Face aux grandes puissances, quid de l’Europe et de ses nations ?
Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, co-auteur de « Délivrez-nous du Bien ! Halte aux nouveaux inquisiteurs » (Editions de l’Observatoire, 2018), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque « La souveraineté européenne, qu’est-ce à dire ? » du mardi 16 avril 2019.
Pour les souverainistes, cette réhabilitation fait chaud au cœur. Car, pendant plus d’un quart de siècle, la souveraineté faisait partie de ces mots interdits, maudits. Un mot synonyme de nationalisme. Pour un peu, on assimilait les souverainistes aux « Bruns rouges ». Oui, merci à Emmanuel Macron d’avoir remis ce terme au goût du jour.
Cela dit, que veut dire souveraineté européenne ?
Selon le Larousse, la souveraineté est « le pouvoir suprême reconnu à l’État, qui implique l’exclusivité de sa compétence sur le territoire national et son indépendance absolue dans l’ordre international. La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. »
La souveraineté est donc la symbiose entre un État, une nation et un peuple.
Mais qu’est-ce que la Nation ?
Pour Ernest Renan, « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » [1]. Les 27 ont-ils vraiment la volonté de vivre ensemble ? Partagent-ils la même histoire ? Force est de constater qu’il n’y a pas aujourd’hui de nation européenne. Les États européens n’ont même pas de langue commune, si ce n’est celle des Anglais qui, justement, ont choisi de quitter l’Union européenne !
Il n’y a pas d’État européen. Et il n’y a pas eu la volonté d’affirmer, pour l’ensemble européen, une indépendance absolue dans l’ordre international. Souveraineté, indépendance, les deux mots sont liés. Or, les Européens se sont noyés dans l’océan de la mondialisation. Ils ont cru – du moins leurs élites – à la fin des frontières. À l’émergence d’un monde global, avec un seul marché, une seule langue – le globish – une seule monnaie, ou tout du moins une monnaie dominante, le dollar. Un seul système économique : le libre échange absolu. Un seul système politique : la démocratie occidentale. Et l’on pourrait ajouter : une seule technologie, celle des Gafam. Et aussi un seul protecteur militaire : les États-Unis.
Ce faisant, la construction européenne a dérapé. Les pays européens, collectivement et individuellement, ne sont plus indépendants. Dans le monde d’aujourd’hui, seuls quelques rares pays peuvent se targuer d’exercer pleinement leur souveraineté et d’être indépendants. Il y a bien sûr les États-Unis, la Chine et, quoiqu’à un degré moindre, la Russie et Israël.
Certes, l’indépendance absolue n’existe pas. Mais ces quelques pays ont la capacité de dire non. Ils ont su développer des stratégies militaires, technologiques, des stratégies d’influence qui en font des acteurs majeurs sur la scène internationale. À tout seigneur, tout honneur, les États-Unis, on le voit chaque jour, ont d’innombrables moyens de pression sur les autres. Ils ont l’armée la plus puissante du monde, avec un budget qui représente la moitié du total des budgets militaires. Le dollar est utilisé dans plus des deux tiers des transactions internationales. Le droit américain s’impose hors de ses frontières. Les sanctions sont une arme de plus en plus redoutable et efficace, qui permet d’asphyxier les « méchants » pays et, accessoirement, d’empêcher les entreprises concurrentes des multinationales américaines de prendre des marchés.
Et lorsque l’Europe tente de lever un minimum d’impôt sur les Gafam et de réglementer l’usage des données, les autorités américaines prennent des dispositions pour bloquer ces velléités d’indépendance. Ainsi, le règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté par les Européens, a-t-il été en partie annihilé par le Cloud Act, qui contraint les opérateurs technologiques américains à communiquer les données de citoyens américains, où que celles-ci soient hébergées. En fait, le Cloud Act donne le privilège aux États-Unis d’accéder aux informations personnelles.
Quant à la Chine, elle s’est dotée méthodiquement, d’abord discrètement puis ouvertement, des attributs de la souveraineté pour affirmer son indépendance. Son armée monte en puissance et elle est de plus en plus autonome en matière d’équipement. La Chine a développé ses propres acteurs sur les nouvelles technologies et peut fonctionner en circuit fermé. Certes, elle n’est pas indépendante en matière d’énergie, mais elle investit dans le nucléaire, le solaire, les éoliennes, l’hydraulique, la voiture électrique. Elle maîtrise et contrôle les terres rares, un des composants essentiels pour les nouvelles technologies. Elle développe aux quatre coins du monde une stratégie d’influence qui n’a rien à envier à celle des Américains. Certes, la Chine a un talon d’Achille : son mercantilisme. C’est ce qu’a bien compris Donald Trump. Mais, dans son bras de fer commercial et idéologique avec les États-Unis, elle a aussi des atouts.
Vous remarquerez que Donald Trump peut imposer des taxes sur les aciers chinois et quelques autres produits, mais pas sur l’ensemble des matériels électroniques, informatiques qui, fabriqués en Chine, sont exportés aux États-Unis. Les Apple, Cisco, Hewlett Packard, toute la fine fleur de la Silicon Valley, dépendent de la Chine. Que, pour une raison ou une autre, Pékin décide un embargo ou surtaxe ses exportations et c’est tout un pan de l’industrie électronique américaine qui s’effondre. Les deux pays se tiennent par la barbichette.
L’Europe, en revanche, ne tient par la barbichette ni les Américains, ni les Chinois. Si les Américains et les Chinois peuvent se passer des voitures allemandes, les Européens ne peuvent plus se passer des médicaments dont les nouvelles molécules sont inventées aux États-Unis et produites en Chine ou en Inde. Les grands groupes européens – à commencer par le CAC 40 – ont tellement découpé les chaînes de valeur de leurs produits, au nom de la rentabilité, en les externalisant un peu partout, qu’ils sont désormais à la merci de la moindre rupture dans ces chaînes de valeur. Sur le plan énergétique, l’abandon du nucléaire par l’Allemagne et la plupart des pays européens se traduit par une dépendance accrue à l’égard du gaz russe, bien sûr, mais aussi liquéfié américain, issu du pétrole de schiste, ce gaz que les Américains veulent vendre plus cher aux Européens, à la place du gaz russe.
Parce qu’elle a cru en la fin de l’Histoire, au début des années 90, l’Europe est en passe de sortir de l’Histoire. Les nations ont abandonné quelques-unes de leurs souverainetés. Je pense à la Défense, assurée par l’Otan, en fait par les Américains qui en contrepartie imposent leurs matériels et leur technologie. Mais je pense aussi à la monnaie, à l’euro, géré par la BCE. Le cas de la monnaie est très intéressant. Au départ, on nous a vendu l’euro comme une monnaie européenne face au dollar. Dans les faits, l’euro n’a jamais été face au dollar, mais sous le dollar. Car personne en Europe, à part peut-être quelques Français, n’a voulu en faire une vraie monnaie alternative ni s’affronter aux États-Unis.
La part du dollar dans les transactions internationales s’est encore accrue depuis dix ans. Les Airbus sont vendus en dollars. Tout comme les matériels militaires, tout comme le pétrole, le gaz, etc. Les États, la France, ont donc abandonné leur souveraineté monétaire. Mais au niveau de l’échelon européen, on n’a pas voulu faire de la monnaie, de l’euro, un outil de l’indépendance, un instrument de combat. C’est le travers de cette néo-Europe de Jean Monnet que décrivait, il y a quelques jours, Régis Debray, dans un colloque à la Sorbonne, auquel participait aussi Jean-Louis Bourlanges. C’est l’Europe de l’Homo Œconomicus. Une Europe atlantique qui acceptait de faire allégeance au Nouveau Monde. En l’occurrence, les États-Unis.
Une Europe sans âme, en déficit de légende. Une Europe qui acceptait, depuis la réunification et l’élargissement, le leadership allemand et son mercantilisme qui ont fait de l’Europe un géant économique mais un nain politique. Les États ont peu à peu abandonné leurs souverainetés nationales, sans qu’aucune institution européenne ne les récupère à son profit. Même pas la BCE. L’Europe a cru à la paix éternelle. Elle se réveille avec des prédateurs à ses portes, qui ne voient en elle qu’un marché à prendre, des âmes à conquérir ou des richesses à ramasser. La guerre économique, sous tous ses aspects, fait rage et l’Europe a désarmé.
Alors que faire ? Ne plus vendre le concept de souveraineté européenne, mais parler de partage de souveraineté, de reconquête de l’indépendance, d’autonomie stratégique dans quelques domaines clés pour le futur. En partant d’un double constat : En 2019, un pays comme la France ne peut pas être présent partout seul, que ce soit dans le numérique, la défense, et bien d’autres domaines. Mais il est tout autant impossible de construire une Europe indépendante, autonome, offensive à 27. Et a fortiori à 28. Les intérêts, les histoires, les cultures ne sont pas les mêmes. Dès lors restent le pragmatisme, le cas par cas, le coup par coup. En associant, sur des projets concrets, des petits groupes de pays qui partagent la même vision et surtout les mêmes intérêts. Parler d’une armée européenne est une utopie, Jean-Dominique Merchet le montrera. En revanche, développer des industries de défense autonomes qui s’affranchissent de la tutelle américaine est possible. Encore faut-il que les Allemands acceptent de jouer ce jeu, ce qui n’est pas évident.
Dans le domaine numérique, une lente prise de conscience se fait. Encore faut-il mettre les dizaines de milliards d’euros nécessaires sur la table pour concurrencer les Gafam et les géants chinois. Juste un ordre de grandeur : un des leaders mondiaux pour les écrans, du smartphone au plus grand des téléviseurs, s’appelle BOE. Cette société d’État chinoise est à la pointe de l’innovation avec Samsung et ses écrans sont achetés par tous les grands groupes de télécoms. Cette société d’État a investi… 50 milliards de dollars en vingt ans. Les Chinois ont une stratégie à long terme. Nous n’en avons plus.
Si l’Europe veut reconquérir des positions dans la guerre économique, il va lui falloir investir massivement. La plupart des pays européens le veulent-ils vraiment ? Sont-ils prêts à remettre en cause un certain confort ? À remettre en cause leurs dogmes (je pense à l’Allemagne) pour recouvrer une indépendance, une autonomie ? À voir les dernières réactions allemandes aux initiatives d’Emmanuel Macron, on peut en douter. On a l’impression que les Allemands et leurs alliés veulent que l’Europe continue sur la voie qui est la sienne depuis près de trente ans : un marché ouvert, qui accepte la férule américaine et reconnaît de facto que la Chine sera l’autre grand du monde au XXIème siècle. Une Europe de soumission, qui oublie peu à peu ses racines au nom du multiculturalisme. Un vieux Continent, hanté par la repentance et qui, finalement, n’a rien à faire de la souveraineté, qu’elle soit européenne ou même nationale.
Alors ? Un miracle est toujours possible. En cette semaine de Pâques, il faut y croire. Qui sait, le formidable élan national qui se manifeste pour reconstruire Notre-Dame fera peut-être des émules en Europe pour que, face aux défis et aux dangers du monde actuel, on reconstruise une Europe sur de nouvelles bases, sur d’autres bases que celles qui ont prévalu au cours de ces dernières décennies.
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[1] Dans « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence donnée par Ernest Renan en Sorbonne en 1882.
Le cahier imprimé du colloque « La souveraineté européenne, qu’est-ce à dire ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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