Penser la réindustrialisation dans le cadre européen au cours de la décennie à venir

Intervention de François Lenglet, journaliste et directeur du service « économie » de TF1 et de LCI, auteur de Quoi qu’il en coûte (Albin Michel, 2020), lors du colloque « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique ? » du mardi 13 avril 2021

Merci, cher Jean-Pierre Chevènement, de cette invitation. Je suis ravi d’avoir l’occasion de m’exprimer devant vous tous.

Je crains de poser davantage de questions que je n’apporterai de réponses mais, comme dit un proverbe arabe : « La question est la mère de la réponse. »

Deux questions me semblent donner des éléments sur le cadre pour les prochaines années :

D’abord un point macro-financier sur les conditions de financement des États. En effet qui dit politique industrielle dit moyens de l’État. Il me semble que, sur ce sujet, un point d’interrogation monumental se pose.

Puis je rejoindrai ce que vient de dire Jean-Michel Quatrepoint avec des réflexions sur l’organisation des marchés, notamment la question des frontières, évidemment centrale et ignorée de façon ostensible et très préoccupante par l’Union européenne aujourd’hui. Même si on peut constater une certaine évolution qui, je le crains, n’est qu’un trompe-l’œil qui va nous ramener aux questions qui se posent depuis trente ans.

Le thème macro-économique tout d’abord. Nous vivons sous l’empire du « quoi qu’il en coûte » et de la pandémie. Cela peut sembler sans rapport avec notre sujet. Je pense au contraire que cela surdétermine toute action de l’État, toute question économique, parce que nous sommes engagés dans une course au financement avec les banques centrales qui, partout, dans des proportions absolument inouïes, alimentent l’économie avec la création monétaire. De ce point de vue d’ailleurs la crise sanitaire ne fait jamais qu’accélérer, dramatiser, précipiter une évolution qui avait commencé il y a une quinzaine d’années et dont Jean-Michel Quatrepoint a été le chroniqueur attentif dans ses différents ouvrages.

Particularité européenne, nous ne nous endettons pas dans notre propre monnaie mais en monnaie « étrangère » puisque la BCE est une coopérative soumise à l’ensemble de ses actionnaires. Nous cumulons donc deux risques, contrairement aux États-Unis, au Japon ou au Royaume-Uni.

Le premier risque, commun à tous ces pays, est le risque d’une crise financière assez grave. Les politiques de taux d’intérêt zéro sont utiles dans la conjoncture mais, à maintenir les prix de l’argent aussi bas, ne prend-on pas le risque que l’inquiétude se déporte sur la confiance fondamentale que l’on peut avoir dans la monnaie ? Il me semble que nous sommes engagés sur la route d’une crise financière et monétaire assez grave qui hypothèquerait toute action de l’État.

L’autre risque, propre à l’Europe, est celui d’une divergence d’appréciation entre les différents actionnaires de la coopérative qu’est la Banque centrale européenne, notamment dans le rythme de débranchement du « quoi qu’il en coûte ». Toutes les économies n’ont pas les mêmes besoins, toutes ne partaient pas du même point. De ce point de vue, ce qui a été dit sur la France et l’Allemagne est très important. La situation des pays d’Europe du Sud est encore plus difficile. Ces pays, structurellement, ont désormais besoin d’un flux d’argent substantiel entretenu par une monnaie trop forte qui ne correspond pas à leur compétitivité.

Alors que le risque de crise financière et monétaire est plutôt un risque de moyen-long terme, ce risque supplémentaire menace selon moi à court ou moyen terme. C’est très difficile à dater. En général, ce qui ne peut pas durer finit par s’interrompre mais cela prend toujours plus longtemps qu’on ne le croit. Mais, une fois que c’est déclenché cela va aussi beaucoup plus vite qu’on ne le pense. En même temps, les intérêts sont tellement importants à maintenir le système tel qu’il est, fût-il complètement aberrant, que l’on peut penser qu’il va perdurer quelques années. Mais le risque de confrontation politique avec nos partenaires sur la gestion de la monnaie s’évalue en mois ou en un tout petit nombre d’années.

Le deuxième point, plus en rapport avec notre sujet, est l’organisation des marchés et la politique industrielle, ce qui est un tout.

Si on se limite à planifier l’action de l’État et les secteurs dans lesquels il choisit d’investir, ce qui est difficile mais indispensable, on ne traite que la moitié du sujet. Un exemple : en 2011, Christophe de Margerie, à l’époque patron de Total, avait racheté Sunpower, un fabricant de panneaux solaires, opération vue avec bienveillance par le pouvoir de l’époque parce que c’était l’occasion pour la France d’acquérir la production d’énergie « propre ». Mais on n’avait pas traité la question des frontières et la production européenne de panneaux solaires fut essorée en très peu de temps par les exportations chinoises. Nous avons donc payé deux fois : avec l’investissement initial dans cette entreprise qui s’est révélée malheureusement sans intérêt et s’est dévalorisée de façon sensible et avec l’aggravation de notre dépendance vis-à-vis de la Chine. On peut craindre que les batteries électriques ne subissent aujourd’hui le même sort. On s’apprête à investir 5 milliards d’euros pour créer une filière de production spécifique de batteries pour les moteurs électriques [1]. Le risque, si on ne protège pas le marché européen et français, c’est que ces 5 milliards d’euros soient là aussi jetés à la rivière parce que les Chinois vont continuer à produire des batteries dans des conditions de compétitivité qui seront probablement redoutables pour nos industriels. Choisir un secteur, y investir, sans le protéger par des mesures spécifiques aux frontières nationales ou européennes revient à vider la mer à la petite cuiller. C’est un double gâchis. Aujourd’hui, on veut soutenir le véhicule électrique, un marché incroyablement subventionné par l’État, avec des prêts qui peuvent atteindre jusqu’à 15 000 euros par véhicule, alors que moins de la moitié de la valeur (la batterie et toute une série de pièces du moteur électrique) est produite en Asie, particulièrement en Chine et au Japon ! Les Chinois sablent le champagne à l’annonce du plan de relance automobile français !

Que faire ?

La protection douanière aux frontières était jusqu’ici taboue. On observe toutefois une évolution du consensus européen en faveur des transformations que j’ai évoquées, notamment avec l’idée de taxe carbone aux frontières qui évolue de manière relativement consensuelle chez les industriels et dans les gouvernements. Pour autant cela risque d’être très compliqué. D’abord, l’instauration d’une taxe requiert l’unanimité, ce qui exclut pratiquement toute décision car il se trouve toujours un pays qui profite de cette occasion pour utiliser son levier sur divers sujets. On a connu ces problèmes à plusieurs reprises. On pourrait éviter le mot « taxe » pour contourner le règlement qui impose l’unanimité et mettre en place un mécanisme analogue à celui qui gère aujourd’hui le prix du carbone, mécanisme un peu plus empirique mais d’une complexité extraordinaire, qui a connu des détournements préoccupants et qui nécessiterait un accord assez hypothétique sur des points techniques.

J’aimerais attirer votre attention sur une question fondamentale. La mise en place d’une taxe carbone est une forme de protectionnisme déguisé : on conditionne au caractère « vert » ou « non vert » de produits étrangers leur introduction sur notre marché en utilisant un critère réputé objectif : la quantité de carbone émise par ces produits lors de leur fabrication. Pourquoi pas ? S’il n’était évident que si demain nous mettons en place une taxe carbone aux frontières, les Chinois produiront « vert », à des prix probablement beaucoup plus intéressants que nous, parce que leur industrie est massivement subventionnée (dans des conditions que l’OMC réprouverait si elle s’y intéressait vraiment). Le problème d’un produit chinois n’est pas tant qu’il n’est pas « vert », c’est qu’il est chinois ! Et un Européen a tout intérêt à lui compliquer un peu la vie exactement comme le font les Chinois avec les produits européens, comme le font les Américains avec les produits chinois ou européens.

Mais nous n’osons pas dire cela, nous ne voulons pas dire cela, c’est là où je rejoins Jean-Michel Quatrepoint sur la question de la volonté. D’un certain côté je suis plus pessimiste que lui. En effet, ce qui ne se conçoit pas ne se formule pas. Or cela ne se conçoit pas en Europe où l’on ne peut donc pas dire : je ne veux pas de ce produit parce qu’il n’est pas européen. C’est tabou. « Nous ne voulons pas du monde de Trump parce que nous sommes bienveillants vis-à-vis du monde » répond Pascal Canfin, député européen, quand on l’interroge sur ces questions. C’est un peu la traditionnelle opposition entre les herbivores et les carnivores ! Il vaut mieux que l’herbivore évite de croiser un carnivore… s’il ne veut pas se faire dévorer une jambe. À force de refuser le monde de Trump, Trump arrive à la maison… Et je crains bien qu’un protectionnisme assorti de tant de circonspection, en voulant être à la fois vierge et enceinte… ne marche pas !

Liée à la question des frontières se pose celle des accords commerciaux avec les grandes zones. L’Europe a fait un pas puisque désormais elle subordonne la signature des accords commerciaux au respect de l’accord de Paris sur le climat, ce qui n’était pas le cas auparavant. Mais cela nous ramène à la problématique que je viens de décrire. C’est bien que les produits soient « verts » mais il serait préférable qu’ils soient « verts » et européens, la finalité d’une politique industrielle étant qu’ils soient d’abord européens ! Tant qu’à faire, joignons l’utile à l’utile !

L’autre aspect de la gestion des frontières, plus globalement de l’organisation des marchés, est ce qui touche aux aides d’État et au contrôle des concentrations. On observe aussi dans ce domaine une petite évolution, très laborieuse, très lente par rapport à la vitesse du monde des affaires. On n’est pas sur le même calendrier, je le crains. Mme Vestager (Commissaire européen à la Concurrence) reste dominée par l’idéologie des années 1980 que Jean-Pierre Chevènement décrivait, idéologie qui a eu sa vertu mais a coûté assez cher, notamment à ceux qui étaient assez naïfs pour penser que cela suffirait à constituer les pôles de production européens dans les secteurs stratégiques. Un exemple tout récent : on vient de subventionner Air France à hauteur de 5 milliards d’euros (qui s’ajoutent à l’aide de plusieurs milliards d’euros accordée il y a quelques mois). La collectivité fait un sacrifice important (même au prix actuel du milliard), la contrepartie étant qu’Air France doit céder des créneaux. Créneaux qu’elle va céder… à Ryan Air ! M. O’Leary fait la tournée des capitales européennes où partout la direction de la Concurrence impose, en contrepartie d’un plan d’aide aux compagnies nationales, que celles-ci cèdent des créneaux qu’il récupère pour trois francs six sous ! Là aussi, nous payons deux fois en accordant 5 + 7 milliards d’euros à une compagnie dont les ailes auront été rognées. Cela défie le bon sens ! Soit on aide Air France en lui donnant les moyens de se déployer, de continuer, soit on la laisse mourir et on s’en remet à M. O’Leary pour nos lignes aériennes… Mais faire les deux à la fois me semble quelque peu aventureux.

Le dernier point concerne les commandes publiques. Jean-Pierre Chevènement a évoqué l’exemple de la DGA qu’il a désignée comme « un petit ministère de l’industrie ». En effet cette direction a les commandes publiques et le secteur de l’armement échappe aux réglementations communautaires. Mais si le marché de l’armement avait été intégré dans les réglementations européennes nous aurions des tanks chinois ! L’Amérique a son Buy American Act, explicitement inscrit dans la loi. La Chine est encore plus radicale : impossible de vendre un service ou un bien à une collectivité locale chinoise… sans se faires tondre auparavant ! Et les Chinois savent faire ! Là aussi, si nous voulons des outils de politique industrielle sérieux, le moins que nous puissions attendre est la réciprocité sur cette question des commandes publiques qui représentent des centaines de milliards d’euros en Europe (entre 5 % et 10 % du PIB).

En résumé, nous sommes en risque sur les moyens financiers de l’intervention publique et nous nous sommes imposé à nous-mêmes des entraves qui, je le crains, peuvent perdurer encore un moment parce que les évolutions constatées sont à la fois lentes et insuffisantes. Entraves qui nous ramènent toujours au même point : l’Europe ne veut pas, ne sait pas reconnaître ses frontières. Je ne parle même pas des frontières nationales, je ne vais même pas jusqu’à considérer ce que pourrait être une politique nationale, je reste dans le cadre européen et je constate que l’Europe ne reconnaît pas elle-même ses propres frontières. On l’observe en maints domaines : en matière de gestion de l’immigration, en matière sanitaire… Or les seuls pays qui ont contrôlé l’épidémie sont ceux qui contrôlent leurs frontières.

L’Europe ignore ses frontières de façon revendiquée, de façon idéologique, pour des raisons historiques très nobles que nous connaissons tous : la frontière c’était le mal, c’était la guerre et l’Europe s’est construite sur la négation des frontières, nationales comme extérieures. Or celui qui n’a pas de frontières n’a pas d’identité. Celui qui n’a pas d’identité ne sait pas défendre ses intérêts. Celui qui ne sait pas défendre ses intérêts ne sait pas faire de politique industrielle. Il n’y a pas de politique industrielle sans frontières.

Alain Dejammet

Je voudrais illustrer le dernier propos de M. Lenglet sur l’Europe sans frontières et donner une date marquant un tournant historique.
Novembre 1991, c’est l’effondrement de l’URSS. Réunion au sommet de l’OTAN. On parle de souveraineté européenne. Comme les Américains se considèrent au sein de l’OTAN comme une puissance européenne ils parlent de ce que doit être l’Europe. Et les Américains parviennent à obtenir que la déclaration finale de ce sommet de l’OTAN salue l’avenir glorieux qui s’annonce pour « une économie sociale de marché ».

Brutalement, alors que tout ceci avait été accepté par les fonctionnaires, le Président Mitterrand, qui participe à ce sommet de l’OTAN, le 8 novembre 1991, prend la parole : « Non, je n’accepte pas la phrase affirmant que l’avenir de l’économie européenne et globale sera une économie sociale de marché. » [2] Indignation générale ! Ricanement monumental ! Impossibilité de rectifier le texte et la remarque du Président Mitterrand contre ce monde sans frontières prôné par les Américains devient trois jours plus tard une petite note de bas de page. Et le sommet de l’OTAN entérine l’idée qu’il n’y a pas de frontières.

Jean-Pierre Chevènement

Merci Alain Dejammet pour cette parole d’un grand témoin.

Je remercie François Lenglet, pour son réquisitoire redoutable qui s’adresse d’abord à M. Dufourcq… puisque le modèle de la BPI est tout à fait respectueux des lois du marché tout en permettant la meilleure allocation des ressources. J’ajoute que M. Dufourcq travaille dans une stratégie, dans une vision qui est plutôt la réduction du domaine public que son extension.

La question que je pose est celle de la forme d’intervention publique à long terme. Si nous voulons préserver nos intérêts fondamentaux, pouvons-nous nous contenter de donner des subventions temporaires à un tissu de petites et moyennes entreprises qui en feront ce qu’elles voudront ?

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[1] Le constructeur automobile PSA (Peugeot, Citroën, Opel) et l’énergéticien Total ont créé une société commune de fabrication de batteries de voitures électriques afin de constituer une filière européenne face à la concurrence asiatique. L’unité de production française sera située à Douvrin, dans le Pas-de-Calais et une autre sera installée en Allemagne. (NDLR)
[2] « Nous ne sommes pas les gouvernantes ou les précepteurs des pays. Nous n’avons pas une mission évangélique. Bref, ce texte pour les points quatre et cinq qui touchaient à la dette, à l’économie de marché, sans comporter le paragraphe sur la nécessaire protection sociale, la France l’a refusé. Elle a voté contre. » (Extrait de la Conférence de presse de M. François Mitterrand, président de la République, à l’issue du Sommet de l’OTAN, sur le rôle de l’OTAN, l’identité européenne en matière de défense et sur le risque de dissémination des armes nucléaires en URSS, Rome, le 8 novembre 1991) (NDLR)

Le cahier imprimé du colloque « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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