« Finissons-en avec la nostalgie de la grandeur »

Intervention de Jean-Dominique Merchet, journaliste, correspondant diplomatique et défense de L’Opinion, lors du colloque « La politique étrangère de la France dans les deux dernières décennies : bilan et perspectives » du mardi 7 décembre 2021.

Il me revient la tâche délicate d’intervenir entre Bruno Tertrais et Hubert Védrine, tous deux des gens que j’aime beaucoup, que je connais depuis longtemps et avec lesquels, au fond, je partage beaucoup d’idées. Pourtant je ne pense ni comme l’un ni comme l’autre. Je voudrais ici vous faire état librement de mes réflexions, de mon cheminement. Je viens plutôt d’une sensibilité gaullienne mais au fil des ans et en observant à la fois la politique, ses résultats « contrastés » et l’évolution du monde je pense que le logiciel sur lequel je m’étais fondé est de moins en moins opérant.

L’intitulé de notre rencontre de ce soir m’a étonné. Pourquoi « les deux dernières décennies » ?

Spontanément je me serais intéressé aux trois dernières décennies parce la politique étrangère doit tenir compte de l’état du monde. Or l’état du monde a changé il y a trente ans avec la fin du monde bipolaire et l’apparition de ce qu’Hubert Védrine appelait « l’hyperpuissance américaine ».

Pour la France la guerre froide a été une bonne époque. Quelqu’un a écrit que nous Français avions été un peu les « passagers clandestins » de la guerre froide. Nous avons profité de la protection américaine tout en jouant une carte autonome vis-à-vis de la Russie. Mais si nous avions joué une assez bonne carte durant la guerre froide, j’ai l’impression que depuis trente ans nous n’avons pas vraiment joué les bonnes cartes. Le bilan, non pas en termes idéologiques mais en termes de réussite ou d’échec, de succès ou de limitation de notre politique étrangère, amène aujourd’hui à en réviser assez profondément les fondements, d’autant que le monde change.

Nous ne sommes plus dans le monde de l’après 1991, nous ne sommes plus dans le monde de l’après 2001. Le temps de « l’hyperpuissance américaine » est clairement derrière nous, ce qui ne veut pas dire que les États-Unis disparaissent. Nous assistons à l’émergence de la Chine et, plus fondamentalement encore, à une recomposition autour des enjeux internationaux dits « globaux » : les changements technologiques, numériques, le réchauffement climatique, les questions migratoires, le commerce, les normes, les droits, la question de la santé au niveau international, d’éventuelles catastrophes naturelles et industrielles… ces enjeux globaux nous obligent à reconfigurer totalement notre politique extérieure.

Nous, Français, n’y parvenons pas parce que nous sommes prisonniers de nos mythes, de nos tabous, de nos fantasmes parfois. Il faut que nous arrivions à en parler. Penser qu’une seule politique étrangère française est possible est la première erreur à ne pas commettre. Nous devons accepter qu’il y ait des débats sur la politique extérieure, même si certaines prises de position nous surprennent, nous déplaisent. On a longtemps considéré le consensus de la droite et de la gauche comme une force. Bruno Tertrais l’a bien illustré en parlant d’une grande continuité. Mais cette continuité se base sur un lot commun d’idées des élites françaises, des commentateurs, des diplomates, des politiques, des journalistes. Je pense que nous devons sortir de ce piège pour accepter de discuter, de débattre. C’est naturel dans une démocratie, nous ne le faisons pas assez.

Je me suis récemment penché sur ce qu’a été la politique étrangère du général de Gaulle. Elle n’est pas ce qu’on croit, loin de là. Schématiquement, les onze années 1958-1969 peuvent se résumer en quatre périodes et quatre politiques différentes qui, au fond, échouent :

1. Quand de Gaulle revient au pouvoir en 1958, il veut faire une sorte de triumvirat occidental réunissant les Américains, les Britanniques et la France, une sorte de directoire à trois qui prendrait la tête de l’Occident et imposerait son leadership (dirait Joe Biden) aux autres pays occidentaux. Cette politique ne marche pas parce que les Américains et les Britanniques la refusent.

2. Il s’engage alors dans la tentative franco-allemande et européenne. C’est le traité de l’Élysée, le(s) plan(s) Fouchet, c’est une Europe carolingienne dont la France prendrait la tête, avec toujours l’ambition – qu’il faut interroger – de la grandeur française.

Cette politique ne marche pas, notamment parce que les Allemands vont la refuser lors de la ratification du traité de l’Élysée.

3. La troisième période, qui reste dans les mémoires, la plus spectaculaire, forte de déclarations et d’images, est sa politique tiers-mondiste, anti-impérialiste, anti-américaine. C’est le discours de Phnom Penh. C’est la rupture avec Israël et la phrase malheureuse sur le peuple juif « peuple d’élite sûr de lui-même et dominateur ». C’est évidemment la sortie de l’OTAN. C’est la main tendue aux Soviétiques. C’est enfin le ridicule de « Vive le Québec libre ! ». Cette politique ne marche pas, elle échoue définitivement après 1967.

4.Une dernière période, peu connue, est la dernière année, après mai 68, après l’élection de Richard Nixon, quand le Président de Gaulle tente de relancer sa politique dans une alliance avec les États-Unis, avec Richard Nixon, grand admirateur du général de Gaulle.
Cette tentative assez brève ne donnera rien puisque le général de Gaulle se retire du pouvoir après l’échec du référendum de 1969.

Tout cela pour vous dire que lorsqu’on regarde l’histoire telle qu’elle a été, et non pas les mythes sur lesquels nous construisons notre référence à l’histoire, on voit que les situations sont beaucoup plus compliquées.

À quelques semaines de 2022, à quelques mois des élections présidentielles, que faire ?

On peut vouloir revenir à un monde qui était très confortable pour nous. « Il est tout à fait naturel que l’on ressente la nostalgie de ce qui était l’Empire, comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme du temps des équipages. » disait le général de Gaulle. Certains construisent leur carrière en politique là-dessus, c’est notamment le fonds de commerce d’Éric Zemmour, qui regrette la France des années 1960. On en revient toujours aux mythes de 1945 : une France qui aurait gagné la Seconde Guerre mondiale et qui (par une entourloupe diplomatique) a réussi à obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies en 1945. Je vous invite à vous pencher sur cette question : comment la France a-t-elle réussi à avoir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies ? Il n’y a quasiment aucun travail universitaire sur ce sujet, on ne veut pas savoir … alors que c’est devenu le sceptre que brandit tout homme politique ou commentateur de la politique extérieure. Comme la dissuasion nucléaire est le vrai sceptre du monarque républicain qui est à notre tête. Nous restons figés là. Pouvons-nous nous contenter de ces « atouts » ? Sont-ils toujours efficients ? Je n’ai pas la réponse. Cela suffit-il aujourd’hui pour être capables de mener une politique étrangère ?

Une politique étrangère, pour quoi faire ?

Pour assumer la grandeur de la France ? Mais à quoi sert la grandeur de la France ? Vivons-nous dans la nostalgie de notre grandeur ? Nous Français entretenons comme les Britanniques la nostalgie du grand pays impérial que nous avons été. Nous en gardons de bons souvenirs. En témoignent les polémiques, les débats historiques sur le colonialisme, sur Napoléon… Nous n’avons pas, comme les Allemands, la « chance » de garder de mauvais souvenirs d’une grandeur passée, ce qui aide à voir le monde avec des yeux neufs. Nos souvenirs nous pèsent, nous empêchent de vois le monde tel que nous devrions le voir aujourd’hui.

Au risque de déplaire ou de surprendre, j’affirme en tant que citoyen et observateur que nous devons sortir de nos mythes et refuser le consensus sur la politique étrangère de la France pour en débattre entre citoyens, dans une République pour reprendre un mot cher à Jean-Pierre Chevènement en tout cas dans une démocratie. Nous devons mettre les choses sur la table, en discuter et, Bruno Tertrais avait raison, regarder quelles ont été les réussites, peu nombreuses depuis trente ans, et quels ont été les échecs.

Aujourd’hui la question essentielle à laquelle nous avons tous à répondre est la question européenne. Que fait-on de l’Europe ? Comment le fait-on ?

On peut rêver, comme les Britanniques le font avec le Global Britain, d’être une puissance mondiale, tout seuls comme des grands. La « Globale France » ? Pourquoi pas ? C’est un projet… Peut-être que cela marchera chez les Britanniques, je n’en sais rien. Mais en tout cas il faut en débattre. Il faut mettre les choses sur la table. Les Britanniques ont eu ce débat. Ils ont tranché… mal à mes yeux. On peut avoir ce débat.

Une « Globale France » jouant sur la scène mondiale, libérée de ses contraintes européennes, est-elle possible ?

Ou bien devons-nous accepter d’aller plus vers le fédéralisme (pardon pour ce gros mot) ? Un fédéralisme dans lequel la France ne décidera pas pour les autres mais avec les autres et comme les autres ?

J’en suis là de mes réflexions. J’ai la certitude qu’elles ne sont pas abouties et c’est un plaisir d’échanger là-dessus avec vous.

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Le cahier imprimé du colloque « La politique étrangère de la France dans les deux dernières décennies : bilan et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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