« Inventer une politique étrangère d’influence et d’autonomie »

Intervention de Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, président de HV Conseil, auteur de Dictionnaire amoureux de la géopolitique (Plon, 2021), lors du colloque « La politique étrangère de la France dans les deux dernières décennies : bilan et perspectives » du mardi 7 décembre 2021.

Je veux remercier Jean-Pierre Chevènement d’avoir organisé cet échange, le premier du genre qui soit aussi ouvert, posant de vraies questions.

Je ne serai pas forcément là où on m’attend. Parce que le monde change et moi aussi.

Je vais vous dire pourquoi je pense que notre politique étrangère est au bout du rouleau et les réflexions que cela m’inspire.

Je commencerai par quelques remarques ponctuelles que m’inspirent les exposés de Bruno Tertrais et Jean-Dominique Merchet.

« Gaullo-mitterrandisme ». Oui, c’est moi qui, le premier, ai employé cette formule pendant le premier septennat de François Mitterrand. « La dissuasion c’est moi » avait-il dit dans une émission. Ses adversaires y avaient vu la preuve de sa mégalomanie. « Non, il avait complètement intégré la vraie pensée de la dissuasion qui ne fonctionne pas sans un “dissuadeur“ crédible, convaincant », avais-je alors expliqué, ajoutant que dans ce domaine il assumait l’héritage du général de Gaulle (la dissuasion avait fait l’objet de travaux au sein du Parti socialiste). Cela n’allait pas au-delà, en réalité, à l’époque. C’est plus tard, dans un autre contexte, de la part d’autres personnes, que c’est devenu une sorte de « jingle ». Quoi qu’il en soit, ces concepts évidemment simplistes ont été une arme de bataille interne au corps diplomatique pour les nominations, la ligne politique, pour les membres du cabinet, pour la place des directions géographiques par rapport à la direction politique, etc. Dès la fin de la présidence de Jacques Chirac d’ailleurs, Jean-David Levitte lui disait qu’il était allé trop loin par rapport à l’Irak, qu’il fallait commencer à donner des gages…

Mais oui, ces deux concepts ne sont pas suffisants pour expliquer le bilan des vingt ou, plus même, des trente années écoulées.

Je suis devenu ministre en 1997 après la dissolution ratée, donc lors de la cohabitation. « Quelles sont vos intentions concernant l’OTAN ? », demandai-je à Jacques Chirac lors de notre première rencontre. En effet, nous n’étions pas forcément en accord avec ses projets annoncés. « Ce sont des lubies de Jean-David Levitte ! », me répondit-il, à mon soulagement : j’étais débarrassé de ce sujet du retour dans les organes intégrés de l’OTAN.

Par la suite, pendant la présidence de Nicolas Sarkozy, François Fillon, que je connais bien, m’avait convié à Matignon pour me demander ce qu’on pouvait faire ensemble pour dissuader le Président de la République de cette idée saugrenue d’un retour dans les organes intégrés de l’OTAN. Nicolas Sarkozy pensait qu’en réintégrant le commandement de l’OTAN il allait déclencher un grand mouvement de reconnaissance de la part des Américains, ce qui nous donnerait beaucoup de cartes. Espoir évidemment déçu, car les Américains ont simplement considéré que les Français corrigeaient l’erreur déplorable qu’ils avaient commise. Sans plus. Par ailleurs, Nicolas Sarkozy était convaincu que le manque d’appétence des autres Européens pour la défense européenne était lié à cette position singulière de la France. En fait, ils ne veulent pas plus de défense, donc pas de défense européenne ! Mais Nicolas Sarkozy avait vraiment cru déclencher un vrai mouvement avec cette décision.

Donc si on veut entrer dans la complexité – c’est nécessaire – il faut affiner les analyses sur le gaullo-mitterrandisme et le néo-conservatisme, sans les éluder.

J’ai apprécié l’évocation positive de François Mitterrand par Bruno Tertrais. On peut d’ailleurs ajouter le discours de La Baule [1] qui avait été précédé à l’Élysée de longues discussions. Habituellement, François Mitterrand écrivait lui-même ses grands discours. Mais cette fois-là il avait suscité un débat entre nous (nous étions cinq ou six autour de lui) : jusqu’où fallait-il aller dans l’encouragement à la démocratisation en Afrique ? En effet, les pays africains sur lesquels nous voulions faire pression ne pourraient plus utiliser la menace d’un recours à une URSS en fin de course. Nous avions débattu entre nous et il était arrivé à la position que l’on connaît : nous ne laisserions tomber aucun partenaire africain, mais nous aiderions davantage ceux qui iraient vers la démocratie.

« Amis, alliés mais pas alignés ». Oui c’est aussi moi qui, à l’époque, avais caractérisé ainsi la Cinquième République, à partir de de Gaulle, par rapport aux États-Unis.

Jean-Dominique Merchet évoquait l’admiration de Nixon et Kissinger pour le général de Gaulle. Il a raison. Je pense que le 17 septembre 1958, lorsque le général de Gaulle avait adressé au président américain Eisenhower un mémorandum exposant la nécessité d’une réforme des structures intégrées de l’OTAN pour établir un triumvirat au sein de l’Alliance atlantique, il cherchait à obtenir des États-Unis ce qu’il n’avait jamais obtenu de Roosevelt (qui, buté, l’aurait accordé à tout dirigeant français sauf de Gaulle). S’il avait eu un Nixon et un Kissinger en face de lui à ce moment-là, il aurait eu sa réforme de l’Alliance atlantique. La visite de Nixon à Paris au début de l’année 1969 avait pour seul but de lui permettre de faire un éloge dithyrambique de de Gaulle. Mais cela n’a eu aucune espèce de suite pour les raisons que l’on sait.

J’ajouterai quelques remarques sur les propos de Jean-Dominique Merchet :

Oui, c’est plutôt sur trente ans que sur vingt qu’il faut raisonner.

Oui la guerre froide était très commode pour la France, alliée solide et fiable, de de Gaulle à Mitterrand, dans tous les moments graves, mais gardant en même temps sa liberté de manœuvre et de pensée concernant l’Est et le Sud, et pas uniquement dans la troisième période de la diplomatie gaullienne (bon séquençage par Merchet). C’est le positionnement guerre froide qui était assez commode. Un avantage que nous avons perdu à partir du « monde global ».

Je suis également d’accord avec l’idée qu’il faut rappeler les raisons pour lesquelles la France a obtenu un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Il y a aussi une clarification à faire sur Yalta. Dans les mythes français, c’est synonyme de partage du monde d’autant plus inique que la France n’y était pas. C’est faux, il n’y a pas de partage du monde à Yalta. Churchill obtint même de Staline un texte par lequel il s’engageait à faire des élections libres dans les territoires libérés des nazis par l’Armée rouge (engagement qui ne sera évidemment pas tenu). À Yalta il y a l’organisation de l’Allemagne en zones, mais pas de partage global.

Je sais que tous les peuples ont des mythes. Mais il n’y a pas que cela ! Je ne sais pas ce qui se passerait si nous étions les seuls à abandonner nos mythes.

Sur le rôle de Churchill, Edward Stettinius, le secrétaire d’État américain présent à Yalta [2] raconte que Churchill essaie d’arracher un siège de membre permanent au Conseil de sécurité pour la France. Roosevelt trouve ça complètement absurde et Staline ricane : la France a disparu depuis juin 1940 ! Churchill insiste pendant plusieurs jours. Pour le coup, il raisonne à l’ancienne : il anticipe une nouvelle revanche allemande et veut une France remise sur pieds comme glacis. Et il l’obtient. D’où la zone d’occupation en Allemagne, et le siège de membre permanent. Mais cela contredit la légende gaullo-communiste sur la France qui s’était libérée et affrontait le nouvel empire américain.

Je suis pour décaper tout cela, mais jusqu’où le fera-t-on dans quel but ?

Devons-nous nous débarrasser de nos mythes ? Lesquels ? Faut faire de « l’anti-mythes diplomatiques » ? Il faut que cette opération vérité ait un sens et crée un élan.

Il y a longtemps que je réfléchis sur ces questions. Je ne sais évidemment pas ce que le général de Gaulle penserait de la situation actuelle. Je ne sais pas du tout ce que Mitterrand lui-même penserait ! Ils rejetteraient sans doute l’un comme l’autre l’expression de gaullo-mitterrandisme. Et de toute façon, ils penseraient que cela n’a aucun rapport avec la situation actuelle… laquelle les accablerait certainement.

Après ces échanges sur les vingt ou trente dernières années, nous devons maintenant nous concentrer d’une façon très libre, sans tabou, sur ce qui est important pour l’avenir et sur les préalables, les verrous intellectuels à faire sauter, peut-être.

Qu’est-ce qui est important ?

Je ne prendrai pas le terme « d’indépendance » parce que jamais le monde n’a été à ce point interdépendant, non pour des raisons théoriques, mais pour des raisons qui ont quelque chose à voir avec les semi-conducteurs et les porte-conteneurs. À Taïwan on fabrique les deux tiers des semi-conducteurs du monde entier ! Si la Chine met la main dessus, elle tient le monde. Je pourrais multiplier les exemples. Dans certains cas, cette dépendance est effrayante, abusive, on l’a vu pendant la pandémie pour les masques, puis pour les vaccins. « Indépendance » est un terme qui peut être agréable à entendre, mais qui est en partie illusoire.

Mais dans cette situation d’interdépendance généralisée, certains sont plus dépendants que d’autres. Nous devons donc viser le maximum d’autonomie pour pouvoir décider finalement ce qui est bon pour nous. Le maximum d’autonomie … pas une indépendance complète. C’est une autonomie dans l’interdépendance dont on va jouer, qui nécessite précisément un travail politico-diplomatique permanent.

Et le maximum d’influence. Une influence fondée sur notre programme nucléaire ? Notre activité diplomatique ? Ou sur notre « soft power » (qui n’existe d’ailleurs pas s’il ne s’adosse à un peu de « hard power ») ?

C’est de cette manière que j’entre dans le sujet. Mais je suis réaliste, je sais qu’il y a des limites à l’influence française. Même quand de Gaulle avait des vues justes qu’il n’a pas pu imposer ! Le discours de Phnom Penh n’est pas « anti-américain », il est intelligent tout simplement. Mais cela n’a pas eu d’influence sur la machine de décision américaine très autistique. François Mitterrand n’a pas pu convaincre les autres Européens de l’idée, pourtant remarquable, de créer une confédération européenne. Pour toutes sortes de raisons, il n’était pas avisé d’y intégrer d’emblée la Russie, mais une confédération nous aurait évité bien des problèmes ultérieurs dans les relations Europe de l’Est-Europe de l’Ouest. Mais il n’a pas réussi. Nicolas Sarkozy n’a pas pu réaliser l’Union pour la Méditerranée. Jacques Chirac a eu mille fois raison de ne pas nous engager dans la guerre d’Irak mais il n’a pas pu l’empêcher, il n’a pas réussi à convaincre Bush fils à qui il a demandé plusieurs fois de ne pas y aller. Je pourrais citer de nombreux autres exemples.

L’influence française a donc des limites. Il faut l’accepter. Même dans la période qui inspire la nostalgie de beaucoup de gens (la période 3 du gaullisme selon le séquençage Merchet).

Cela étant dit, si on veut reconstituer la politique étrangère d’influence et d’autonomie la plus large possible, on se heurte à plusieurs verrous ou questions préalables.

D’abord la question européenne.

Pour le centre gauche et le centre droit, l’Europe est devenue un surmoi absolu, un impératif catégorique, pour ne pas dire un dogme ou une religion. Il faut renforcer l’Europe, sans analyse sérieuse sur son fonctionnement. Après avoir tenté de surmonter le traumatisme de 1940, le point le plus bas de toute l’histoire de France, ayant dû absorber le traumatisme de l’abandon de de nos colonies, énormément de Français se sont projetés dans l’Europe avec l’idée que nous n’avions pas le choix, et que, de toute façon, ce serait un levier d’influence pour la France. Il y a belle lurette que ça n’est plus le cas, en tout cas pas automatiquement ! Au contraire, c’est un trou noir dans lequel la force française s’épuise, diront les plus hostiles. D’autres diront qu’on peut obtenir des résultats importants en déployant des trésors de professionnalisme, de diplomatie, mais en faisant des concessions.

En tout cas c’est un préalable :

Acceptons-nous l’idée inscrite dans les traités qu’il faut organiser une « union sans cesse plus étroite entre les peuples européens » ?

Ou faut-il, de façon réaliste, tirer le meilleur parti d’un système européen qui ne changera plus en profondeur ?

C’est une question tout à fait d’actualité. À Mme Merkel, qui pratiquait avec talent l’immobilisme, succède un gouvernement allemand qui affiche l’objectif d’une Europe plus fédérale. On peut analyser cela comme une chance pour le Président Macron, une sorte de réponse au discours de la Sorbonne de 2017qui était sur cette ligne… à supposer qu’il soit encore lui-même sur la ligne de ce discours, ce que je ne pense pas, mais d’autres vont l’interpréter comme ça. Ou au contraire on peut dire : le fait que ce gouvernement allemand, qui a négocié sérieusement son programme, met en avant l’élargissement du vote à la majorité et l’augmentation du rôle du Parlement européen montre qu’il est sûr que le système européen va décider dans son sens. D’autres répliqueront que c’est un point de vue trop pessimiste, que nous sommes quand même une force, que nous  la France  pouvons nouer des alliances et tirer parti d’une relance européenne.

Cela nous oblige à clarifier ce que nous voulons :

Voulons-nous réinventer une politique étrangère française pour dix ou vingt ans avant de nous fondre dans un ensemble européen, que nous espérons influencer d’ici-là ?

Ou, considérant que l’Europe n’ira jamais au-delà d’une sorte de confédération, une « fédération d’États-nations » (pour reprendre la formule de Jacques Delors), continuerons-nous à avoir une pensée française en politique étrangère ?

« Je suis pour l’Europe ! », « Je suis contre l’Europe ! » La campagne électorale qui s’ouvre va résonner de ces prises de position qui en réalité ne signifient rien. Que fait-on ? On ne peut pas en rester à une vision aussi binaire !

Autre élément notable dans les projets du gouvernement allemand : il veut rouvrir la négociation sur un traité européen différent, sous-entendu plus intégrationniste. Je ne sais pas ce qu’en pensent Bruno Tertrais et Jean-Dominique Merchet. Selon mes contacts, mes relais en Allemagne, le Chancelier Scholz sait très bien qu’il n’y a à peu près aucune chance pour qu’un accord intervienne entre les Vingt-sept sur un nouveau traité plus intégrationniste qui, de plus, rencontrerait de fortes oppositions en Allemagne, à commencer par celle de la Cour de Karlsruhe. Et l’unanimité des Vingt-sept, nécessaire à la ratification d’un tel traité, ne serait jamais acquise. La souveraineté reste celle des États membres et il y aurait des votes ou des référendums hostiles. D’aucuns me disent que, sur ces points de l’accord de coalition, le Chancelier Scholz a laissé les Verts et/ou les libéraux mettre en avant certains thèmes pour observer les réactions. C’est là où les autres États membres, à commencer par la France, peuvent intervenir.

Où situons-nous le curseur quand nous pensons à la politique étrangère française des prochaines décennies : l’impératif catégorique européen ou, au contraire, l’Europe comme levier pour la France ?

Ensuite, il y le débat permanent sur les intérêts et les valeurs.

« L’horrible évacuation de Kaboul » a suscité beaucoup de réactions. Je rappelle à ce sujet que Trump, qui avait conclu avec les Talibans, au Qatar, avait déjà abandonné le gouvernement de Kaboul. Et je ne sais pas ce qu’aurait été une évacuation en bon ordre… escortée par les Talibans jusqu’à l’aéroport ? Ou quelques soldats américains laissés sur place ? En tout cas, Joe Biden a été très franc en déclarant que cela marquait la fin des interventions à l’extérieur. Pour moi : la fin de l’ingérence. Prenant l’exemple du Yémen il a expliqué : si nous avions été menacés depuis le Yémen par une organisation nous l’aurions détruite et nous serions repartis. Mais, a-t-il ajouté, jamais nous ne nous serions mêlés de la guerre civile afghane parce qu’il n’y a aucun intérêt vital américain en jeu dans cette affaire. Bien sûr, on aurait voulu que les femmes afghanes puissent vivre à l’occidentale. Mais a-t-on la légitimité et les moyens de l’imposer ? On a vu que non.

Dans le débat sur intérêts et valeurs, sur l’ingérence, le débat entre BHLo-kouchnérisme et réalisme il faut distinguer les deux périodes.

La première intervention, fin 2001, en Afghanistan, n’est critiquée par aucune puissance au monde. Ce n’est pas de la légitime défense mais de la légitime riposte, une ultime précaution : il faut détruire Al-Qaïda pour l’empêcher de recommencer. L’intervention a lieu. Al-Qaïda est détruit. Les Talibans qui l’abritaient sont renversés. Si les Américains avaient mis la main sur Ben Laden tout de suite ils seraient repartis. Comme ce n’est pas le cas, ils restent. C’est alors qu’apparaît la théorie, l’idée, le mirage du Nation building : nous allons imposer nos valeurs, exporter la démocratie.

Nous sommes là au cœur d’un débat qui agite l’Occident depuis la nuit des temps (depuis les croisades et l’évangélisation du monde entier). Plus récemment, notamment depuis la fin de l’URSS, les interventions se sont multipliées. J’ai dû moi-même assumer le Kosovo : après des efforts politico-diplomatiques pendant un an et demi, il est apparu qu’il n’y avait pas d’autre moyen que d’employer la force, de façon limitée si possible. Ces situations ne sont jamais simples. Je pense par exemple que l’attitude de Sarkozy au tout début de l’affaire de Libye n’est pas forcément critiquable. Il aurait averti Kadhafi qui avait menacé de noyer Benghazi dans une mer de sang : « Si vous avancez, nous allons détruire vos chars et votre armée ». Il fallait s’arrêter là. En tout cas on peut défendre l’idée qu’il fallait accepter le débat de l’intervention cohérence avec la résolution du Conseil de sécurité.

La première clarification indispensable est donc le sens que nous donnons au mot Europe (un mot valise).

La seconde consiste à nous situer par rapport à nos intérêts et nos valeurs.

Pendant très longtemps il était quasiment impossible de parler d’intérêts, mot grossier, politiquement incorrect. La défense de leurs intérêts par les États occidentaux était masquée par une présentation hypocrite. Dans les pays modernes occidentaux aujourd’hui, on ne peut bien sûr pas ignorer complètement la dimension éthique, morale, « droits-de-l’hommiste », d’autant que les opinions jouent un rôle majeur. Mais on ne peut pas bâtir une politique sur ces seules considérations. D’où les discussions sans fin (Faut-il ou non coopérer avec le maréchal Sissi ?). Cela s’applique à tous les domaines.

Il faudrait peut-être arriver à un point d’équilibre relatif en déclarant défendre nos intérêts tout en respectant et en promouvant les valeurs le mieux possible. Mais nous n’allons pas rentrer à nouveau dans le cycle de la démocratisation, imposée de l’extérieur. Il me semble à cet égard que Kaboul marque un tournant. Je l’ai interprété comme étant le tombeau du « droit d’ingérence », longtemps très populaire dans nos pays.

Déjà, quand j’étais ministre, Kofi Annan m’avait dit que le droit d’ingérence à la française ne « passait » pas, les membres des Nations Unies étant attachés à la Charte qui garantit la … non-intervention. Mais on ne peut vraiment plus ne rien faire, avait-il ajouté. Une réflexion avait été menée qui avait abouti à la « responsabilité de protéger » : quand un peuple est martyrisé par ses propres autorités, on doit au moins demander aux membres permanents du Conseil de sécurité, qui ont un rôle spécial, d’intervenir par un jeu de pressions sur les responsables politiques et l’opinion, ni contraignant ni exactement juridique, mais qui ne va pas plus loin si un membre permanent n’est pas d’accord.

Nous Occidentaux sommes agités par ce débat depuis toujours, plus particulièrement, je le répète, depuis la fin de l’URSS quand nous avons cru que nous avions gagné et que nos interventions ne connaitraient plus aucune limite.

Cherchons le point d’équilibre. Osons aborder le sujet, faire le bilan des interventions des trente dernières années, en analysant sérieusement celles qui ont été légitimes ou non, efficaces ou non, bien menées ou mal menées… Quelques-unes étaient quand même justifiées, d’autres pas du tout. La pire fut l’intervention en Irak en 2003. La moins critiquable a été la guerre du Golfe en 1990 qui avait bénéficié d’un consensus (et beaucoup de pays arabes participaient d’ailleurs à la coalition qui a sorti l’Irak du Koweït).

La question « occidentale » – le concept – est un autre élément sur lequel nous devrions clarifier nos idées.

Jean-Pierre Chevènement lui-même dit que la France fait partie des nations occidentales, ce qui signifie en réalité issues de la chrétienté, même si on ose rarement le dire.

Mais que signifie le mot « Occident » aujourd’hui ? Est-ce un concept historique ? un concept civilisationnel ? Est-ce un concept opérationnel ? Le rappel que nous sommes issus de la civilisation occidentale (c’est-à-dire ni de la civilisation islamique, ni du confucianisme) a-t-il des conséquences pour nous ? Cela doit-il se traduire par des engagements ? Lesquels ? Pendant très longtemps, il y a eu au sein de l’Alliance atlantique un débat sur la légitimité d’agir hors zone. Devions-nous ou non limiter notre action à « l’Atlantique Nord » (l’objet du traité) ? Les positions ont d’ailleurs changé. La France n’a pas toujours été défavorable au hors zone. On peut donc accepter l’évidence historique, culturelle, civilisationnelle de l’Occident – les racines – mais cela n’a pas de conséquences mécaniques sur ce que l’on doit faire ou pas à ce titre. À cet égard, comme l’a rappelé Bruno Tertrais, la politique française montre en définitive une certaine continuité dans le souci de ne pas se laisser trop agripper, entraîner par la machinerie américaine de la guerre contre le terrorisme (formule idiote : on ne fait pas la guerre à une technique).

En résumé, il faut avant tout clarifier nos idées sur l’usage que nous faisons du concept d’Europe, sur l’équilibre entre intérêts et valeurs, sur le rapport à la notion d’Occident. Je suis donc pour dissocier jusqu’à un certain point la dimension de civilisation et la dimension géopolitique.

Ceux qui récusent tout cela en bloc considèrent que l’Europe est une erreur, un engrenage dans lequel nous avons tout à perdre, dont il faut se dégager, ceux qui sont mal à l’aise avec l’utilisation politique actuelle de la notion d’Occident doivent répondre aux questions qui découlent de leur raisonnement. Peut-on jouer la carte de la France seule ? C’est la tentation britannique post-Brexit. Mais quelles seraient les implications pratiques de ce choix pour la France en termes de moyens, de leviers ? Existe-t-il un soutien à cette option ? Et si on va dans ce sens, comment le fait-on ? Il y a souvent eu des tentations folles dans l’histoire française. Sur le terrain européen, quand nous avons la sensation que les Allemands sont trop dominants, nous sommes tentés de jouer la carte espagnole ou italienne… mais cela n’a jamais fonctionné. La réalité des choses n’est pas celle-là. Ne reproduisons pas à l’échelle du monde une approche de ce type.

D’autre part, il faut se méfier d’une l’invocation du multilatéralisme que je qualifierai de « Shadok ». En réaction au personnage ubuesque de Donald Trump, qui disait sans fard et sans masque ce que beaucoup de dirigeants dans le monde pensent en réalité sur la gestion de leur propre pays, mais aussi des choses terriblement choquantes, et qui foulait aux pieds tout le système multilatéral, ONU et Cie., tout le monde a idéalisé l’inverse et chacun s’est esbaudi, au début de la période Biden : c’est merveilleux, Trump a été écarté, nous allons revenir au multilatéralisme !

Mais le multilatéralisme est une technique de négociation, pas une religion. Une technique qui consiste à discuter ensemble laborieusement. C’est mieux que l’inverse, bien sûr, il est toujours préférable d’essayer de coopérer. Mais à la fin, il faut prendre une décision, même dans les systèmes les plus multilatéraux. Je ne parle pas du Conseil de sécurité où chacun des cinq membres permanents dispose d’un droit de veto (Merci Churchill) ! Mais même dans tous les systèmes onusiens ou para-onusiens il y a des rapports de force, des pondérations, des droits de vote ; des majorités qui se font ou ne se font pas. Depuis que le multilatéralisme a été réinventé par les Américains après la Deuxième Guerre mondiale dans la période la plus intelligente et la plus passionnante de la politique étrangère américaine (à la fin du mandat de Roosevelt et au début de celui de Truman), et en prolongement de leur action, cette pratique se poursuit, les Chinois n’ont pas encore le pouvoir d’imposer un système alternatif et je ne vois pas d’exemple où les Américains aient été contraints de faire quelque chose qu’ils ne voulaient pas faire.

Il ne faut pas imaginer que le multilatéralisme est une sorte de puissance supranationale qui descend du ciel, telle la Providence, et va tordre le bras de ceux qu’on n’aime pas. C’est une enceinte. C’est ce que font les diplomates d’aujourd’hui (la diplomatie est un vrai métier et il est complétement absurde de dissoudre ce corps car on a besoin de vrais professionnels), ils négocient avec tout le monde, tout le temps. Mais à un moment donné, il faut quand même décider avec qui on va plutôt s’entendre, contre qui on va faire une coalition, tout en sachant qu’on aura peut-être besoin d’eux le lendemain… C’est très compliqué.

En tout cas, le multilatéralisme n’est pas une solution miracle qui dispense la France de clarifier ce qui est délibérément confus dans sa diplomatie. Je le dis en particulier à ceux qui seraient tentés d’aller assez loin dans le rejet de l’Occident, de l’Europe, optant pour une France qui agirait par elle-même. On ne peut pas jouer la carte du multilatéralisme, car si on raisonne de cette manière, on se retrouverait minoritaire sur tout. Dans l’état actuel des choses, dans une Europe très fédérale où il n’y aurait plus de droit de veto, où on ne voterait plus à l’unanimité, nous serions minoritaires sur presque tous les sujets que les Français, à tort ou à raison, jugent vitaux. Si on est vraiment convaincu par le projet européen, on peut penser qu’un vrai fédéralisme est le prix à payer pour faire naître une Europe qui existera dans le monde de demain et que cela justifie que les uns et les autres, y compris la France, abandonnent leurs positions sur cet autel. On peut aussi ne pas le penser. Nous sommes minoritaires sur plus de sujets que les autres. Et comme la majorité des élites qui s’est rallié inconditionnellement et sans réserve à l’idée européenne depuis une cinquantaine d’années continue à penser que l’Europe est un relais d’influence, il serait plus prudent d’en parler franchement pour ne pas créer un autre traumatisme collectif, comme nous en fabriquons tous les demi-siècles.

C’est pourquoi je suis très disponible pour un échange qui permette de refonder une politique étrangère française pour la période à venir. Mais je ne pense pas que nous y parvenions en revenant seulement ou à telle ou telle ligne.

Nous allons devoir inventer.

—–

[1] Le « discours de La Baule » a été prononcé le 20 juin 1990 par François Mitterrand, Président de la République française, à l’occasion de la séance solennelle d’ouverture de la 16ème conférence des chefs d’État de France et d’Afrique.
[2] Edward Stettinius, Yalta. Roosevelt et les Russes, Gallimard, première parution en 1951, nouvelle édition en 1964 dans la collection Problèmes et Documents.

Le cahier imprimé du colloque « La politique étrangère de la France dans les deux dernières décennies : bilan et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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