que si rupture il y a eu on ne sait pas trop vers quoi puisqu’on ne sait pas définir cette fameuse école alternative, les cinq termes que j’ai utilisés tout à l’heure n’étant pas tout à fait les mêmes et n’étant pas portés par les mêmes personnes.

Et surtout, c’est le point essentiel que je veux développer, si on prend un par un les grands thèmes de notre action extérieure, la thèse d’une rupture en 2007 à mon avis ne tient pas la route.

L’alignement sur les États-Unis d’une France autrefois indépendante ?

Non, je crois qu’au fond le logiciel est resté à peu près le même : « Amis, alliés mais pas alignés » selon l’expression d’Hubert Védrine. Je ne vais pas ici faire la liste des grandes positions adoptées par la France depuis 1958. Je rappellerai quand même qu’avant la réintégration de 2008, Jacques Chirac avait tenté une manœuvre de réintégration de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, que le même Jacques Chirac avait rejoint la coalition en 2001, y compris, pas seulement, pour donner des gages aux États-Unis… et même, horresco referens, envisagé un temps de participer à la guerre en Irak. À l’inverse, les quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande n’ont pas manqué d’occasions d’agacement vis-à-vis de Washington et de tensions dans la relation franco-américaine, y compris d’ailleurs à propos de la Libye. Je note aussi que ce sont finalement les deux présidents identifiés comme « de gauche », François Mitterrand et François Hollande, qui ont été les plus méfiants et sans doute les plus réalistes vis-à-vis de l’Union soviétique puis de la Russie. Donc je ne crois pas que l’on puisse dire qu’il y a en 2008 ce que vous avez appelé un « retour au bercail ». A la table du Conseil de l’Atlantique Nord à Bruxelles, notre excellente représentante permanente se bat tous les jours pour les intérêts de la France et très souvent en opposition avec ses collègues américains.

La France est-elle devenue interventionniste à ce moment-là ?

Mais alors comment qualifier l’interventionnisme de François Mitterrand qui au cours de ses deux mandats a engagé plus de trente fois les forces françaises à l’étranger ? Comment qualifier la politique de Jacques Chirac qui commence son quinquennat par un coup de force – justifié – en Bosnie, fait la guerre au Kosovo sans mandat explicite de l’ONU et nous a engagés dans l’aventure afghane ? Cela ne tient pas vraiment la route non plus à mon sens.

La France a-t-elle abandonné en 2007-2008 une forme de réalisme qui consisterait à traiter avec tous, à parler avec tout le monde ?

Difficile de comprendre dans ce cas la réception en grande pompe à Paris de Mouammar Kadhafi, de Bachar el-Assad ou encore nos excellentes relations, pour le meilleur et pour le pire, avec les monarchies du Golfe. Avons-nous abandonné notre tradition de médiation ? Non, c’est ce que Nicolas Sarkozy essaie de faire en Géorgie en 2008.

La défense des droits de l’homme, incarnée, entre autres, par Bernard Kouchner, serait-elle devenue une priorité nouvelle ?

Mais qui exalte « l’âme millénaire de la France, sa tradition qui fait d’elle un champion de la liberté, son idéal qui a pour nom les droits de l’homme, sa conviction qu’en fin de compte l’ordre du monde exige la démocratie dans le domaine national et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sur le plan international » ? C’est Charles de Gaulle en 1960. Qui fait résonner le nom de Sakharov sous les voûtes du Kremlin en 1984 ? C’est bien entendu François Mitterrand. Qui exhorte les pays africains, en 1990, à adopter « ce principe universel qui est la démocratie » ? C’est encore François Mitterrand. J’ai retrouvé récemment les archives des discussions privées entre George Bush père et François Mitterrand à propos de ce qu’il faudrait faire après la fin de la guerre du Koweït. « Il faut évidemment réinstaller la famille régnante au Koweït » dit George Bush à qui François Mitterrand répond que ça se discute… que ce serait peut-être l’occasion de démocratiser un peu ces pays… Les choses sont donc un peu plus complexes que cette grille de lecture à mon sens un peu trop simple qui domine parfois dans le débat français.

Aurions-nous changé de politique au Moyen-Orient ?

Je rappelle quand même, puisque l’Arabie saoudite est d’actualité, que c’est sous Valéry Giscard d’Estaing que la France a noué cette relation spéciale avec l’Arabie saoudite. C’est sous François Mitterrand que l’on signe des accords de défense mutuelle avec les pays du Golfe. C’est sous Jacques Chirac que la position en pointe de la France sur le dossier nucléaire iranien est initiée. Vous rappeliez à juste titre, Monsieur le ministre, que nous appartenons à ce qu’on peut appeler la « famille occidentale », même si tout le monde n’est pas d’accord avec cette expression, j’aime à rappeler que François Mitterrand, à la Knesset, parlait de « l’appartenance de nos deux pays à la civilisation d’Occident dont nous nous réclamons ». Que n’entendrions-nous si un Président de la République française disait cela aujourd’hui : il serait traité de « néo-conservateur », « bushiste » etc. !

Il me semble plutôt baroque de suggérer que la politique française aura été marquée par cette mouvance – d’ailleurs très marginale aujourd’hui – qui consiste à favoriser sur le plan international la promotion de la démocratie par tous les moyens, y compris par la force. Notre politique vis-à-vis de la Libye en 2011, comme vis-à-vis de la Syrie, n’est pas réductible, ni même compatible avec les marqueurs idéologiques de cette mouvance. Il ne s’agit pas de politiques délibérées de changement de régime.

Donc, je crois que cette dichotomie n’est pas la bonne grille de lecture du débat de politique française sur notre diplomatie, sur notre action étrangère.

Vingt ans de politique étrangère française, quels succès, quels échecs et quelles leçons ?

Ce débat serait au moins aussi intéressant que la discussion sur le concept. En tout cas je serais heureux qu’on puisse en débattre, y compris avec la salle.

Nous sommes en effet dans le slogan politique plutôt que dans la réalité de la pratique diplomatique. D’ailleurs, si le Président de la République, depuis trois ans, n’utilise plus l’expression « gaullo-mitterrandisme », ce n’est à mon avis pas tout à fait par hasard.

À propos du « réalisme », je rappelle que j’ai eu la chance d’être initié à ces sujets par Pierre Hassner qui était lui-même le fils spirituel préféré de Raymond Aron. Je ne crois pas que Raymond Aron, pas plus que Pierre Hassner, apprécierait d’être affilié à l’école que vous mentionniez.

Et comme le rappellent les écrits de Raymond Aron, il est vain d’opposer les rapports de force aux droits de l’homme et le réalisme à la démocratie. Une bonne politique extérieure est celle qui arrive à combiner les deux tout simplement.

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[1] Bruno Tertrais, La guerre sans fin. L’Amérique dans l’engrenage, Paris, coédition Seuil-La République des idées, janvier 2004.

Le cahier imprimé du colloque « La politique étrangère de la France dans les deux dernières décennies : bilan et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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