Débat final, lors du colloque « La politique étrangère de la France dans les deux dernières décennies : bilan et perspectives » du mardi 7 décembre 2021.

Bruno Tertrais

À quoi sert la grandeur de la France ? La question de Jean-Dominique Merchet est très pertinente. Je n’ai pas de réponse simple. Le fait d’être fier de son pays participe-t-il de la cohésion nationale, via la mythologie qui construit une nation ? C’est une vraie question. Cela sert-il à gagner des contrats ? Je ne sais pas. Je remercie les intervenants d’avoir évoqué l’extraordinaire discours de Phnom Penh. Mais qu’en reste-t-il ? On parle encore avec des trémolos dans la voix de l’opposition de la France à une intervention militaire alliée contre l’Irak en 2003 : dans les souks du Caire on regardait en boucle le discours de Villepin à la télévision… Mais que nous a rapporté en termes d’influence cette opposition pour les principes ? En France plus qu’ailleurs on a tendance à se faire plaisir.

La question d’un éventuel retrait du commandement militaire intégré de l’OTAN pourrait être selon moi être un des seuls marqueurs de la campagne, une des seules questions du débat du deuxième tour en 2022. En effet, trois candidats déclarés ont pris cette position de manière forte. Je crois que ce serait une erreur mais pas forcément pour les raisons inverses de celles de notre réintégration. Le pari de Nicolas Sarkozy selon lequel cette réintégration participerait à restaurer un lien de confiance avec nos partenaires européens, y compris à l’Est, pour pouvoir construire l’Europe de la défense, était intelligent. Sauf qu’après notre réintégration dans le commandement militaire intégré de l’OTAN, le même Sarkozy a totalement oublié l’Europe de la défense. Ce sont des sujets que j’ai suivis de très près. Quand, dans un entretien public, j’ai dit que la promesse n’avait pas été tenue, j’ai reçu dans les cinq minutes un coup de fil de l’Élysée : j’avais visiblement touché un point un peu sensible.

Une question n’a pas été suffisamment mentionnée à mon sens : sur les questions de défense et de sécurité en Europe, il est important que nous soyons présents à toutes les tables. Nous retirer aujourd’hui du commandement intégré de l’OTAN entraînerait une gigantesque perte d’influence pour notre pays et ruinerait notre crédit sur le sujet de la construction de l’autonomie stratégique européenne. Ce serait un choix politique mais il faudrait en évaluer les conséquences au lieu d’afficher de soi-disant réflexes gaullistes. Comme l’a très bien dit Hubert Védrine, personne ne sait ce que ferait le général de Gaulle aujourd’hui. Arrêtons de faire parler nos grands disparus. On peut continuer à être gaulliste mais avec un logiciel actualisé, à la version Windows 1958, substituons Windows 2022.

Jean-Pierre Chevènement

À quoi sert une politique étrangère ? avez-vous demandé, M. Merchet. Mais c’est la carte d’identité d’un pays comme la France qui se réfère à l’idée républicaine, à l’idée du citoyen, à la souveraineté populaire, au civisme, au savoir, à la connaissance, c’est une façon d’être par rapport au monde qui évidemment compte beaucoup dans le reste du monde. Pensez à l’émotion suscitée dans les pays d’Amérique latine par l’effondrement de 1940. La catastrophe de 1940, je le dis au passage, devrait être réévaluée à la lumière de ce qui s’est passé globalement afin de ne pas en faire porter l’unique responsabilité à la seule France. Le récit national dans son articulation avec le récit global est effectivement une chose importante.

Comme Hubert Védrine je me demande ce que pourrait être une politique extérieure française si on acceptait le vote à la majorité qualifiée au Conseil européen sur la politique étrangère. Que signifierait le statut conféré à la France par son siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU si les décisions de politique étrangère étaient prises à vingt-sept ? Je pose la question.

Un mot sur la guerre du Golfe. Bien sûr elle a été autorisée à l’ONU par une écrasante majorité. Mais dans cette majorité il y avait l’URSS. Je voterai ce texte si on change le libellé « autorise l’emploi de la force » par « autorise tous les moyens nécessaires pour l’application des résolutions de l’ONU concernant l’Irak », avait indiqué M. Chevardnadze, ministre soviétique des affaires étrangères. Sous réserve de cette litote l’URSS, qui était déjà en pleine décomposition et allait disparaître moins d’un an plus tard, a couvert une action qui a ouvert une boîte de Pandore qui ne s’est jamais refermée.

On peut faire comme si on pouvait distinguer clairement la première guerre du Golfe et la seconde en réalité il y a un continuum. Je sais que c’est la France qui avait proposé ce vote au Conseil de sécurité aux Américains qui au départ ne voulaient pas d’un vote de l’ONU pour autoriser l’emploi de la force. Chacun jugera de la suite mais il est évident qu’après la première guerre du Golfe, la guerre civile en Irak, la répression, le blocus, avec les maux qu’il a engendrés, on est allé très rapidement au bombardement de Bagdad en 1998 puis à la deuxième intervention, celle de 2003, sous prétexte qu’il fallait « finir le job ».

J’aurais encore quelques observations à faire mais elles sont de moindre importance.

Marie-Françoise Bechtel

J’ai écouté toutes les interventions avec le plus vif intérêt d’autant que nous avons entendu manier ce qui a dû apparaître à beaucoup d’entre nous comme des paradoxes et il est toujours sain de revivifier le débat. De ce point de vue « disputatoire » je crois que les échanges ont été tout à fait réussis.

Que nous a rapporté la décision de Jacques Chirac en 2003 ? demandiez-vous, M. Tertrais. Mais cinq ans de paix civile, une paix relative dans les banlieues. Elle nous a aussi apporté un petit sursaut de concorde nationale, me semble-t-il, mais ce n’est qu’une opinion personnelle. Et il est vrai que cela n’a pas duré comme l’ont montré les émeutes en banlieue lorsque D. de Villepin était Premier ministre…

Il me semble qu’il y a quand même un grand absent dans nos débats, c’est la Chine. Je ne veux pas parler à la place de Jean-Pierre Chevènement qui a conçu ce colloque mais si nous nous référons aux vingt dernières années c’est justement parce que c’est depuis vingt ans que nous savons que la Chine est la grande puissance émergente et que nous aurons affaire à elle en priorité. Or nous n’avons pas beaucoup abordé de front ce problème.

Une petite remarque à l’adresse d’Hubert Védrine à propos de l’indépendance. Il ne faut pas qu’il y ait jeu de mots. L’indépendance est la condition d’existence de l’État, c’est la souveraineté externe au sens des grands juristes du début du XXe siècle, tel Carré de Malberg pour qui un État qui n’a pas de souveraineté externe n’est pas un État indépendant. Par conséquent un État indépendant doit avoir l’arme diplomatique. Et le contenu de l’indépendance est précisément notre diplomatie, que cette diplomatie soit ou non dirigée et plus ou moins cornaquée vers la question européenne ou vers des questions plus larges. De toute façon il me semble que l’indépendance devrait paraître comme une évidence absolue.

À propos de la question passionnante des valeurs et des principes, Démosthène, dans une des Philippiques, disait déjà : ce qui m’oppose à Philippe (roi de Macédoine) c’est que je suis là dans l’agora athénienne où je prends devant le peuple tout entier les décisions publiques que ce peuple veut bien me laisser prendre. Philippe, quant à lui, mène ce qu’on appellerait aujourd’hui sa « démocratie illibérale », il peut prendre des mesures de guerre sans être contrôlé par un peuple et surtout sans que le reste du monde sache ce qu’il va faire stratégiquement. Et, concluait Démosthène, entre les lignes : je préfère quand même le système démocratique. Ceci pour dire que cette question des valeurs et de l’Occident est extrêmement ancienne. Mais j’avoue que, personnellement, au-delà du constat factuel fait par Démosthène, je ne vois pas trop où elle nous mène.

Jean-Dominique Merchet

Effectivement, nous avons peu parlé de la Chine. Quand je disais que la séquence de trente ans de l’après-guerre froide ou de la domination américaine était en train de s’achever, la question chinoise était en filigrane.

Comme Jean-Pierre Chevènement je trouve que « Indo-Pacifique» est un mot piège. Je suis obligé de l’employer comme commentateur mais je refuse d’employer ce concept. Comme le montre Pierre Grosser, l’historien des relations internationales, dans la revue « Défense nationale » [1], c’est un concept nouveau dans la langue française et c’est clairement une idée hostile à la Chine. En tout cas les Chinois le perçoivent comme tel et ils ont raison. Cerner une puissance continentale par la mer est un concept antichinois, une idée navale américaine, anglo-saxonne, britannique à l’origine. « Indo-Pacifique » fait évidemment référence aux deux océans. Nous, Français, nous sommes laissés embarquer dans ce vocabulaire avec parfois des hésitations. À un moment, le Président de la République a parlé d’« axe indo-pacifique », je pense qu’il allait un peu trop loin. Ensuite on a parlé de zone, maintenant on parle de stratégie indo-pacifique… Pendant très longtemps, au Quai d’Orsay, on parlait d’Asie pacifique, une notion qui a le mérite d’inclure la Chine. Et l’expression « Indo-Pacifique », qu’on le veuille ou non, quelles que soient les explications un peu contournées du Quai d’Orsay et de l’Élysée sur ces questions, est destinée à contrer la Chine. Je pense que nous aurions intérêt, au-delà de la question des valeurs, à ne pas faire monter la tension dans cette région et au contraire à essayer, en jouant des quelques petits éléments dont nous disposons, de faire retomber la tension entre la Chine et les États-Unis, et, en tout cas, de ne pas nous laisser embarquer dans une politique de containment à mon avis extrêmement dangereuse. Mais c’est un point de vue personnel.

Anne Legare

Vous ne serez pas étonnés qu’en tant que québécoise je ne puisse laisser passer le commentaire qui a été fait par M. Merchet sur le Québec. J’aimerais ajouter, en toute redevance au général de Gaulle, qu’il a quand même permis au peuple québécois de relever la tête. Pour rejoindre les thèmes de ce colloque je dirai que « relever le tête » dans un fédéralisme quand on est une nation – ce qu’est la France – est indispensable. Il faut relever la tête. Je pense que ce que disait Hubert Védrine à propos de la question de l’Europe était tout à fait dans cet esprit. Le Québec a relevé la tête grâce au général de Gaulle.

La question de la relation avec les États-Unis est aussi une dimension de politique étrangère. Je voulais simplement suggérer que la question du fédéralisme et de la relation aux États-Unis sont deux thèmes fondamentaux grâce au général de Gaulle.

Jean-Dominique Merchet

Je comprends votre position. Mais je pense que cette phrase a incroyablement desservi le général de Gaulle, y compris en France. Par ailleurs, 54 ans plus tard, je constate que les Québécois se sont prononcés à deux reprises contre l’indépendance. Même si le Québec a beaucoup d’ennemis aujourd’hui, il est toujours membre de la fédération canadienne. Je ne sais pas si le Québec est « libre », en tout cas il n’est pas indépendant.

Dans la salle

Ancien diplomate, ancien membre du ministère des Affaires étrangères, ayant entendu les provocations volontaires, je répondrai de manière tout aussi provocante que le temps de la diplomatie est double. Il y a le temps court de la tactique, des échecs, des tentatives, et puis il y a le temps long. Et je crois que le temps de la diplomatie c’est aussi le temps de l’histoire. Et semer des graines, même si elles n’ont pas une efficacité immédiate, cela a du sens et il est un peu ridicule de les traiter de ridicules.

Par ailleurs, ayant vu beaucoup de choses dans le monde, je pense que c’est aussi un exercice très français de vouloir sans cesse renoncer. Je n’ai jamais rencontré de peuples qui ne soient pas fiers d’eux-mêmes. Bien sûr il ne faut pas aller vers une solitude inefficace et stérile mais il faut se donner les chemins de l’influence et sur ce point je rejoins tout à fait M. Védrine.

Anne-Marie Le Pourhiet

Ma question rejoint celle de Jean-Pierre Chevènement mais je vais la poser à chacun des intervenants. Je voudrais savoir ce qu’ils pensent de la proposition d’Olaf Scholz d’un plus grand fédéralisme européen. Fédéralisme qui, si j’ai bien compris ses propos, toucherait aux relations internationales de l’Europe, à la politique étrangère de l’Europe et pour lesquelles il proposerait que les décisions soient désormais prises à la majorité.

Quelle réponse, selon chacun d’entre vous, pourrait être faite par la France à la proposition du chancelier allemand ?

Marie-Françoise Bechtel

Au-delà de la question que pose Anne-Marie Le Pourhiet un certain nombre de décisions de la Cour de justice européenne sont en lien préoccupant avec l’exercice par les États de leur souveraineté, y compris la souveraineté française. Je pense par exemple au domaine du renseignement. Donc la question est plus large.

Bruno Tertrais

Je répondrai sur le vote à la majorité qualifiée sur certaines décisions de politique extérieure européenne.

À la différence de la politique monétaire, l’Europe n’a pas de politique extérieure unique mais une politique extérieure commune. Le fait qu’il y ait des décisions européennes dans beaucoup de domaines ne veut donc pas dire que nous ayons abandonné nos diplomaties nationales comme nous avons abandonné nos monnaies nationales.

Ce vote à la majorité me semble tout à fait souhaitable pour surmonter certains blocages. Il est arrivé, par exemple, au cours des deux dernières années qu’un pays « prenne en otage » un dossier, refusant de voter sur la question Z tant qu’on n’avait pas réglé son problème Y.

Cela peut être utile dans certaines circonstances mais à mon avis ce sera très difficile à faire passer.

Toutefois ce ne serait pas une révolution ni un carcan pour l’action extérieure de la France.

L’expression « Indo-Pacifique », qui date de 2009-2010, n’est nullement américaine mais australienne et japonaise. L’idée à l’époque n’était absolument pas de faire du containment de la Chine mais de créer un espace où les normes internationales d’ouverture et de liberté s’imposent. Quand certains aujourd’hui parlent de faire du containment dans l’Indo-Pacifique, c’est autre chose. L’utilisation que nous Français faisons de ce système pour des raisons simplement géographiques (nos territoires d’Outre-mer sont à la fois dans l’Océan Indien et dans le Pacifique) et que nous valorisons ensuite avec nos contrats indiens et australiens, c’est encore autre chose.

Mais je ne peux pas laisser dire qu’adopter l’expression « Indo-Pacifique » signifie par nature le containment de la Chine.

Que l’on ait un débat sur la Chine en revanche, oui, cent fois oui, nous avons très peu parlé de la Chine et ce n’est pas normal. C’est un tropisme très français : au sein des forces politiques françaises, dans le pré-débat de la campagne présidentielle on ne parle quasiment pas de la Chine. Notre débat sur la Chine n’est pas à la hauteur de l’enjeu chinois au XXIe siècle, Marie-Françoise Bechtel a raison. Et mea culpa parce que moi-même je n’en ai absolument pas parlé dans mon intervention.

Jean-Dominique Merchet

Nous allons faire face en Allemagne à une coalition pro-européenne. Angela Merkel était elle-même pro-européenne mais elle cherchait toujours le point d’équilibre central. Elle y est d’ailleurs parvenue, ce que démontre son très beau bilan à la fois en Europe et dans son pays… 16 ans, pas mal ! Si elle cherchait le point d’équilibre elle était quand même une conservatrice qui n’avait pas vraiment envie de faire bouger les choses, sauf dans quelques moments de crise.

La nouvelle coalition, plus jeune, constituée de partis assez divers sera sans doute plus dynamique, Comment y répondre ? Le paradoxe serait que nous freinions des quatre fers alors que la diplomatie française, le Président Macron en particulier, a passé trois ou quatre ans à se plaindre que les Allemands n’étaient pas très allants sur les réponses aux propositions françaises. Il serait donc assez ironique de voir aujourd’hui la France signifier aux Allemands qu’elle ne souhaite pas aller plus loin dans l’intégration européenne.

Un accord de coalition en Allemagne n’est pas un texte écrit sur un coin de table. C’est un texte qui a une valeur quasiment juridique, que l’on trouve sur le site du gouvernement fédéral. Ce n’est pas un texte à la française où l’on jette trois ou quatre idées avec deux références brillantes et que l’on oublie dès le lendemain. Non, c’est un accord négocié, sérieux qui servira de base de travail pendant quatre ans. Or cet accord précise que « les intérêts de l’Europe sont les intérêts de l’Allemagne » (et non « les intérêts de l’Allemagne sont les intérêts de l’Europe »). Il faut donc vraiment s’y intéresser de très près, vous avez raison.

Sur l’Indo-Pacifique je suis en désaccord avec Bruno Tertrais, le concept américain est un concept de containment de la Chine.

Bruno Tertrais

Je n’ai pas parlé du concept américain, justement. Les mots ont un sens.

Jean-Dominique Merchet

Justement, les mots ont un sens et le concept américain d’Indo-Pacifique est un concept de containment de la Chine. Personne ne s’intéressait au concept australien, voire japonais, d’Indo-Pacifique. C’est un capitaine de vaisseau de la marine indienne qui le premier avait utilisé ce terme ignoré par tous jusqu’au jour où les Américains en ont fait leur politique.

Bruno Tertrais

Nous l’avons adopté avant les Américains.

Jean-Dominique Merchet

Mais cela n’avait aucune importance. Ce qui compte c’est ce que Washington en fait. Et nous sommes effectivement aujourd’hui dans le sillage des Américains sur cette question.

Bruno Tertrais

Ma référence n’est pas Washington, ma référence c’est l’intérêt de la France.

Hubert Védrine

Je n’ai pas répondu encore à la question censée être adressée à tout le monde.

Je rappelle que le même O. Scholz avait proposé en 2018 que la France abandonne son siège de membre permanent au Conseil de sécurité pour le remettre à l’Union européenne.

Sachant que les Européens sont d’accord sur la démocratie, les droits de l’homme, l’amour universel et ce genre de choses mais qu’ils sont en désaccord sur chaque sujet, ils mettraient trois semaines à se mettre d’accord et le vote aurait lieu sans eux. Ce sera peut-être différent dans vingt ans – j’en doute – mais dans l’état actuel des choses, céder notre siège à l’Europe reviendrait à le perdre pour rien. Quel intérêt ?

Quoi qu’il en soit, cela montre une certaine continuité dans la pensée de M. Scholz. Mais sa proposition d’élargissement de vote à la majorité au niveau européen sur les sujets de politique étrangère supposerait de changer les traités, une aventure problématique ! Je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes à Berlin croient qu’il y a un chemin pour un changement des traités. Il s’agirait, m’a-t-on expliqué, d’une concession verbale faite à l’aile européiste des Verts, avec l’arrière-pensée d’observer les réactions des autres pays. De toute façon, on ne peut pas conclure à un traité nouveau qui soit ratifiable par les Vingt-sept. Je pense que dans six mois ce projet va céder la priorité à des questions considérées comme plus urgentes, ce que je ne regretterai pas.

J’avais le sujet de la Chine en tête lorsque je m’interrogeais sur notre volonté de repenser notre politique d’action européenne. Qu’est-ce que cela donnerait à la majorité qualifiée ? et sous influence allemande ?

Si, au contraire, nous décidons de « penser Occident », considérant que le système occidental est préférable au système chinois, et à tous les autres, nous devons accepter l’usage que font aujourd’hui les États-Unis du concept Indo-Pacifique. D’où les récentes clarifications préalables sur la Chine, la Russie ou l’Afrique.

« Indo-pacifique » est selon moi un « emballage » astucieux pour endiguer la Chine mais un concept fumeux (tout comme « Méditerranée » est un concept océanographique et nullement géopolitique). On oublie trop l’Inde dans cette affaire. En effet, l’Indo-Pacifique ne se résume pas à notre ancrage fragile en Nouvelle-Calédonie, à la Réunion ou à Wallis et Futuna… c’est d’un côté l’Inde et de l’autre un espace extrêmement dispersé.

La question de l’endiguement est un autre sujet. Est-il opportun, judicieux, à un moment donné, d’essayer d’endiguer la Chine pour montrer aux « durs » à Pékin (à part le président Xi ?) qu’il y a une volonté collective en face ? Faut-il s’y prendre autrement ?

J’ajoute un mot par rapport à ce qu’avait dit Bruno Tertrais sur l’OTAN.

Nicolas Sarkozy, en décidant de réintégrer le commandement intégré de l’OTAN, s’était fait des illusions. « Devons-nous en ressortir ? »m’avait demandé François Hollande. Mais, c’est triste à dire, la France de l’époque Hollande était déjà tout à fait incapable d’assumer ce retour, et ce sur quoi cela aurait débouché… Ressortir du commandement intégré de l’OTAN dans l’état actuel du monde et de l’Europe  que l’on peut déplorer – ce serait perdre toute influence en Europe, lui avais-je donc répondu, à son grand soulagement. Ce ne serait assumable que si nous n’avions plus besoin d’exercer une influence en Europe parce que nous aurions inventé une voie à l’anglaise, un Brexit français crédible et gagnant. J’avais ajouté que nous devions absolument maintenir une pensée française autonome. Autonomie de plus en plus fragile, on le voit.

L’an dernier, à la demande du Président Macron, suite à ses déclarations sur l’OTAN, j’ai fait partie pendant six mois d’un groupe de réflexion sur l’avenir de l’OTAN. Il s’était trompé d’ailleurs, l’OTAN n’est pas « en état de mort cérébrale », l’OTAN est au contraire très active, et très (trop ?) présente. Notre problème, c’est l’activité de l’OTAN, c’est l’influence de l’OTAN, non sa « mort cérébrale » qui nous offrirait d’autres options. Le groupe de travail comptait sept Européens sur dix membres. Nous avons auditionné les trente ministres des Affaires étrangères et trente think tanks de tous les pays de l’Alliance. Il n’y en a pas un seul qui ait soutenu ou accepté les idées françaises sur l’autonomie, encore moins sur la défense, et même pas sur la « souveraineté ».

Le mot « souveraineté » devient audible quand on parle de technologies, pas sur la défense. Je sais bien que l’excellente ambassadrice, avec laquelle j’ai travaillé pendant ces six mois, se bat tous les jours pour essayer de garder de l’influence. Mais l’OTAN est, par construction, une machine imperméable à l’influence de qui que ce soit d’autre que le Pentagone. C’est l’engagement américain de 1949 : les Américains, peu soucieux d’être entraînés une troisième fois dans une guerre mondiale, avaient annoncé qu’ils acceptaient, à notre demande, de revenir mais à condition d’avoir le contrôle absolu. C’était l’époque où le général Eisenhower, premier commandant en chef de l’OTAN, habitait Marnes-la-Coquette. Les Européens qui s’occupent des questions de défense (je ne parle pas de ceux qui dans les sommets franco-allemands disent des choses agréables aux oreilles françaises) n’ont pas bougé.

Alain Dejammet

Je tenterai de donner un début modeste de réponse à la question posée par M. Merchet sur l’origine de ce « mythe », de cette escroquerie que serait la place de la France comme membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. À quel titre, comment l’a-t-elle obtenue ?

Il faut se souvenir que si, en septembre 1944, la France était tenue à l’écart des négociations de Dumbarton Oaks [2] c’est que le général de Gaulle avait autre chose à faire. Cela n’a pas empêché la Russie, l’Angleterre, les États-Unis et la Chine de décider que la France aurait un siège de membre permanent « le temps venu ». Cela sans que de Gaulle ait fait acte de mendicité, sans qu’il ait envoyé la moindre instruction à Henri Hoppenot, l’ambassadeur de France aux États-Unis. Les représentants des quatre États présents autour de la table étaient en effet conscients que leur comportement en 1939-40 n’avait quand même pas été très honnête. La France avait payé son écot, durement. Dunkerque [3], par exemple, en 1940, n’était pas un fait d’armes admirable qui mérite d’être célébré tous les deux ans par un film anglais mais un sauve-qui-peut total alors que 40 000 Français se faisaient tuer, blesser et, pour certains, finissaient en captivité pour protéger la retraite éperdue des Anglais. Churchill s’en est souvenu. Comme il s’est souvenu du comportement français au Proche-Orient, en Libye, en Afrique, en Italie… Churchill était en effet avant tout partisan de cette offensive par le Sud. Staline lui-même se souvenait que la moitié des pilotes français de Normandie-Niémen (une escadrille française qui, chose rare, travaillait pour le compte de l’Armée rouge) étaient morts au combat. Notre siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU n’a donc pas été le fruit d’une escroquerie. Si, à Paris, de distingués personnages s’interrogent (Méritons-nous vraiment ce siège ? Ne devrions-nous pas rentrer en relation avec nos amis allemands … ?) dans les couloirs des Nations Unies vous n’entendrez jamais la moindre critique contre le fait que la France dispose d’un siège permanent au Conseil de sécurité. En effet la France travaille, on le sait. Nombre de résolutions sont en fait l’œuvre de la France. Et les Anglais eux-mêmes se trouvent en conjonction avec les vues françaises en politique globale.

Il est de bon ton aujourd’hui de parler de la Chine. Mais on parle peu de l’Afrique. Serait-ce parce que ce continent est plus misérable ? L’Afrique est régulièrement affectée par des crises. Et les Français sont présents. Et leur action n’y est ni totalement malhonnête ni totalement déraisonnable ! Cela se sait. À propos de l’affaire du Rwanda, alors que nous demandons que des enquêtes soient menées, que des rapports soient établis (sans chercher à savoir quel a été le comportement des Américains et des autres), alors que nous battons notre coulpe, les Nations Unies ont publié un rapport, confié à une commission indépendante, aucunement critique à l’égard de la France. Il faut savoir que ni Koffi Annan ni Boutros Ghali, qui furent l’un et l’autre Secrétaire général des Nations Unies, n’ont jamais critiqué la France à propos de son comportement sur le Rwanda. Donc les gens savent qu’en Afrique il se passe des choses importantes qui, si elles n’ont pas le relief et l’importance des grandes discussions sur l’économie, l’indépendance stratégique etc. inquiètent quand même 193 pays.

On a parlé de la démocratie. Or la démocratie c’est le nombre. Et le nombre c’est la masse des gens qui à New York savent que la France est un membre permanent qui s’occupe de leurs problèmes. C’est la raison pour laquelle je crois que notre rôle est assuré pour pas mal d’années.

Voilà pour le rôle de la France.

L’indépendance est évidemment plus ou moins ligotée par l’interdépendance, Hubert Védrine a parfaitement raison. Mais des décisions totalement indépendantes sont quand même prises. Lorsque Koffi Annan nous demande, en février 1998, s’il doit ou non se rendre en Irak pour rencontrer « l’abominable » Saddam Hussein afin d’essayer de calmer les choses et éviter une guerre, non seulement nous lui répondons en quelques minutes mais nous lui prêtons un avion. Nous n’avons pas besoin de consulter quelque État que ce soit pour analyser la situation. De même en 2008 Sarkozy n’a pas demandé l’opinion des partenaires du Conseil de sécurité ni même des partenaires de l’Union européenne pour prendre l’avion, rencontrer Poutine et essayer de calmer les choses en Géorgie. Nous sommes encore capables de réactions indépendantes en quelques minutes. Nous sommes le seul pays membre du Conseil de sécurité qui puisse réagir aussi vite sans avoir besoin de s’engager dans des négociations interminables avec d’autres alliés.

Jean-Dominique Merchet

Permettez-moi une très courte réponse d’un point de vue historique. Cette affaire de l’origine du siège permanent de la France aux Nations Unies m’a vraiment beaucoup intéressé. J’avais d’ailleurs consulté Hubert Védrine sur ce point. J’avais interrogé Maurice Vaïsse et Georges-Henri Soutou qui ne sont quand même pas les historiens les plus médiocres sur cette question. Tous ont eu beaucoup de mal à me répondre. Hubert Védrine m’avait orienté vers Stettinius. La réalité c’est que nous devons effectivement ce siège aux Britanniques, à Churchill. Tout comme c’est Churchill qui a obtenu les zones d’occupation en Allemagne d’ailleurs. Si Churchill y tenait autant c’est parce que nous étions, comme les Britanniques à l’époque, une puissance coloniale. Et Churchill, qui avait en face de lui des Américains, des Soviétiques et des Chinois farouchement pour la décolonisation, cherchait un appui chez les Français pour préserver l’empire colonial. C’est l’empire colonial français qui a fait la décision, ce n’est pas l’état de la France de 1945. Pour l’anecdote, cela s’est joué à San Francisco grâce à la très grande habileté diplomatique du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Georges Bidault. Dans les trois premières semaines Georges Bidault, qui pensait qu’il n’aurait pas ce siège permanent à la première Assemblée générale des Nations Unies joua une carte habile en revendiquant le rôle de porte-parole des petits États. La France serait aux Nations Unies le porte-parole de tous ceux qui n’auraient pas droit un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Il tint cette ligne pendant trois semaines à l’issue desquelles Stettinius, le secrétaire d’État américain (qui le raconte très bien), lui annonça qu’il aurait ce siège de membre permanent du Conseil de sécurité pour la France. Voilà comment les choses se sont réellement passées. Mais fondamentalement, au-delà de l’habileté de Georges Bidault, c’est notre histoire coloniale qui a pesé et pas notre participation aux combats de la Deuxième Guerre mondiale.

Dans la salle

Dans toutes vos réflexions sur la géopolitique, les enjeux d’indépendance, n’y a-t-il pas un impensé, un non-dit sur la question très structurante des questions énergétiques ? Sur tous les champs que vous évoquez, les questions européennes, internationales, l’intervention au Moyen-Orient notamment, il semble que ce soit quand même un déterminant majeur si ce n’est essentiel.

En Europe on peut parler du marché gazier, du Nord Stream 2, du fait que dans les années 1980 nous nous étions opposés aux Américains qui ne voulaient d’une nouvelle route gazière en Europe. Maintenant il y a des dissensions avec la Pologne, par exemple, qui ne veut pas voir aboutir ce projet.

Au Moyen-Orient c’est le gaz du Qatar, c’était le pétrole de l’Irak et de l’Arabie saoudite. Pour la Chine et la Russie c’est maintenant une interdépendance assez forte vis-à-vis de l’exploitation du gaz au Nord de la Russie. N’est-ce pas quand même un déterminant essentiel pour discuter de géopolitique actuellement ?

Hubert Védrine

Les questions d’énergie ont toujours joué un rôle géopolitique, en tout cas depuis la révolution industrielle. Le charbon est présent partout, mais dès que l’on a eu besoin de pétrole et de gaz très concentrés, cela a joué un rôle clef.

Mais que dire ? Cette évidence n’appelle pas de réponse automatique simple.

Si on place l’Europe au premier plan – je reviens à ma grille d’interprétation du début –, c’est l’Europe qui doit décider à la majorité. Concernant l’énergie nucléaire, nous allons voir si, dans la bataille de la taxonomie dont le dénouement est proche, la France arrive à résister à la volonté allemande. C’est la Commission qui va décider de la labellisation « verte » ou non du nucléaire, accepté ou non comme énergie de transition. Dans un système européen fédéralisé, le nucléaire français serait écarté. On verra ce que propose la Commission. D’autres États, comme la Pologne, veulent gagner du temps et garder le charbon le plus longtemps possible. Je rappelle que Mme Merkel, en sortant prématurément du nucléaire, a relancé le charbon en Allemagne ! Et il y a la bataille sur le gaz. Dans la situation actuelle de foire d’empoigne, où l’Union européenne n’est pas un système communautarisé, c’est le rapport de force entre les États membres qui décide, avec une bataille dans chaque pays entre ceux qui s’y résignent ou veulent absolument l’écarter. S’y ajoutent des discussions qui n’ont pas toutes une importance géopolitique, comme la question des éoliennes. Faut-il les installer sur terre ? en mer ? Combien de lignes à haute tension devront être construites pour acheminer leur électricité ? Ce sont des sujets très importants dans chaque pays, mais ce n’est pas de la « géopolitique ». Par contre on voit bien que dans la tête des décideurs du monde entier, même en Chine, il y a l’idée que maintenant, d’une façon ou d’une autre, il faut développer les énergies renouvelables, ce qui à terme réduira le poids des pays producteurs de pétrole. Pas tout de suite. Il y en a encore pour très longtemps. Cette anticipation va réduire petit à petit leur pouvoir de négociation, voire d’intimidation, de chantage (y compris au sein de l’Islam). Mais cela prendra des décennies.

Bruno Tertrais

Oui c’est un déterminant important… mais essentiel ? Je ne suis pas sûr.

Les ressources aujourd’hui c’est un marché mondial. Comme on dit en économie, il est plus facile aujourd’hui d’acheter que de voler. Nous ne sommes plus du tout dans les problématiques de guerres de ressources qui avaient lieu encore jusqu’au milieu du XXe siècle. Aujourd’hui les guerres de ressources sont des guerres « d’abondance » et non de « rareté », et, en général c’est plutôt dans le cadre de conflits internes. Le Japon en 1941 ce n’est pas la même chose que le Golfe en 1991.

Quand on parle de dimension géopolitique de la dépendance énergétique il ne faut pas oublier que cette dépendance est à double sens. On peut dire que l’Europe est dépendante du gaz russe mais on peut dire aussi que la Russie est dépendante de ses exportations de gaz vers l’Europe.

Attention à certains récits « néo-marxistes » – que l’on trouve surtout à l’extrême gauche – selon lesquels ce sont les gazoducs qui mènent le monde : l’Afghanistan « ce sont les gazoducs », la Syrie c’était « évidemment une histoire de gazoducs » etc. Il faut se méfier des explications simplificatrices dans tous les domaines. La circulation énergétique, notamment celle des hydrocarbures, se fait souvent dans des zones de crise pour toutes sortes de raisons. On ne peut pas comprendre le Caucase si on fait totalement l’impasse sur la circulation des hydrocarbures. Ce qui ne veut pas dire que cela détermine tout. Et en Syrie je pense que ça n’a à peu près rien déterminé.

Dans la salle

Je voulais compléter et élargir la dernière question qui a été posée.

Lorsque l’on parle d’autonomie, d’indépendance de la politique étrangère, ce qui reste dans l’ombre, dans l’angle mort, ce sont les moyens de notre autonomie, de notre indépendance. La politique étrangère de la France ne devrait-elle pas commencer par garantir elle-même sa propre autonomie ? Diplomate de profession, j’ai vu en vingt-cinq ans de carrière les effectifs du Quai d’Orsay divisés par trois et un budget qui, bon an mal an, reste depuis une bonne vingtaine d’années aux alentours de 5 milliards d’euros alors que des budgets qui participent à l’action extérieure de la France sont gérés en dehors de l’outil diplomatique, notamment par l’Agence française de développement et d’autres opérateurs.

De ce point de vue-là les décisions politiques sur les vingt ou trente dernières années n’ont-elles pas été contreproductives en ce qui concerne les moyens de nos objectifs ?

Hubert Védrine

Je suis tout à fait d’accord avec ce que sous-entend votre question. Je pense que l’acharnement ancien de Bercy contre le Quai a été servi par la faiblesse, la mauvaise organisation, la lâcheté de l’ensemble du corps diplomatique. C’est une erreur grave. Les économies réalisées par Bercy sur le budget de la diplomatie sont dérisoires, mais les conséquences dans les pays sont désastreuses pour notre influence : arrêt de programmes de bourses, fermeture de centres culturels, annulation de missions… La vision idiote et superficielle d’une diplomatie qui ne sert à rien et se disperse dans des cocktails et de futiles mondanités est depuis longtemps enracinée dans une grande partie du corps politique et des élites économiques. Et il n’y a jamais eu d’expression suffisamment forte pour contrebalancer ces clichés et rappeler l’évidence : dans l’état chaotique du monde actuel, caractérisé par l’interdépendance généralisée et toutes les forces en mouvement dont nous avons parlé, on n’a jamais eu autant besoin de professionnels de la diplomatie, de la négociation, de l’analyse des situations. Il serait donc intelligent de remettre un peu d’argent là-dedans ! Il y a une douzaine d’années j’avais coécrit avec Alain Juppé une tribune où nous disions à quel point ces petites économies étaient absurdes et contreproductives au regard des déficits géants dont la France est coutumière.

Je suis donc hostile à cette tendance et je ne résiste pas au plaisir de rappeler que les cinq années pendant lesquelles j’ai été ministre ont été à peu près la seule période contemporaine où le budget des Affaires étrangères n’a pas diminué. Ne croyez pas que ma popularité dans ce milieu ne soit que liée à mes idées, c’est largement dû à cette résistance !

Bruno Tertrais

Je donnerais volontiers 5 % du budget de la défense au Quai d’Orsay. Je pense en effet que le levier diplomatique est d’une extraordinaire efficacité au regard de son coût. Les diplomates sont beaucoup trop polis pour manifester et pour bloquer le pont Alexandre III. Ils devraient.

Dans la salle

Vous avez évoqué rapidement à propos de l’Europe le sujet de la taxonomie et de l’énergie nucléaire. Je dois dire qu’il est quand même assez effarant de voir que l’Europe risque de ne pas classer le nucléaire comme énergie « verte » dans la taxonomie européenne alors qu’on y met le gaz. Le gaz est peut-être un peu moins générateur de CO2 que le charbon ou le pétrole liquide mais tout de même ! Chacun voit qu’il s’agit de permettre à l’Allemagne, qui a d’ailleurs relancé le charbon, de compenser l’intermittence des énergies renouvelables.

Marie-Françoise Bechtel

Nous avons longuement traité cette question dans notre précédent colloque intitulé « Ecologie et progrès », avec notamment une remarquable intervention de Louis Gallois.

Dans la salle

Étudiant et militant à la gauche républicaine et socialiste, je suis spontanément plus proche de Jean-Pierre Chevènement sur tous les sujets abordés ici. Néanmoins j’ai trouvé les propos échangés très intéressants. Beaucoup de bonnes pistes et de remarquables analyses sont venues d’Hubert Védrine. Je suis un peu moins proche de Bruno Tertrais.

Ma question porte sur l’OTAN.

Quel avenir, quelles perspectives pour l’OTAN ?

Je suis plutôt pour une sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN. Je pense humblement que l’OTAN a un problème d’ordre structurel, en tout cas qu’elle a évolué. Le but de l’OTAN était à l’origine que l’Allemagne ne redevienne pas l’Allemagne de Bismarck et d’Hitler (objectif atteint : elle est devenue une grande Suisse pacifique, industrialisée) et que les États-Unis, à terme, se désengagent d’Europe. La menace soviétique n’existe plus, la Russie n’est pas l’URSS.

M. Tertrais réfutait la dichotomie entre les « néo-conservateurs » et les « gaullo-mitterrandiens ». Il y a dans cette argumentation des choses très convaincantes mais les instruments de la politique extérieure de la France, l’OTAN en premier lieu, et puis d’une certaine manière l’Union européenne, ont muté. Quand le général de Gaulle quitte le commandement intégré en 1966 et quand Nicolas Sarkozy le réintègre en 2007, nous ne sommes pas face à la même organisation.

Hubert Védrine

Si votre question concerne l’avenir de l’OTAN et non la position française, mon constat est qu’aucun membre de l’Alliance atlantique n’est prêt à y renoncer. Certes, la protection américaine n’est pas sûre. Le doute ne pouvait plus être masqué la présidence Trump. Mais c’est comme l’existence de Dieu : on ne peut pas non plus prouver l’inverse. Pendant la période Trump, Mme Merkel elle-même s’était un temps inquiétée, doutant de la protection garantie par l’article 5 de la charte de l’OTAN appelant à une meilleure organisation des Européens. Mais cela n’a eu aucun effet. Les membres de l’Alliance atlantique ont attendu la fin du cauchemar Trump. Ils sont maintenant rassurés et considèrent qu’ils sont protégés, qu’il n’y a pas d’autre solution, que les idées françaises de défense européenne sont fumeuses voire dangereuses. L’OTAN durera tant qu’il y aura une demande, jusqu’à ce que les Américains décident qu’ils peuvent s’en passer, ce qui est inimaginable aujourd’hui.

Même si les Américains allaient un jour jusqu’au bout de la pensée de Trump et se désengageaient, laissant l’Europe assurer sa sécurité, à mon avis on ne trouverait pas comme cela en Europe une majorité en faveur d’une Europe de la défense à la française. Une grande partie des opinions se révélerait neutraliste ou pacifiste. L’élément majeur reste que tous les pays membres tiennent absolument à ce que l’Alliance continue et à ce que l’OTAN élargisse ses compétences, même au-delà de sa mission initiale.

Jean-Dominique Merchet

Il y a des éléments franco-français dans ce débat sur l’OTAN. Il n’y a pas d’enthousiasme chez les diplomates, chez les militaires français, notamment dans les états-majors, pour l’OTAN. En revanche il y a dans les états-majors un très fort tropisme pro-américain, une proximité avec les Américains. L’OTAN est une grosse machinerie démocratique qui produit des concepts, où l’on parle, où l’on fait du multilatéralisme… même s’il y en a un qui est un peu plus multilatéral que les autres. Mais les Canadiens, les Lettons, les Croates, les Portugais… n’intéressent guère les militaires français qui veulent travailler avec les Américains. C’est même structurel depuis la Seconde Guerre mondiale. La partie de l’armée française qui est favorable à l’indépendance nationale est minoritaire, c’est celle qui est liée à l’histoire du nucléaire, attachée au gaullisme, ce qui se porte quand même assez mal dans l’armée française qui est politiquement d’une autre tradition.

Il ne faut donc pas confondre ce qui relève de l’OTAN, de l’organisation militaire intégrée, avec des choix historiques de fond qui sont par exemple, pour les militaires français, le choix de l’alliance inconditionnelle avec les Américains. Les militaires français veulent travailler avec les Américains que l’on soit ou non dans le commandement intégré.

Bruno Tertrais

Tout ceci est assez vrai en effet, avec des nuances selon les armées. Sur les trois armées il y en a une qui est encore plus prompte que les autres à travailler avec les États-Unis. De ce fait il y a une sorte de décalage avec la place qu’est en train de prendre dans le débat français la question symbolique de l’appartenance au commandement militaire intégré. Du coup ce décalage est un peu gênant pour ceux d’entre nous qui connaissons le sujet, ce qui est le cas à cette table.

J’ai essayé de dire ce que nous gagnons à rester dans le commandement militaire intégré. Je suis prêt à en débattre avec ceux qui soutiennent l’idée d’une sortie, leur retournant la question : que gagnerions-nous et, éventuellement, que perdrions-nous à en sortir ? C’est à mon avis dans ces termes que le débat doit être posé et non pas dans les termes de ce que j’appelle le « fétichisme gaullien » qui serait un peu le réflexe de certains responsables politiques aujourd’hui, y compris en campagne.

Marie-Françoise Bechtel

Je crois qu’il est temps de conclure ces débats qui ont été très riches, pour lesquels nous vous remercions tous de votre participation.

—–

[1] Pierre Grosser, « Y a-t-il une tradition « indo-pacifique » française ? », Revue Défense Nationale 2021/9 (N° 844), pages 40 à 44. (N.D.L.R.)
[2] La conférence de Dumbarton Oaks (Washington DC, 21 août -7 octobre 1944) à laquelle participaient les États-Unis, le Royaume-Uni, l’URSS et la Chine, a jeté les bases de l’Organisation des Nations Unies (ONU).
[3] Du 20 mai au 3 juin 1940 se déroule la bataille de Dunkerque. Dépassées et défaites par les forces allemandes, les troupes britanniques renoncent à leur offensive vers le sud et se replient vers Dunkerque. Il s’agit alors d’organiser dans l’urgence la retraite de plusieurs centaines de milliers d’hommes au Royaume-Uni, en assurant la protection terrestre et aérienne de la zone où les réembarquements ont lieu. Profitant d’un ordre d’arrêt des armées ennemies devant la ville, confirmé par Hitler le 27 mai, les Alliés tiennent une poche étroite et organisent un corridor pour l’évacuation. L’Opération Dynamo est un succès relatif, une noria de petits navires permettant au gros des troupes de se retirer malgré le feu continu de l’artillerie et de l’aviation ennemies.

Le cahier imprimé du colloque « La politique étrangère de la France dans les deux dernières décennies : bilan et perspectives » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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