Analyse de la situation politique

Intervention d’André Kaspi, historien, spécialiste des Etats-Unis, auteur, entre autres, de Les Américains (2 tomes, rééd. 2014, Points) et Les Présidents américains, en collaboration avec Hélène Harter (Tallandier, 2012), au colloque « Où vont les Etats-Unis ? » du 29 janvier 2019.

Merci, Monsieur le président, de m’avoir invité. J’ai toujours plaisir à me retrouver devant cet auditoire curieux, attentif et particulièrement informé.

On a déjà beaucoup parlé des élections de midterm qui ont eu lieu il y a trois mois. Mais je crois qu’il n’est pas inutile de revenir sur leurs résultats.

Les Démocrates ont gagné mais de peu. Ils ont obtenu une majorité à la Chambre des Représentants avec 39 sièges supplémentaires mais le Sénat reste entre les mains des Républicains. De plus les élections de midterm concernent aussi les gouverneurs et les assemblées législatives des différents États. On constate tout d’abord qu’aujourd’hui 23 gouverneurs sont démocrates (+ 7) et 27 sont républicains. On peut également noter que 17 États seulement sont complètement entre les mains des Démocrates. En revanche les mairies des principales villes sont démocrates. C’est le cas de Chicago, Boston, Los Angeles, Philadelphie, New York, San Francisco, Seattle, et Washington, la capitale fédérale. S’il y a bien un partage des responsabilités politiques l’avantage reste aux Républicains, c’est-à-dire, pour l’instant, au Président Trump.

Même à la Cour suprême, la nomination du neuvième juge, à l’automne 2018, a donné la majorité aux conservateurs, ce qui ne signifie pas que ces juges militent dans le Parti républicain mais qu’ils ont des conceptions conservatrices. Quatre juges, en revanche, ont des conceptions libérales. La Cour suprême penche donc du côté conservateur.

L’électorat américain est profondément divisé. Il y a les « pour », il y a les « contre », et on ne trouve pas de milieu, même au sein de l’électorat républicain. Certains candidats républicains, jugés trop mous, ont été défaits par des Démocrates. S’ils avaient été des Républicains « durs », à la Trump, ils auraient vraisemblablement gagné les élections.

Quand on regarde le détail de l’électorat, on constate que l’électorat de Donald Trump est marqué par la présence importante des hommes blancs : 47 % des hommes ont voté démocrate, 51 % ont voté républicain, mais 39 % des hommes blancs ont voté démocrate et 60 % ont voté républicain.
En revanche, 59 % des femmes ont voté démocrate. 90 % des Noirs et 69 % des hispaniques ont voté démocrate.

59 % des électeurs qui sont allés à l’université ont voté démocrate. 51 % de ceux qui n’ont pas eu accès à l’enseignement supérieur ont voté républicain.

Cela dessine un électorat républicain marqué essentiellement par la forte présence des hommes blancs. L’électorat démocrate est marqué par la présence des minorités ethniques et des femmes (qui représentent 53 % de la population).

67 % des jeunes de 18 à 29 ans ont voté démocrate tandis que 50 % des plus de 65 ans ont voté républicain.

Il y a bien une division profonde de l’électorat, on vote républicain parce qu’on n’aime pas les Démocrates et on vote démocrate parce qu’on n’aime pas les Républicains. On ne trouve pas de voie moyenne.
L’électorat de Donald Trump est marqué par la présence des évangéliques, Lauric Henneton en parlera mieux que moi. J’observe que les évangéliques ont obtenu des satisfactions : d’une part le choix du neuvième juge à la Cour suprême, hostile à l’avortement. D’autre part le transfert de l’ambassade des États-Unis en Israël de Tel Aviv à Jérusalem qui, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est pas un acquis du lobby juif mais du lobby évangélique.

L’électorat républicain inclut aussi les « cols blancs », les travailleurs qui ont bénéficié du refus de la délocalisation, ceux qui combattent l’immigration illégale, les chefs d’entreprises, séduits par les baisses d’impôts, l’annulation de certaines réglementations, l’attitude pro-business, enfin les nationalistes, favorables au retour des troupes engagées à l’extérieur et rassurés par une Cour suprême conservatrice. On a beaucoup épilogué sur le fameux mur. Il faut savoir que c’est une demande largement partagée, même si elle n’est pas majoritaire. « Build a Wall » signifie quelque chose aujourd’hui aux États-Unis car cela correspond à la volonté de combattre l’immigration clandestine que l’on assimile au marché de la drogue.

Comment expliquer que le Parti républicain occupe cette place alors que, jusqu’à maintenant, le Parti démocrate était plutôt majoritaire ?

Les Démocrates ont subi un très fort recul du fait de l’héritage de Barack Obama. Par exemple, de 2008 à 2016, sur 8 000 élus fédéraux et locaux, 1 100 élus démocrates ont été battus. Ce recul des Démocrates s’observe aussi dans les assemblées législatives des États. Le fait qu’un gouverneur soit démocrate ou républicain a beaucoup d’importance pour le redistricting, le redécoupage électoral, qui, dans chaque État se fait en fonction des majorités qui se dégagent dans les assemblées législatives et de la position du gouverneur lui-même.

Tout cela explique que les Démocrates aient subi un tel recul alors même que Barack Obama a été réélu en 2012. En 2016 la candidate démocrate, Hillary Clinton, ne rassemblait pas suffisamment d’électeurs pour pouvoir l’emporter. Je pense que certains de ses propos, en particulier sur le « panier de gens déplorables » qui comporterait des islamophobes, des homophobes… toutes personnes que Hillary Clinton et les Démocrates détestent, ont été à l’origine de ce rejet de la candidature d’Hillary Clinton et au-delà, du rejet des Démocrates eux-mêmes. Sur 31 postes de gouverneur en 2009, il en restait 17 en 2016 (7 de plus ont été ajoutés en 2018).

Ce recul du Parti démocrate tient d’abord à ce que le gouvernement de Barack Obama a paru beaucoup trop dépensier. Certes il a réussi l’instauration de l’Obamacare, ce qui satisfait la très grande majorité des Démocrates. Mais les dépenses excessives du gouvernement de Barack Obama, surtout dans ses débuts, ont été à l’origine de la création du Tea Party, plutôt marqué à droite, qui a contribué à affaiblir les Démocrates. Les événements en Syrie et en Irak y ont également contribué, de même que l’immigration clandestine. Aux élections présidentielles de 2008, Barack Obama avait obtenu 69,5 millions de voix. En 2012 il avait été réélu avec 65,8 millions de voix. En 2016, Hillary Clinton n’en a obtenu que 62 millions.
Ce recul très sensible du Parti Démocrate s’explique sans doute aussi par le malaise des classes moyennes. Mme Pisani nous a parlé de l’explosion de la dette publique et privée. Or un point inquiète particulièrement ces classes moyennes, c’est l’envolée de la dette des étudiants, aujourd’hui six fois plus élevée qu’en 2003. Certains étudiants prolongent leurs études parce qu’ils craignent de ne pas avoir de débouchés. En effet, le taux de chômage réputé très bas aux États-Unis ne correspond peut-être pas tout à fait à la réalité car un certain nombre d’Américains ont renoncé à trouver du travail, des femmes reviennent au foyer, des seniors se contentent de petits boulots et des étudiants prolongent leurs études. Le taux de chômage est calculé d’une façon telle qu’il nous donne une impression qui n’est peut-être pas tout à fait exacte.

En tout cas il est certain que les inégalités sont très fortes. Il a été rappelé que 1 % des plus riches ont capté la croissance cependant que les classes moyennes blanches sont en souffrance. Ce n’est pas du côté d’Hillary Clinton que ces classes moyennes ont trouvé un recours mais elles se sont tournées vers Bernie Sanders que les Démocrates auraient dû désigner comme leur candidat à la présidence. C’est pour des raisons de politique interne au Parti démocrate qu’Hillary Clinton est parvenue à être la candidate avec les résultats que l’on sait. Je ne dis pas que Bernie Sanders aurait été élu mais il incarne davantage l’évolution du Parti démocrate aujourd’hui.

85 % des Démocrates applaudissent à l’Obamacare, considérant que c’est un résultat essentiel de la présidence de Barack Obama, à la différence des Républicains qui ne sont que 26 % à approuver l’Obamacare, même s’ils ne sont pas décidés à le supprimer.

On peut, à partir de là, définir les catégories sociales qui soutiennent le Parti démocrate.

D’abord il y a les femmes. Le Congrès récemment élu compte 90 femmes dont deux musulmanes et deux Indiennes d’Amérique. Cela marque bien les changements qui se manifestent au sein du Parti démocrate : c’est le parti que les femmes soutiennent. Il y a bien sûr des femmes républicaines mais pour l’essentiel c’est du côté des Démocrates que l’électorat féminin se tourne.

C’est vrai aussi pour les minorités raciales et ethniques. Le Parti démocrate est de plus en plus marqué par la présence des Noirs et des Hispaniques. Or la minorité hispanique est aujourd’hui la plus importante aux États-Unis. C’est un électorat qui compte mais qui ne va pas nécessairement aux urnes. Il ne suffit pas de dire qu’ils sont enclins à soutenir les Démocrates, encore faudrait-il qu’ils aillent voter. Et le taux d’abstention aux États-Unis a toujours fait problème même si l’on observe des variations d’une élection à l’autre.

On retrouve également chez les Démocrates les défenseurs de l’environnement. Rien d’étonnant si l’on pense aux propos de Donald Trump sur la COP 21 et tout ce qui concerne l’environnement.
Les électeurs démocrates sont nombreux dans les grandes villes, dont les maires sont démocrates, et parmi les partisans d’une morale nouvelle, favorables à l’avortement, à la libéralisation du marché des drogues…

Je me suis intéressé à un aspect peu connu en France : dans certains États, en même temps que les élections, sont soumises au vote des propositions d’amendements à la Constitution de l’État. 37 États, en 2018, ont proposé des séries d’amendements, au total 155 amendements locaux dont certains d’origine citoyenne. Ces amendements, qui ne s’appliquent que sur le territoire de l’État où ils sont proposés, portaient sur l’avortement, le droit de vote, la taxe carbone, le salaire minimum, le cannabis… On voit là quelque chose qui s’esquisse. Un nouveau programme électoral se manifeste au niveau local qui n’est pas encore présent au niveau national. Or c’est Bernie Sanders (75 ans) qui représente cet électorat jeune : les jeunes se prononcent pour un programme plus qu’ils n’aspirent à élire l’un des leurs.

Heureusement pour les Démocrates, ils ont un adversaire tout désigné. Donald Trump réunit contre lui tous ces électorats qui sont en faveur des Démocrates. On vote contre Donald Trump au même titre que chez les Républicains on vote contre les Démocrates. Il n’y a plus aujourd’hui de position moyenne. Or, depuis l’origine, les États-Unis ont été construits sur l’idée d’un compromis politique qui aujourd’hui n’existe plus. On constate une division profonde de la société américaine, en particulier dans la vie politique.

Reste la question des élections présidentielles de 2020.

Je ne me donnerai pas le ridicule de me lancer dans des prévisions qui seraient vraisemblablement démenties par les faits. En tant qu’historien, j’ai tendance à prévoir le passé plutôt que l’avenir.
De grandes incertitudes concernant les élections de 2020 portent sur le sort de Donald Trump lui-même. Les conséquences du « shutdown » ont entraîné une baisse de la popularité de Donald Trump chez les Républicains. On considère malgré tout que 80 % des Républicains soutiennent Donald Trump mais si celui-ci continuait à s’affaiblir d’autres candidats tenteraient leur chance dans les primaires républicaines pour 2020 alors que si Donald Trump conserve la popularité qui est la sienne, il va de soi qu’il sera le candidat républicain.

Je serai beaucoup plus vague en ce qui concerne les candidats démocrates. Je suis incapable de dire qui a le plus de chances d’être candidat. On parle de Joseph Biden qui a été le vice-président de Barack Obama. Quatre femmes ont fait acte de pré-candidature : Tulsi Gabbard, 37 ans, une des représentantes d’Hawaï, Kirsten Gillibrand, 52 ans, sénatrice de New York, Kamala Harris, 54 ans, sénatrice de Californie et Elizabeth Warren, 69 ans, sénatrice du Massachusetts. Des candidats démocrates plus marqués à gauche ont été battus aux législatives, ce qui ne favorise pas leur candidature à la fonction présidentielle. Il faut donc suivre de près l’évolution des swing states, les États qui votent tantôt démocrate, tantôt républicain. Quatre États dominent le collège électoral : la Californie, le Texas, la Floride et l’État de New York. La Californie et l’État de New York votent presque toujours démocrate. Le Texas est plutôt républicain. La Floride est l’État incertain qui entretient le suspense pendant des jours, parfois pendant des semaines. Si la Floride passait du côté démocrate, le candidat démocrate serait élu. On est là dans un domaine extrêmement difficile à prévoir. D’autres États sont importants : l’Arizona, le Wisconsin, le Michigan, la Pennsylvanie… Tout cela dessine une situation d’incertitude avec peut-être un avantage à Donald Trump dans la mesure où il incarne le Parti Républicain. Mais si d’aventure il ne pouvait plus incarner le Parti Républicain, en raison des résultats de l’enquête sur l’influence russe, des effets du « shutdown », de la non construction du mur…

Ce sont des choses que l’on ne peut pas prévoir et qui nécessiteront, j’en suis certain Monsieur le Président, un autre débat sur les États-Unis.

Je vous remercie.

Jean-Pierre Chevènement
Merci, Monsieur le professeur. Nous ferons appel à vous peu avant les élections de 2020 pour essayer de lire dans la boule de cristal.

Je note en vous écoutant certaines similitudes entre ce qui se passe aux États-Unis et ce qui se passe en Europe, en particulier. Cette addition de minorités censée faire une majorité était en France la stratégie proposée par le think tank Terra Nova. Cette vision des choses, qui fait des majorités sur le papier et inspire un certain nombre de choix politiques, n’a pas rencontré le succès, ni en France ni aux États-Unis.
Il est frappant de voir que le Parti démocrate ne propose pas aujourd’hui de compromis positif. Il est dans le vote contre. Il y a mille raisons d’être contre mais cela fait-il une majorité ? Je n’en suis pas sûr. Donald Trump me paraît mieux exploiter les frustrations, les failles de la société américaine, les rancœurs, ce qui bouillonne dans le fond de la marmite, que les Démocrates qui font des additions finalement très hasardeuses. Quand, en plus, on ne voit pas le candidat qui émergerait à l’évidence – mais il peut toujours surgir in fine – il n’est pas du tout évident que les Démocrates, au point où ils en sont aujourd’hui, puissent renverser la tendance.

André Kaspi
Je reconnais avec vous que les Démocrates n’ont pas de personnalité qui puisse faire contrepoids à Donald Trump. Ils sont divisés, ils savent qu’ils peuvent barrer la route à Donald Trump en lui imposant l’arrêt du « shutdown », en ne construisant pas le mur… encore que le mur soit déjà en partie construit sur 1 000 kilomètres sur les 3 200 que compte la frontière, ce qui signifie que les Démocrates ont participé aussi à la construction du mur. Un autre problème se pose, celui de la lutte contre le commerce des drogues, et les Démocrates devront accepter qu’il y ait quelque chose qui permette d’arrêter ce trafic qui passe du Mexique vers les États-Unis et qui profite de l’immigration illégale.

« On ne voit pas le candidat qui émergerait à l’évidence », dites-vous. Mais qui connaissait Barack Obama en 2006, deux ans avant son élection à la Maison Blanche ? Certes il était déjà sénateur, mais sur le plan national on ne savait pas que Barack Obama pourrait devenir président des États-Unis, à la différence d’Hillary Clinton qui ambitionnait d’être présidente des États-Unis depuis quinze ans ! Donc un candidat peut surgir. Ce ne sera pas Bernie Sanders mais ce pourrait être quelqu’un que l’on n’imagine pas encore aujourd’hui, qui est peut-être déjà au Sénat ou à la Chambre des représentants. Il faut donc laisser demeurer le suspense.

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Le cahier imprimé du colloque « Où vont le Etats-Unis ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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