Comment poser le problème de la réindustrialisation ?

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de Le choc des empires : États-Unis, Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? (Le débat Gallimard, 2014), lors du colloque « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique ? » du mardi 13 avril 2021

Il n’aura fallu qu’un quart de siècle pour défaire la France. Combien de temps faudra-t-il pour la reconstruire ?

Certains me trouveront excessif, pessimiste mais le temps du déni est passé. Cela fait un quart de siècle que l’on tire les sonnettes d’alarme sur la désindustrialisation, les risques d’une démondialisation débridée, les pertes de souveraineté. Cela fait un quart de siècle que l’on joue les lanceurs d’alerte, en expliquant que la vision d’un Serge Tchuruk de « l’entreprise sans usines » conduit à une impasse, à un déclassement. Cela fait deux décennies que l’on alerte sur les déficits structurels de notre commerce extérieur, qui ne sont pas compensés, loin de là, par les recettes du tourisme, des services et de la finance. Recettes du tourisme qui vont en plus durablement s’effondrer.

Ce déficit commercial n’est pas dû aux pays émergents, ni même aux pays exportateurs de pétrole. Depuis 1998, nos balances commerciales, avec ces deux catégories de pays, sont peu ou prou équilibrées. En revanche, le solde n’a cessé de se dégrader avec les pays de l’OCDE, Europe et Allemagne en tête. Nous sommes là au cœur du problème français.

Ce n’est pas sans une certaine ironie que l’on voit proliférer, à l’occasion de cette pandémie, les nouveaux convertis au souverainisme. Un souverainisme auquel d’aucuns ajoutent le qualificatif européen. Un mot au passage : ce concept de souveraineté européenne aurait un sens si tous les pays de l’Union européenne avaient la même volonté de faire de l’Union une puissance, face aux autres empires, à commencer par l’empire américain. C’est la grande illusion des élites françaises d’avoir cru que les autres élites, les élites européennes, partageaient leur vision. Elles ne la partagent pas.

Il est aussi une vérité qu’il va bien falloir regarder en face : la construction européenne, telle qu’elle a été menée depuis un bon quart de siècle, s’est faite sur un non-dit, un accord tacite entre la France et l’Allemagne. Ou plutôt entre les classes dirigeantes des deux pays. Les Allemands nous ont donné leur mark… à leurs conditions. L’euro / mark, monnaie forte, permettant à la France de garder, de financer, son système de protection sociale particulièrement généreux. L’Allemagne, elle, confortant sa position de champion de l’industrie et de principal exportateur de la zone euro. C’était une sorte de répartition des tâches, de division du travail au sein de l’Europe. Aux Allemands, l’industrie. Aux Français, le luxe, la finance, le tourisme, et son système de protection sociale particulièrement généreux.

Au fil des ans, la base industrielle a donc continué de s’étioler. Les points forts de la France se sont évaporés. Des fleurons du CAC 40 ont disparu, absorbés, démantelés. Je pense, bien sûr, aux télécommunications avec Alcatel. L’énergie, avec la vente d’Alstom Power. Quel effroyable gâchis que cet effeuillage d’Alcatel Alsthom ! Je pense aussi à Lafarge, Pechiney, Technip et tant d’autres. N’oublions pas non plus les ravages dans les ETI (entreprises de taille intermédiaire) victimes des LBO [1] et de ce capitalisme de la plus-value et du quarterly dont Sanofi est un exemple caricatural.

Les Allemands, eux, sont montés en puissance sur des secteurs qui étaient traditionnellement les points forts de la France. On pourrait parler longuement de l’agro-alimentaire. Ils auraient bien aimé récupérer le ferroviaire d’Alstom. Pour une fois, l’Europe nous a sauvés. Mais nous devons être lucides. Les Allemands estiment qu’ils ont vocation à être les leaders industriels en Europe sur tous les secteurs qu’ils considèrent comme essentiels à leur politique mercantiliste et à leurs intérêts bien compris. L’énergie en fait partie. Tout comme les industries de défense. Ce sont précisément les derniers vestiges de notre grandeur industrielle. Les derniers vestiges de la politique des Trente Glorieuses et du gaullisme.

Avant de parler d’un vaste programme de réindustrialisation, il faut d’abord se convaincre qu’il faut sauver ce qu’il nous reste de points forts. À commencer par EDF et nos industries de défense. Cela pose le problème du projet Hercule de démantèlement d’EDF, et des négociations avec Bruxelles sur le tarif de l’électricité d’origine nucléaire revendue aux concurrents d’EDF. Cela pose le problème des projets franco-allemands en matière de défense, où l’on a l’impression d’un grignotage systématique de la part des Allemands.

Réindustrialiser la France implique donc de clarifier nos positions, nos relations, face à Bruxelles et à Berlin. Il y a des choses qui ne se partagent pas. La souveraineté militaire et énergétique en fait partie. Si la France est encore une moyenne puissance, et si elle a encore un siège au Conseil de sécurité, c’est bien parce qu’elle a une dissuasion nucléaire, et des forces armées qui tiennent encore la route. Si les Français bénéficient d’une énergie bien meilleur marché que leurs voisins et presque totalement décarbonée, ce qui est un avantage compétitif non négligeable, c’est bien grâce à EDF et au programme nucléaire. Si nous baissons les bras sur ces deux secteurs, si nous cédons face aux pressions allemandes, ce n’est plus la peine de parler de réindustrialisation, de rebond, etc.

Je comprends que, pour quelqu’un, en l’occurrence Emmanuel Macron, qui a fait de l’Europe, de la souveraineté européenne, son credo, il soit difficile d’engager un bras de fer, et de remettre en cause l’entente franco-allemande. Mais il n’y a pas d’autre chemin. C’est un préalable. Il faut définir, face à Berlin et à la Commission européenne, des lignes rouges. L’énergie et la défense en font partie. Et notamment l’énergie nucléaire doit être reconnue comme une énergie décarbonée par la Commission de Bruxelles (on n’en prend pas le chemin).

Refaire de la France un grand pays industriel passe ensuite par une série de décisions concrètes qui témoignent de la volonté politique et tracent le chemin. Qu’il s’agisse des structures gouvernementales qui doivent affirmer ce nouvel impératif industriel, avec un grand ministère de la Recherche, de l’Industrie et de la Transition énergétique. Je ne comprends pas que l’énergie soit sous le vocable du ministère de l’Environnement.

Avec un effort particulier sur la recherche et le développement, en renouant avec une culture scientifique et technique. Avec l’idée même du progrès, n’en déplaise aux adeptes de la décroissance. C’est le CAE (Conseil d’analyse économique) lui-même qui relève une insuffisance de moyens pour la recherche fondamentale notamment dans la pharmacie : « Les crédits publics en R&D pour la santé sont plus de deux fois inférieurs à ceux de l’Allemagne et ils ont diminué de 28 % entre 2011 et 2018, quand ils augmentaient de 11 % en Allemagne et de 16 % au Royaume-Uni sur la même période. » Si une Française, Emmanuelle Charpentier, a obtenu le Nobel de Chimie en 2020, c’est surtout grâce à son parcours international. Depuis un quart de siècle, la France exporte ses capitaux et ses cerveaux et elle importe une main d’œuvre low cost. Il faut rompre avec ce cycle pervers. Conserver nos cerveaux en leur offrant des carrières et des moyens dignes de ce nom. Et oser pratiquer une immigration choisie.

Il faut aussi renouer avec une politique de commandes publiques et de normes qui privilégie astucieusement le « made in France ». Vaste projet, tant la culture administrative des dernières générations de la fonction publique les pousse, au contraire, à choisir le moins-disant, quel qu’il soit…

Enfin, il faut orienter l’épargne vers l’industrie. Pas seulement vers les actions du CAC 40, mais vers les projets concrets, industriels, locaux. Cela se fait déjà, bien sûr, mais il faudra passer à la vitesse supérieure. Orienter l’épargne des Français vers leurs industries peut aussi se faire à travers des emprunts dédiés.

On a beaucoup insisté sur l’accumulation du cash des ménages depuis la pandémie. C’est une réalité : 150, 200 milliards d’euros, qui s’ajoutent aux dépôts liquides déjà existants. Il y en aurait pour plus de 700 milliards au total. En plus de l’assurance-vie et des divers livrets.

Alors, à Bercy, on réfléchit aux moyens d’utiliser cette épargne. D’aucuns voudraient qu’une fois la pandémie ralentie, on incite les Français à consommer, au risque de creuser un peu plus un déficit commercial déjà abyssal. Faute d’une offre nationale alternative. Autre tentation, inavouée bien sûr, taxer, récupérer d’une façon ou d’une autre une partie de cet argent liquide, pour financer les déficits budgétaires et satisfaire les tenants de l’orthodoxie.

Il y a une troisième voie, qui consisterait à canaliser cette épargne vers des investissements productifs ciblés et à très long terme.

EDF a un besoin crucial de capitaux pour financer son grand carénage et relancer son programme nucléaire. Les industries de défense ont besoin d’être assurées d’un financement long terme pour développer les nouvelles composantes de la force de dissuasion : un successeur du Rafale, qui réponde à nos besoins propres, et non pas à ceux des Allemands qui ne sont pas les mêmes que les nôtres. Voire un second porte-avion.

Enfin, la santé, l’hôpital, la production de médicaments, ont besoin d’un plan de financement à long terme, afin que notre pays retrouve un minimum de souveraineté sanitaire.

Pourquoi ne pas offrir aux épargnants un produit sûr, garanti par l’État ? Des obligations, sinon perpétuelles, au moins à 100 ans, avec un taux garanti de 1 % indexé sur l’inflation. Un emprunt que l’on pourrait baptiser emprunt Covid de 100 à 200 milliards d’euros, dont les fonds seraient ensuite réorientés vers les secteurs stratégiques, essentiellement l’énergie, la défense, la santé.

Pour organiser l’ensemble de ces financements, il faut un organe de pilotage, une sorte de Caisse nationale, qui veille à ce que l’argent aille bien là où il le faut, quand il le faut. Qui étale les versements aux industriels dans le temps, en concertation avec les ministères concernés. Bien évidemment pour « piloter » cet organe de pilotage, on peut tourner les regards vers la Caisse des Dépôts et la Bpifrance, qui ont l’habitude de gérer le temps long et qui incarnent l’État dans sa permanence.

Voilà quelques-unes des conditions pour amorcer une réindustrialisation. Mais ne nous leurrons pas. La première des conditions c’est de vouloir. La volonté. Pas seulement la volonté des politiques, mais celle de tous les acteurs. À commencer par celle des Français. Réindustrialiser la France, aux normes du XXIe siècle est l’affaire d’au moins une génération. Les nouvelles générations sont-elles prêtes aux sacrifices nécessaires ? Veulent-elles vraiment que la France redevienne une puissance industrielle ? Ne sont-elles pas plutôt victimes de cet hyper-individualisme qui a infiltré notre société depuis un quart de siècle ? Ne sont-elles pas résignées, repliées sur le cocon familial, apeurées, prêtes à tous les renoncements, par peur de la maladie, par peur de l’autre, par peur du risque ?

Il n’y aura pas de réindustrialisation, s’il n’y a pas de sursaut collectif et des hommes pour l’incarner.

La seule question qui vaille finalement c’est de savoir si nous sommes en juin 40 ou en août 44.

Jean-Pierre Chevènement

Merci, Jean-Michel Quatrepoint, pour cet exposé roboratif.

Dans le domaine de l’énergie, je voudrais vous renvoyer au rapport [2] de François Bayrou, Haut-Commissaire au Plan, sur les impasses de la politique énergétique si des décisions énergiques ne sont pas prises à bref délai. Car nous approchons des années 2035 qui marqueront « l’effet falaise » avec l’arrivée à terme des centrales mises en service dans les années 1970 à 1990. Le rapport Bayrou a le mérite de poser les bonnes questions.

Je me tourne vers François Lenglet pour lui demander de traiter particulièrement la question du cadre pertinent d’une politique de réindustrialisation. J’ai dit que ce cadre était l’Europe. Mais l’Europe c’est aussi le paradigme de la concurrence qui est au cœur des traités européens conclus à l’époque où le néolibéralisme était à son acmé. Y a-t-il place pour une politique industrielle dans une économie où le principe posé et imposé est celui de la concurrence pure et parfaite (« libre et non faussée ») ? Si oui, à quelles conditions ? Faut-il revoir les traités, faire des exceptions ? Déclarer que les traités sont suspendus ? Bref, comment concevoir une Europe qui soit un cadre pertinent pour la réindustrialisation de la France ?

Je pourrais étayer davantage ce point mais je rappellerai en passant que, globalement, l’Union européenne a un excédent sur les États-Unis de 150 milliards d’euros. Ce n’est pas le cas de la France qui a un déficit sur le monde qui approche les 70 milliards d’euros. Mais si d’aventure les États-Unis décidaient une politique de taxation des vins français, pourrions-nous riposter alors que l’Allemagne (qui à elle seule enregistre sur les États-Unis un excédent de 50 milliards d’euros notamment dans le secteur automobile), ainsi « prise en otage », plaidera naturellement pour une politique de profil bas ? C’est une question que je pose au passage… qui porte aussi sur l’Europe que nous pouvons vouloir.

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[1] Le Leveraged buy-out (LBO) ou rachat avec effet de levier est un montage financier permettant le rachat d’une entreprise via une société holding. (NDLR)
[2] « Électricité : Le devoir de lucidité », note du Haut-Commissariat au Plan, 23 mars 2021.

Le cahier imprimé du colloque « Comment penser la reconquête de notre indépendance industrielle et technologique? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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